CHAPITRE VIII

LE THÉÂTRE D’ATHÈNES À PARIS


Je voudrais, sous ce titre, comparer les trois tragiques grecs avec un de nos deux poètes du XVIIe siècle, à un double point de vue assez particulier.

Pour plus de clarté, je caractériserai d’abord, en termes précis, les différences de principes d’art, qui séparent ces deux grandes écoles ; puis, dans une seconde partie, je choisirai parmi nos chefs-d’œuvre ceux qui sont imités de l’antique ; j’y étudierai l’alliance, la fusion du génie français et du génie hellénique, et je tâcherai de montrer ainsi en action le théâtre d’Athènes à Paris.


I modifier

Les différences sont profondes.

J’en vois trois qui résument toutes les autres... Premier trait caractéristique et fondamental, le théâtre grec est un théâtre national. L’histoire de la Grèce, la religion de la Grèce, les mœurs de la Grèce, le sol même de la Grèce sont, pour ainsi dire, le fondement sur lequel reposent les tragédies d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide.

Commençons par Eschyle.

Qu’est-ce que Prométhée ? La mise en scène d’une des légendes les plus poétiques et les plus significatives de la race hellénique, c’est-à-dire la lutte des hommes contre les dieux, la jalousie des dieux à l’égard des hommes, la conquête du feu céleste par l’homme.

Qu’est-ce qu’Agamemnon et les Choéphores ? Une page de l’histoire des Atrides.

Qu’est-ce que les Sept chefs devant Thèbes ? Un des épisodes de l’histoire des Labdacides.

Qu’est-ce que les Euménides ? La reproduction théâtrale d’un des traits les plus étranges de la mythologie grecque : les hommes jugés par les dieux, et défendus par les dieux ; Apollon se faisant l’avocat d’Oreste, et Minerve l’absolvant du crime de parricide, parce qu’il n’a tué que sa mère. Dans les idées grecques, en effet, le père seul était créateur, et Minerve était plus que personne en droit d’avoir cette opinion, puisqu’elle n’avait eu pour auteur de ses jours, qu’un père. Enfin Eschyle, avec un art merveilleux, relie, dans cette œuvre, l’époque mythologique à l’époque historique, le passé au présent, en rattachant au jugement l’Oreste la fondation de l’Aréopage.

Qu’est-ce enfin que les Perses ? Une tragédie sans précédent et sans analogue : elle met en scène l’événement de la veille, un fait vivant, palpitant, dont tous les cœurs sont remplis, meurtris, cuivrés, Salamine !... Chose étrange ! C’est la seule pièce grecque qui ne se passe pas en Grèce, et nulle part la Grèce n’est aussi présente. Le théâtre figure Suse, et on ne pense qu’à Athènes. Les personnages s’appellent Xerxès, Atossa, l’Ombre de Darius, et l’on ne pense qu’à Thémistocle. Eschyle, pour glorifier sa patrie, n’a pas fait assister ses compatriotes à leur triomphe ; il leur donne en spectacle le désespoir et l’épouvante de leurs ennemis. Ce sont les lamentations des vaincus qui sont l’hymne de triomphe des vainqueurs !

Après Eschyle, Sophocle.

Philoctète, Œdipe roi, Œdipe à Colone, Ajax, Électre, les Héraclides, sont autant de souvenirs de l’histoire grecque transformés en chefs-d’œuvre dramatiques, et Antigone est l’immortelle représentation d’un des traits de mœurs le plus touchant et le plus profond de la race hellénique : le culte des morts.

Après Sophocle, Euripide.

Iphigénie en Aulide, Iphigénie en Tauride, Alceste, Phèdre, Médée, Ion, donnent la vie du théâtre aux plus pathétiques légendes des époques historiques ou mythologiques de la Grèce.

Reste enfin ce personnage mystérieux, le chœur, qui, tour à tour lyrique, épique, satyrique, moraliste, représente sous toutes leurs faces l’âme et l’esprit de la Grèce, et en enveloppe, pour ainsi dire, tous les chefs-d’œuvre du théâtre.

Passons à nos tragiques du XVIIIe siècle. Quel contraste ! Nous sommes en France, et il n’y est pas question de la France. Notre théâtre est romain, grec, juif, oriental, asiatique ; tout, excepté français. Sans doute l’esprit du XVIIe siècle est répandu dans nos ouvrages, mais aucun des événements de notre histoire n’y a sa place. C’est un théâtre exotique et purement littéraire. De là, chez les tragiques grecs, une supériorité incontestable, au point de vue de la grandeur, du caractère, de la gravité.

Seconde différence :

Qu’est-ce que la passion dans le théâtre grec ? Presque rien. Dans le nôtre ? Presque tout. Antigone nous a montré quelle place tient, dans la tragédie de Sophocle, l’amour d’Antigone et d’Hémon. Hémon se tue pour elle, et il n’échange pas un mot avec elle.

Chez nous, au contraire, que deviendrait le théâtre classique sans la passion ? Ce serait supprimer tout Corneille, y compris Polyeucte ; tout Racine, excepté Esther et Athalie.

Boileau l’a dit :

 
De l’amour la sensible peinture
Est, pour aller au cœur, la route la plus sûre !


Jamais un Grec n’aurait écrit ce vers-là.

Nos poètes ont trouvé, dans la passion, une source de pathétique et d’intérêt absolument inconnue à l’antiquité.

Enfin, troisième différence : la composition.

J’appelle composition le système esthétique, selon lequel une œuvre dramatique est construite. Ici la supériorité de notre théâtre me semble incontestable. Je ne sais rien de plus savant, de plus harmonieux, de plus complet et de plus complexe que l’ordonnance d’une de nos belles tragédies classiques. C’est, à proprement parler, un art nouveau : l’art français. Une fois créé, ce type est devenu le modèle de toutes les pièces de théâtre faites depuis le XVIIe siècle. Victor Hugo aussi bien que Voltaire, et Schiller aussi bien que Scribe, sont des élèves de Racine et de Corneille : c’est le même art de poser un sujet, de le nouer, de le dénouer, de le développer par une suite de combinaisons ingénieuses, par une succession de coup de théâtre qui précipitent ou suspendent l’intérêt, et tiennent toujours la curiosité en éveil. La tragédie grecque ne nous offre rien de pareil. Sauf dans l’Œdipe roi, qui reste le chef-d’œuvre des chefs-d’œuvre, l’action est partout d’une simplicité qui va jusqu’à la naïveté ; elle s’écoule comme un fait de la vie ordinaire. Les situations arrivent l’une après l’autre, sans préparation, sans explication, sans développement. Les principaux personnages n’ont parfois qu’une seule scène.

A ces différences essentielles s’en ajoutent d’autres moins importantes et qui se peuvent résumer en un mot : les poètes antiques ne suivent que la nature et ne s’effrayent jamais de la réalité. Nos poètes subordonnent la nature et la réalité aux règles. Les règles ! Ce quelque chose d’abstrait, d’un peu factice et de fort, qui solidifie nos chefs-d’œuvre mais les ébranche.

Comment deux écoles, établies sur des principes si contraires, ont-elles pu se fondre, et qu’à produit leur fusion ? c’est ce que nous allons rechercher dans notre seconde partie.


II modifier

Un nombre considérable de tragédies grecques a été transporté sur notre scène dans le XVIIe et le XVIIIe siècle. J’y choisirai seulement cinq exemples. Je les emprunterai tous les cinq à un seul poète antique et à un seul poète français ; notre étude pourra s’appeler la collaboration d’Euripide et de Racine. Nous comparerons les deux Andromaque, les deux Iphigénie en Aulide, les deux Phèdre ; nous y joindrons Esther et Athalie où Racine s’est inspiré du théâtre antique tout entier ; et nous pourrons suivre ainsi, pas à pas, l’alliance de l’art grec et de l’art français dans deux hommes de génie.


Andromaque

Racine, dans Andromaque, doit à Euripide le titre, le sujet, les personnages principaux, et même le pivot de l’action. Seulement en empruntant tout, il a tout transformé. D’une pièce antique, intéressante comme étude de mœurs, mais confuse et violente, il a tiré une admirable tragédie française, en y introduisant les deux qualités maîtresses du génie dramatique français, la composition et la passion.

Le danger de mort qui menace le fils d’Andromaque est le même dans Euripide et dans Racine ; seulement cet enfant ne s’appelle pas Astyanax, mais Molossus. Il n’est pas le fils d’Hector, mais de Pyrrhus. Andromaque n’est plus la veuve du héros troyen ; c’est l’esclave et la concubine du héros grec. Hermione n’est plus une rivale jalouse, c’est une femme légitime ! Elle est irritée, non de l’abandon de son époux, mais des sortilèges de cette esclave, qui ont frappé son mariage de stérilité, et elle veut tuer l’enfant pour se venger de la mère.

Que fait Racine ? un simple changement de noms et de titres, et le drame se métamorphose. Andromaque redevient, ce qu’elle est dans toutes les tragédies, la veuve d’Hector ; son fils redevient Astyanax ; Hermione n’est plus qu’une fiancée ; de là naissent dans l’imagination du poète, l’amour de Pyrrhus, l’amour d’Oreste, la jalousie d’Hermione, la lutte dans le cœur d’Andromaque de la tendresse maternelle et de la fidélité conjugale, et c’est du choc de ces quatre passions que sort la tragédie la plus puissamment construite de tout notre théâtre ; je puis citer à ce sujet un témoignage irrécusable, celui de l’homme qui passe justement pour le plus habile des constructeurs dramatiques, de Scribe. « On reproche à Andromaque comme une faute, me dit-il un jour, de contenir deux sujets. Rien de plus injuste. Racine les a si bien fondus ensemble qu’ils n’en font qu’un. Toutes les scènes entre Pyrrhus et Andromaque font écho dans toutes les scènes entre Hermione et Oreste. Savez-vous, ajouta-t-il, ce que c’est que la tragédie d’Andromaque ? C’est une toile d’araignée. On ne peut pas toucher un fil sans que tous les fils frémissent en se répercutant au centre. » Le centre, c’est le public. Tous les coups et contre-coups aboutissent à lui. La pièce est donc une, et je ne crains pas de dire que Racine, dans Andromaque, a surpassé celui qu’il a imité.


Iphigénie en Aulide

Ici, Euripide prend sa revanche. Racine, dans Andromaque, a tiré un chef-d’œuvre d’une œuvre de second ordre. Dans Iphigénie, il n’a fait que œuvre intéressante avec un chef-d’œuvre. Comment ? Pourquoi ? Rien de plus simple. Dans Andromaque, il a été inspiré par le génie de son siècle ; dans Iphigénie, il a été gâté par le goût de son temps. Il a dénaturé le délicieux rôle d’Iphigénie. Il l’a habillé à la française. Ce n’est plus la jeune fille, telle que l’avait créée Euripide, naïve, simple, spontanée, vivante, parlant comme parle la nature. C’est une noble demoiselle du siècle de Louis XIV, c’est une élève de Saint-Cyr. Elle n’a pas seize ans, elle en a vingt. Le bienséance, les convenances, la déférence, l’obéissance, toutes ces vertus sociales et plus ou moins nées de l’esprit de cour, règlent ses actions, dictent ses paroles, et portent je ne sais quoi qui ressemble à l’étiquette, dans l’expression même des sentiments les plus naturels.

De telles critiques, s’adressant à une œuvre universellement admirée, ne peuvent se justifier que par des preuves. Prenons deux exemples caractéristiques :

D’abord la célèbre scène du 4e acte.

 
Mon père,
Cessez de vous troubler, vous n’êtes pas trahi :
Quand vous commanderez, vous serez obéi.


Ces vers sont dans tous les recueils, dans toutes les mémoires, et j’aurais scrupule de les citer, si je pouvais expliquer autrement ce que j’ose en penser et en dire.

 
Mon père,
Cessez de vous troubler, vous n’êtes point trahi :
Quand vous commanderez, vous serez obéi.
Ma vie est votre bien ; vous voulez le reprendre :
Vos ordres sans détours pouvaient se faire entendre.
D’un œil aussi content, d’un cœur aussi soumis
Que j’acceptais l’époux que vous m’aviez promis,
Je saurai, s’il le faut, victime obéissante,
Tendre au fer de Calchas une tête innocente ;


Certes, jamais la poésie française n’a parlé une langue plus harmonieuse. Jamais sentiments plus élevés ne se sont déroulés en périodes plus élégantes. Mais, l’avouerai-je, c’est cette élégance même qui me choque. Quoi ? Pas un cri de nature !... Pas un vrai élan de douleur ! Elle n’ose pas dire qu’elle a peur de la mort !

 
Peut-être assez d’honneurs environnaient ma vie
Pour ne pas souhaiter qu’elle me fût ravie.


Qu’est-ce que ce : Pour ne pas souhaiter, sinon une figure de rhétorique ?

Au cours de la scène, elle rappelle à son père les témoignages d’affection qu’il lui donnait... En quels termes ?

 

C’est moi qui, si longtemps le plaisir de vos yeux
Vous ai fait de ce nom remercier les dieux.
Moi pour qui, tant de fois prodiguant vos caresses,
Vous n’avez point du sang dédaigné les faiblesses.


Dédaigné les faiblesses du sang ! Dans un pareil moment ! Quand la mort est là ! Puis, à la fin de son discours, car c’est bien un discours, je dirai même un plaidoyer, au moment où elle fait un dernier appel à la pitié de son père... que lui dit-elle :

 
Mais à mon triste sort, vous le savez, seigneur,
Une mère, un amant, attachaient leur bonheur.
Un roi digne de vous a cru voir la journée
Qui devait éclairer notre illustre hyménée ;
Déjà, sûr de mon cœur à sa flamme promis,
Il s’estimait heureux : vous me l’aviez permis.
Il sait votre dessein : jugez de ses alarmes,
Ma mère est devant vous ; et vous voyez ses larmes.
Pardonnez aux efforts que je viens de tenter
Pour prévenir les pleurs que je vais leur coûter.


Voyons, soyons sincères ! Tout cela n’est-il pas faux, maniéré, artificiel ? Ce : Vous me l’aviez permis est odieux ! A vingt ans, on ne regrette pas de mourir, seulement parce que cela fait de la peine aux autres ! Oh ! comme à la place de tous ces alambiquages, j’aime bien mieux les cris de douleurs, les terreurs éperdues, les paroles entrecoupées de sanglots de l’Iphigénie grecque.

 

Ne me faites pas mourir avant le temps, mon père !
Ne me forcez pas à descendre dans le monde souterrain !
Il est si doux de voir la lumière !...


Elle aussi, elle lui parle de leurs épanchements... Mais au lieu de cet affreux dédaigné les faiblesses :

« Assise sur tes genoux, lui dit-elle, je te donnai et reçus de toi de tendres caresses. Tu me disais alors : « Quand te verrai-je, ma fille, vivre florissante dans la demeure d’un heureux époux ? » et je répondais, suspendue à ton cou, pressant ton menton, que je touche encore, « Et moi, mon père, te recevrai-je à mon tour dans la douce hospitalité de ma maison, et rendrai-je à la vieillesse les tendres soins que tu as donnés à mon enfance. »

Ne croit-on pas entendre un père comme nous, faisant avec sa fille... enfant... des châteaux en Espagne pour le temps où elle sera grande... mariée... Enfin, au dernier moment, se contente-t-elle d’invoquer le souvenir de sa mère et même du père de son père ? Non ! Éperdue de terreur, elle fait appel... à qui ?... à son petit frère au berceau.

« O mon frère, supplie mon père de ne pas tuer ta sœur ! Vois, mon père ! vois ! Il t’adresse une muette prière. Dans les enfants même, il y a un sentiment du malheur... ah ! compatis à mon sort ! Nous sommes deux à te supplier ! Lui, faible enfant,... moi, déjà plus grande ! »

Voilà bien le langage de l’épouvante... voilà bien le cri parti du cœur qui va au cœur ! Voilà bien la nature dans toute sa vérité ! Hé bien ! maintenant, la voici dans toute sa grandeur !

Nous sommes au 5ème acte. Le moment fatal est arrivé. Calchas attend sa victime à l’autel. Certes, ce n’est pas le courage qui manque à notre Iphigénie. Telle nous l’avons vue au début, telle nous la retrouvons à la fin, inaccessible à la peur, marchant sans pâlir au-devant du fer de Calchas, et sa dernière parole :

 
Eurybate, à l’autel conduisez la victime


a, dans sa concision, un véritable accent de grandeur. Que fait Euripide ? Tout le contraire.

Le moment fatal est arrivé, Calchas est à l’autel et attend la victime. Quelle attitude va-t-elle prendre ? Quel langage le poète va-t-il prêter à son héroïne ? Celui de la nature.

Je ne sais pas de règle plus fausse que le précepte que nous a légué Horace, selon lequel nous bâtissons toutes nos pièces, à savoir qu’un personnage de théâtre doit rester jusqu’au bout fidèle à lui-même, comme si le fond même du pauvre cœur humain n’était pas la mobilité, l’inconstance, la contradiction ! Aussi l’Iphigénie grecque, quand elle se trouve mise en présence de toutes les catastrophes qui peuvent naître des efforts de son père pour la sauver, est saisie tout à coup par un des ces transports surnaturels, qui sont l’honneur de notre nature. D’un coup d’aile, elle s’élève sans effort au rôle d’héroïne, de martyre ! Cette même bouche, d’où sont parties des supplications si touchantes, nous fait entendre des paroles toutes pleines d’un enthousiasme sacré ! Elle ne se résigne pas à la mort,... elle y court !

« O ma mère, je veux mourir ! La Grèce entière a maintenant les yeux sur moi. De moi dépend le départ de la flotte et le succès de nos armées. Je me dévoue. Les ruines de Troie seront le monument éternel de mon sacrifice. Ce sera mon hymen, mes enfants, ma gloire. »

Puis, se retournant vers les jeunes filles qui l’entourent, elle ordonne elle-même toute la cérémonie de la fête ! « Préparez des couronnes ! Portez l’eau, les voiles, formez des danses autour de l’autel. »

Elle est la prêtresse de son propre sacrifice, et elle sort sur cette dernière parole : Adieu, douce lumière !

Quel mot délicieux ! Quelle poétique image du génie grec ! Je ne connais pas au théâtre de péripétie plus saisissante que cette transformation sublime... et je n’hésite pas à dire qu’Euripide, dans Iphigénie, reste bien au-dessus de Racine, parce qu’il a su être à la fois plus vrai et plus grand, et plus grand parce qu’il a été plus vrai !


Phèdre

Phèdre est une pièce absolument à part. Il n’y en a pas de plus française, et cependant Racine l’a tirée de deux ouvrages étrangers. Le premier acte revient à Euripide, le second à Sénèque ; le troisième et le quatrième appartiennent seuls en propre à notre poète ; mais ils sont à la fois si puissants et si habiles, ils représentent avec tant d’éclat les deux qualités maîtresses de notre théâtre, c’est-à-dire la science de composition et le développement de la passion, qu’ils suffisent à faire de cette œuvre d’imitation un chef-d’œuvre immortel. Chose frappante ! sa beauté vient d’une faute, d’une faute qui se répand sur la tragédie entière comme une tache. Racine a fait Hippolyte amoureux ! Hippolyte ! ce type si pur, si austère ! Ce jeune homme qui touche au demi-dieu ! Cet adolescent qui semble un jeune frère de Diane ! M. Schlegel s’est indigné de cet amour comme d’une profanation, et il avait raison. Et cependant c’est de ce crime de lèse-poésie qu’est sortie cette merveille poétique. Car, faire Hippolyte amoureux, c’était faire Phèdre jalouse. La jalousie ! Voilà le trait de génie, voilà l’élément nouveau et fécond jeté dans le drame antique ! La jalousie, ajoutant une torture à tant de tortures, entre comme une trombe de feu dans cette âme déjà dévastée ! Comment y entre-t-elle ? Par un de ces coups de théâtre dont nos maîtres ont le secret ! C’est Thésée qui apprend à Phèdre l’amour d’Hippolyte pour Aricie ! C’est de la bouche de Thésée, c’est sous le regard de Thésée,... qu’elle reçoit en plein cœur ces terribles paroles :

 
Aricie a son cœur ! Aricie a sa foi !
Il me l’a dit...


Sous ce coup, éclate en elle une effroyable tempête. C’est je ne sais quel mélange de cris de douleur et de cris de rage,... de sanglots et d’imprécations, de pensées de meurtre et de remords ! Puis, tout à coup, au milieu de la scène, son horreur d’elle-même prend une proportion gigantesque. Ce n’est plus une simple martyre humaine que nous avons sous les yeux, ce n’est plus une criminelle terrestre, c’est la descendante de Jupiter ! C’est la fille de Minos ! Les dieux sont là devant elle, elle tremble sous leurs regards ! Elle se débat sous leur arrêt ! sa terreur embrasse la terre, le ciel et les enfers :

 
Le Ciel, tout l’univers est plein de mes aïeux :
Où me cacher ? Fuyons dans la nuit infernale.
Mais que dis-je ? mon père y tient l’urne fatale :
Le sort, dit-on, l’a mise en ses sévères mains :
Minos juge aux enfers tous les pâles humains.
Ah ! combien frémira son ombre épouvantée,
Lorsqu’il verra sa fille à ses yeux présentée,
Contrainte d’avouer tant de forfaits divers,
Et des crimes peut-être inconnus aux enfers !


Osons le dire ! jamais la pauvre âme humaine n’a fait entendre des accents plus déchirants et plus grandioses. Jamais ne s’est produite, sur un théâtre, une figure plus pathétique et plus riche de contrastes, que cette créature à la fois antique et moderne, païenne et chrétienne, vivante et légendaire. Tout ce que Racine a emprunté à Euripide est resté sublime sous sa plume ! Tout ce qu’il a emprunté à Sénèque l’est devenu ; tout ce qu’il a créé égale ce qu’il a imité. Phèdre est un chef-d’œuvre formé de trois chefs-d’œuvre.


Esther et Athalie

Racine doit au Théâtre grec autre chose encore que ces trois tragédies, il leur doit une de ses plus pures gloires, l’avènement du lyrisme dans la tragédie. Nous nous bornerons donc dans Esther et Athalie à ce seul point, en y cherchant la part de nouveauté apportée par le poète français dans cette forme de la poésie antique.

Nous savons par Racine lui-même que souvent lui était passé par l’esprit le désir de lier comme dans les anciennes tragédies grecques, le chœur et le chant avec l’action. Le poète lyrique qui était en lui, empêchait le poète tragique de dormir. Mais comment les associer l’une à l’autre ? Il n’en trouvait pas le moyen. Tout à coup s’offre à lui une nouvelle source d’inspiration. Mme de Maintenon lui demande une tragédie pour Saint-Cyr, et l’introduit dans la maison. Le voilà jeté en pleine jeunesse, en pleine beauté, au milieu d’un groupe de jeunes filles, nobles de cœur, d’esprit, de famille !... Il devient leur ami, leur maître : il écrit pour elles et travaille avec elles. Ces vers délicieux qu’il place dans leurs bouches, c’est lui qui leur apprend à les dire ; nul doute que la vue et la vie de ces jeunes filles n’aient eu leur part dans la conception si poétique et si nouvelle de ces chœurs. De quoi, en effet, se composent-ils ? Laissons parler Esther elle-même.

 
Cependant, mon amour pour notre maison
A rempli ce palais de filles de Sion,
Jeunes et tendres fleurs par le sort agitées,
Sous un ciel étranger comme moi transplantées.
Dans un lieu séparé de profanes témoins,
Je mets à les former mon étude et mes soins ;
C’est là que, fuyant l’orgueil du diadème,
Lasse de vains honneurs, et me cherchant moi-même,
Aux pieds de l’Éternel je viens m’humilier,
Et goûter le plaisir de me faire oublier.


Quel délicieux tableau ! Comme le souvenir de Mme de Maintenon y jette une jolie note maternelle ! Comme ces jeunes proscrites cachées dans le palais même de leur persécuteur mêlent l’émotion dramatique au charme de la poésie lyrique ! Il y a là une œuvre d’art d’une invention si exquise et si française, que le génie grec, qui l’a inspirée, n’en a jamais crée une semblable. Sans doute, on pourrait lui opposer le chœur des jeunes filles dans l’Iphigénie en Tauride, d’Euripide. Elle aussi, elles chantent, elles pleurent la patrie absente, mais Racine ajoute à ces plaintes un cri de terreur étouffé, qui en fait une élégie tragique.

Arrivons à Athalie.

Soyons sincères. Si célèbres que soient les chœurs d’Athalie, ils n’offrent ni la variété de rythmes, ni la splendeur d’images, ni la profondeur de pensées ou de sentiments des strophes d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide. L’imitateur reste partout au-dessous de ses modèles. Mais il y a, au troisième acte, une scène à la fois lyrique et musicale, où Racine s’élève aussi haut qu’eux, et peut-être plus haut : c’est la scène de la prophétie. Conception, composition, exécution, tout est absolument extraordinaire dans cette scène.

Les prédictions de la Cassandre d’Eschyle ne sont que quelques cris de terreur, jetés au milieu du drame. Ici la prophétie est le drame même ; Joad n’est pas seulement un grand prêtre ; c’est le défenseur d’une grande cause, c’est l’ouvrier d’une œuvre sainte. Il ne prépare pas seulement une cérémonie religieuse... c’est une bataille qu’il va livrer dans le temple, c’est le sang qui va couler à flots sur les saints parvis ! Où sont ses soldats ? Quels combattants va-t-il opposer à l’armée d’Athalie ! Il nous le dit lui-même, en jetant un coup d’œil plein de tristesse sur les lévites qui l’entourent.

 
Voilà donc quels vengeurs s’arment pour ta querelle,
Des femmes, des enfants, ô sagesse éternelle !
Mais, si tu les soutiens, qui peut les ébranler ?
Du tombeau, quand tu veux, tu peux nous rappeler ;
Tu frappes et guéris, tu perds et ressuscites !


A ce mot... saisi soudain par l’idée de la toute-puissance de l’Éternel, l’esprit divin s’empare de lui. Semblable au prophète Ézéchiel, s’écriant : adducite plasten, apportez la lyre ! Il dit à ses lévites :

 
Lévites, de vos sons prêtez-moi les accords !


Et, sous l’empire de cette harmonie vocale et orchestrale, jaillissent de ses lèvres ces admirables premiers vers qui éclatent comme un tuba mirum.

 
Cieux, écoutez ma voix ; terre prête l’oreille ;
Ne dit plus, ô Jacob, que le Seigneur sommeille,
Pêcheurs, disparaissez : le Seigneur se réveille.


La prophétie commence.

Ce qui la caractérise, c’est qu’elle embrasse un double avenir ! C’est qu’elle met en scène les deux plus grands événements de l’Écriture Sainte : la destruction du Temple de Jérusalem et l’avènement de la Religion nouvelle. Pour peindre la première, le poète ne se sert que d’expressions empruntées aux prophètes. Leurs paroles les plus enflammées, leurs images les plus hardies, leurs métaphores les plus étincelantes passent sous sa plume et éclatent dans ses vers, comme autant de traits de lumière et de traits de feu ! Ce n’est pas Racine, c’est Ézéchiel, c’est Élie, c’est Jérémie, c’est Jonas, c’est Daniel que nous entendons.

Quel changement dans la seconde partie ! Ici, c’est le chrétien qui parle, c’est-à-dire Racine lui-même. Le charme et la douceur évangéliques coulent à pleins flots de ses lèvres. Dans des vers qui n’appartiennent qu’à lui, dans un langage que personne n’avait encore parlé, il nous fait assister à la naissance, au développement, à l’épanouissement, au triomphe de la religion chrétienne.

La prophétie achevée, la scène ne l’est pas encore ; Joad redescend sur la terre, mais tout frémissant de l’enthousiasme céleste ! C’est d’une voix inspirée qu’il commande à Josabeth de tout préparer pour le couronnement de Joas ; c’est d’une voix souveraine qu’il ordonne à ses lévites de le suivre ; c’est d’un geste impérieux qu’il les entraîne électrisés comme lui, au fond du temple, leur découvre un immense amas de lances et d’épées consacrées à Dieu par David, et qu’il leur distribue lui-même ces saintes armes ! Le prophète et le grand prêtre font place à l’homme de combat, ou plutôt tous trois ne font qu’un, et cette triple personnalité si puissante, cette alliance de la tragédie et du lyrisme allant jusqu’à l’épopée, font d’Athalie une œuvre d’art qui n’a son analogue sur aucun théâtre. Son trait le plus particulier est peut-être de nous offrir dans Joad une figure de Michel-Ange, et dans Joas une figure de Raphaël.

Notre double étude est terminée. Quelle est la conclusion ? Qu’une de ces grandes écoles d’art est supérieure à l’autre ? Non. Elles se valent par leurs différences mêmes. Plus de vérité, plus de simplicité, plus de variété dans la première ; plus de science et plus de passion dans la seconde. Le siècle de Louis XIV est, je le crois, dans l’art tragique, l’égal du siècle de Périclès, mais il ne faut pas oublier que nous lui devons cinq de nos plus belles tragédies, et notre théâtre national n’est jamais plus grand que quand il a le droit de s’appeler le Théâtre d’Athènes à Paris.