CHAPITRE VII

UN CÔTÉ DU GÉNIE DE MOLIÈRE ― TARTUFFE ― ELMIRE


Un des traits les plus caractéristiques du génie de Molière est la complexité de ses personnages.

Nous l’avons vu dans Alceste ; on le voit dans l’Avare. « Faire Harpagon amoureux ! quel contresens, ont dit les critiques. Est-ce que l’avarice n’est pas une de ces passions incendiaires qui dévorent tout le reste dans le cœur qu’elles possèdent ? » Molière a laissé dire, et vous savez quels effets il a tirés de cette prétendue impossibilité. Eh bien ! le personnage de Tartuffe, et surtout celui d’Elmire, nous offrent un exemple plus saisissant encore du goût de Molière pour assembler les contraires, et de son génie pour les concilier.

Tartuffe est peut-être la conception la plus originale, la plus puissante de notre poète. Il se compose de deux personnages absolument différents : l’un est comique, l’autre est terrible ; l’un doit faire rire, l’autre doit faire trembler. Rien ne le prouve mieux qu’un fait, sans exemple dans l’ancien répertoire. Tartuffe a été joué tour à tour par les valets et par les premiers rôles. De là, cette conséquence naturelle que l’interprétation a varié selon les interprètes. Les valets ont mis en relief le côté comique, les grands premiers rôles l’ont mis dans l’ombre. Nous avons, sur ce point, un témoignage précieux, celui du célèbre acteur Préville.

Préville dit en propres termes : « Le public veut que Tartuffe l’amuse, c’est une faute de goût. L’esprit seul de l’auteur doit exciter la gaîté, et non la paillardise et les grimaces de l’acteur... »

De notre temps, Préville a trouvé un auxiliaire bien inattendu et bien puissant dans notre cher et illustre Régnier. Le beau livre de Régnier, intitulé Le Tartuffe des Comédiens, contient cette phrase textuelle :

« Tartuffe, dès son entrée en scène, doit prendre un maintien décent, et non l’attitude et la physionomie d’un hypocrite. Plus le comédien imitera le vrai dévot, mieux il « représentera l’imposteur ». Oui ! si Tartuffe est un homme habile. Mais cet imposteur n’en impose à personne ! Ce trompeur ne trompe personne ! Elmire, Cléante, Dorine, Marianne, Damis, tous percent à jour son hypocrisie.

J’en appelle donc du jugement de Préville et de Régnier, à Molière lui-même.

D’abord, point décisif, qui Molière a-t-il choisi pour créer le rôle de Tartuffe ?... Du Croisy ! Du Croisy, le chef d’emploi des comiques de la troupes ! Du Croisy, dont la seule figure mettait le parterre en gaîté !

Second argument.

Tartuffe paraît sur la scène, pour la première fois, après deux actes de préparation. Comment Molière a-t-il voulu que son entrée fût saluée ? Par un éclat de rire ! C’est à haute voix qu’il crie (ce mot est textuellement dans la lettre sur l’Imposteur) qu’il crie à son valet : Laurent, serrez ma haire avec ma discipline.

Ce qui fait dire à Dorine :

 
Que d’affectation et de forfanterie !


Il se retourne vers la servante... Quel est son premier mot en la voyant ? Un cri comique de pudeur effarouchée :

 

Ah ! mon Dieu ! je vous prie,
Avant que de parler, prenez-moi ce mouchoir...
...Couvrez ce sein que je ne saurais voir.
Par de pareils objets les âmes sont blessées
Et cela fait venir de coupables pensées.


Est-ce assez clair ? De tels vers n’imposent-ils pas à l’acteur des simagrées pudibondes que souligne et que traduit le couplet de Dorine :

 
Vous êtes donc bien tendre à la tentation !


Chacun des mots de cette tirade rabelaisienne met le public en hilarité.

Oui ! Il faut que Tartuffe fasse rire ! Il faut que sa paillardise fasse rire ! Il faut que ses mômeries fassent rire ! Molière l’a voulu ! mais il a voulu aussi qu’il fit frémir !... Sa scène avec Cléante nous révèle en lui le plus retors des casuistes ; sa scène avec Orgon, un maître dans la connaissance du cœur humain et dans l’art de le manier ; les deux scènes avec Elmire, le plus profond des corrupteurs ; enfin, au IVe acte, quand il jette le masque, ce vil coquin prend tout à coup les proportions d’un monstre. Il recule les bornes de l’ingratitude humaine. Il spolie son bienfaiteur ! Il chasse son bienfaiteur ! Il dénonce son bienfaiteur ! Il le livre à la justice royale ; et tous ces crimes, il les commet, la tête si haute, avec une si superbe impudence, qu’on le voit s’élever au rang des personnages terribles. Or, au théâtre aussi bien que dans la vie, tout ce qui est fort, même le mal, inspire une sorte de respect ; si bien que Tartuffe grandit en devenant plus affreux. C’est un Iago comique. Je ne sais pas de plus admirable rôle. Seulement il a un défaut : il a fallu un auteur de génie pour l’écrire, et il faudrait un acteur de génie pour le jouer.


Elmire

Elmire est encore plus complexe que Tartuffe, et cela, par une excellente raison, c’est qu’elle est femme. Il y a du sphinx dans les plus sincères... Molière, qui connaissait si profondément les femmes, se plaisait à mettre sur la scène leur côté inexplicable... sans l’expliquer. Quelle énigme qu’Isabelle de l’École des Maris ! Est-ce une créature nativement artificieuse, et friande de l’intrigue, comme dit le poète ? Ou bien, est-ce, au contraire, une jeune fille née droite et honnête, mais qui, exaspérée par une contrainte odieuse et par la crainte d’un mariage qui lui fait horreur, trouve, dans je ne sais quel coin de sa cervelle féminine, l’esprit de ruse dont elle a besoin pour se défendre ? Je ne doute pas que ce ne fût là l’opinion de Molière, mais il ne l’exprime pas. Il ne s’occupe que de peindre la nature... Il vous représente Isabelle telle qu’il la voit ; à vous de la juger !

J’en dirai autant de Henriette des Femmes savantes. Qu’est-ce que Henriette ?... Une ingénue ?... Elle a l’air d’en savoir bien long pour quelqu’un qui ne sait rien. Comprend-elle tout ce qu’elle dit ? Le dit-elle sans le comprendre ? Autant de mystères, qui n’arrêtent pas Molière, car il sait bien, lui, que le cœur des jeunes filles est plein de dessous, obscur pour elles-mêmes, qu’elles parlent souvent par instinct, par divination... et il a créé ce délicieux et inquiétant personnage de Henriette, qui n’en reste pas moins un modèle de pureté et de franchise.

Au premier rang de ces créatures mystérieuses et indéfinissables, il faut placer Elmire.

Son rôle aussi se compose de deux éléments absolument discordants. Ce qu’elle fait est en opposition complète avec ce qu’elle est. Je ne trouve, pour la définir, qu’un seul mot : c’est la plus honnête femme du monde, qui agit comme la plus habile des coquettes. J’ai vu, dans le rôle d’Elmire, deux actrices, l’une célèbre, l’autre fort applaudie : Mlle Leverd et Mlle Mars. Mlle Leverd poussait la coquetterie jusqu’à la gaillardise ; Mlle Mars tempérait tout par je ne sais quel air de décence. On préférait beaucoup Mlle Mars. On la mettait même au-dessus de son illustre devancière et maîtresse, Mlle Contat.

Louis XVIII se mêla parmi les juges, et on ne fut pas peu surpris de voir le roi de France préférer une bonapartiste avérée comme Mlle Mars, à une pure et fervente royaliste comme Mlle Contat.

En quoi consistait donc la supériorité de l’élève sur la maîtresse ? En quoi en différait-elle ? Régnier n’ose pas résoudre la question. Il avait beaucoup vu Mlle Mars dans le Tartuffe, et l’y admirait comme un modèle absolu de perfection. Mais qu’avait été Mlle Contat ? Il ne le savait que par ouï-dire, et il s’abstient. Eh bien ! je voudrais tenter ce qui l’a effrayé, je voudrais, à l’aide de quelques souvenirs personnels, reconstituer le personnage d’Elmire tel que Mlle Contat l’avait conçu. Les documents ne me manquent pas. Mlle Contat était l’amie intime de mes parents, et mon tuteur, M. Bouilly, l’avait eue pour interprète dans sa comédie de Mme de Sévigné. Je puis donc parler d’elle comme si je l’avais vue.

Le trait caractéristique du talent de Mlle Contat, c’est qu’elle était une grande dame sur la scène. Maîtresse du comte d’Artois à 17 ans, elle avait, dès sa jeunesse, entrevu tout ce qu’avait de plus brillant, de plus élégant, de plus léger, de plus galant, la société de Versailles et de Trianon.

Or, pour une artiste comme Mlle Contat, entrevoir, c’est voir, et voir c’est s’approprier. La tâche, du reste, lui était facile, tant ses dons naturels l’y avaient comme préparée. Elle était née duchesse... dans la boutique d’un marchant de drap de la rue Saint-Denis. La nature s’amuse parfois à jouer de ces tours aux apôtres de l’atavisme. Grande, la taille riche et élégante, les dents éblouissantes, les yeux à la fois doux comme le velours et étincelants comme des escarboucles... J’en parle savamment, j’ai vu ces yeux-là sur la figure de son fils, le marquis de Parny, mon ami. Elle avait les bras, les poignets, les mains, le cou, la tête, liés l’un à l’autre par de si souples attaches, que tous ses mouvements étaient harmonieusement rythmés, comme une belle phrase musicale.

On parlait toujours au théâtre de son entrée dans le Philosophe sans le savoir, et de sa façon d’élever à droite et à gauche ses deux mains, en disant : « Écartez ces flambeaux ! » Eh bien ! je puis citer d’elle un succès de bras plus extraordinaire encore. Elle dînait chez mes parents. Arrive sur la table une salade panachée de capucines. C’était l’usage alors de retourner la salade avec les doigts. Mlle Contat se lève, elle ôte ses bagues, elle retrousse ses manches et du bout de ses doigts si fins, si aristocratiques, elle enlève et fait sauter en l’air les feuilles de romaine, avec une telle grâce que les convives applaudissent comme au théâtre.

Ajoutez à cela un esprit à la fois charmant et redoutable. Ses lettres du matin étaient d’un tour si exquis, qu’on l’avait surnommée la Reine du billet ; et, en même temps, on racontait qu’un jour, étant aux Eaux-Bonnes, elle apprend que Mme G... poursuivait dans le monde, de ses sarcasmes, une jeune femme qu’elle affectionnait. Elle prend la plume, et écrit à une de ses amies : « Dites à Mme G... qu’elle cesse de tourmenter Mme B... ou sinon, à mon retour, elle aura affaire à moi. » Mme G... se le tint pour dit et se tut. Ce petit cartel, d’un genre nouveau, n’est-il pas d’une crânerie bien caractéristique ? n’exprime-t-il pas bien tout ce qu’il y avait de verve, d’éclat, d’audace, dans le jeu de cette incomparable Célimène ? Tel était son charme dominateur, qu’au IVe acte du Misanthrope, quand elle se retourne vers Alceste, et lui lance son célèbre

 
Il ne me plaît pas, moi !


Molé, c’est lui qui le raconte, restait écrasé, éperdu sous cet accent et sous ce regard.

Eh bien ! demandons-nous comment une artiste de cette allure, de cette envergure, a pu entrer dans le personnage d’Elmire. La tradition ne lui facilitait pas sa tâche.

Un document contemporain, la célèbre Lettre sur l’Imposteur, qui n’est autre que le récit de la première représentation de Tartuffe, dit d’Elmire : une femme attachée à ses devoirs et douce. Voilà une définition qui ne définit guère Mlle Contat. En outre, Mme Préville, sa maîtresse, se conformant, ce semble, aux indications de la Lettre sur l’Imposteur, représentait Elmire sous les traits d’une bourgeoise réservée, mesurée et spirituelle ; je me souviens même qu’on racontait d’elle un bien joli mot et bien caractéristique. Dans la grande scène du IIIe acte, Augé, qui jouait Tartuffe, s’étant permis quelques regards, quelques gestes inconvenants, elle lui dit à mi-voix, mais de façon à être entendue par une partie de l’orchestre : « Si nous n’étions pas en scène, je vous appliquerais un fier soufflet ! »

Or, quel parti prit Mlle Contat, après ces précédents ? Que fit-elle ? Ce que font tous les artistes vraiment supérieurs. Elle appropria vaillamment le rôle à sa nature, elle l’aristocratisa ! Elmire devint avec elle une grande dame et une délicieuse maîtresse femme. Là où Mme Préville sauvait, à force d’adresse, la scabreuse situation du IVe acte, Mlle contat l’aborda franchement, et déploya sans hésiter tout son génie de coquette pour démasquer Tartuffe.

Eut-elle raison ? Demandons-le à Molière.

L’étude attentive du rôle lui-même nous dira si l’interprète a traduit ou trahi la pensée du poète.

La première scène du Ie acte nous donne une indication dont on ne tient pas, ce me semble, assez de compte.

Que dit Mme Pernelle à Elvire ?

 
Ma bru, qu’il ne vous en déplaise,
Votre conduite en tout est tout à fait mauvaise,
Et leur défunte mère en usait beaucoup mieux.

Vous êtes dépensière, et cet état me blesse
Que vous alliez vêtue ainsi qu’une princesse.


Voilà un reproche assez net. La suite va plus loin.

 
Ces visites, ces bals, ces conversations
........................................
Tout ce fracas qui suit les gens que vous hantez,
Ces carrosses sans cesse à la porte plantés,
Et de tant de laquais le bruyant assemblage,
Font un éclat fâcheux dans tout le voisinage.


Que prouvent ces vers ? Qu’Elmire entrant jeune et belle dans cette maison sévère et triste, a profité de son empire sur son mari, plus vieux qu’elle, pour tout changer, tout renouveler. Autre ameublement ! autres habitudes ! autre train de vie !... Partout la gaîté et les plaisirs du monde ! Cette petite révolution ne se fit pas sans difficulté. Le jeune femme avait devant elle, et un peu contre elle, une grand’mère acariâtre, une servante habituée à tout ordonner, un beau-fils déjà jeune homme, une jeune fille en âge de se marier, un beau-frère qui comptait... Eh bien ! quelques mois après son entrée dans la maison, Damis et Mariane la respectent comme une mère en l’aimant comme une sœur aînée ; Dorine n’agit que sur son ordre ; Cléante la consulte, et la vieille acariâtre quitte la maison par dépit de se voir supplantée par elle... Elle règne. Elle règne, il est vrai, par le charme, par la bonté, par la raison, mais enfin elle règne !...

Qu’est-ce que cette Elmire, sinon Mlle Contat elle-même ?

Poursuivons notre analyse, en y suivant la trace de l’interprète.

Nous voici à la fin du second acte. Toute la famille est émue. Orgon a résolu de donner sa fille à Tartuffe. Qui se charge seule et spontanément de conjurer ce péril ? Elmire.

 
Laissez agir les soins de votre belle-mère,


dit Dorine à Mariane.

Sans consulter personne, sans avertir personne, Elmire, en effet, a expédié sa suivante à Tartuffe et lui a donné un rendez-vous secret dans cette salle basse. Elle sait parfaitement que Tartuffe est amoureux d’elle, mais elle sait aussi l’empire que lui donne cet amour, et une déclaration n’est pas pour lui faire peur ; elle nous le dit elle-même en vers railleurs :

 
Et ne suis point du tout pour ces prudes sauvages
Dont l’honneur est armé de griffes et de dents,
Et veux au moindre mot dévisager les gens.
Je veux une vertu qui ne soit pas diablesse.


Tartuffe, entre. A peine se voit-il seul avec elle, à côté d’elle, que sa convoitise l’emporte. Ses paroles, ses regards, ses gestes, tout entre en jeu. Sa main serre la main d’Elmire ; ses doigts se posent sur le genou d’Elmire : repoussée du genou, elle remonte à l’épaule, au cou, au fichu. Rien de plus joli que la façon dont Elmire écarte les mains, éloigne les aveux, détourne le sens des paroles. Mais Tartuffe n’est pas un homme qu’on arrête, et voilà que s’échappe de ses lèvres, avec une impétuosité mélangée d’artifice, cette déclaration, où s’amalgament, d’une façon si étrange, les élans de passion sincère, le jargon de sacristie, le mysticisme érotique, et qui se termine par ces vers d’un accent si humble et si touchant :

 
En vous est mon espoir, mon bien, ma quiétude,
De vous dépend ma peine ou ma béatitude ;
Et je vais être enfin, par votre seul arrêt,
Heureux, si vous voulez ; malheureux, s’il vous plaît.


Que répond Elmire ? Une déclaration si nette et si passionnée ne va-t-elle pas irriter cette femme de cœur ? l’effaroucher ? nullement ; c’est d’un ton calme et légèrement railleur qu’elle lui dit :

 
La déclaration est tout à fait galante ;
Mais elle est, à vrai dire, un peu bien surprenante.

Vous deviez, ce me semble, armer mieux votre sein,
Et raisonner un peu sur un pareil dessein.
Un dévot comme vous...
― Ah ! pour être dévot, je n’en suis pas moins homme !


s’écrie-t-il, et là-dessus, il jette le masque. Sa passion éclate avec toute sa véhémence, toute sa corruption ! Il ne lui dit pas : « Aimez-moi ! » il lui dit : « Préférez-moi ! » En d’autres termes : « Je sais bien que vous avez... ou que vous aurez un amant, mais, croyez-moi, je vaux mieux. »

 
...Les gens comme nous brûlent d’un feu discret
Et l’on est avec eux toujours sûr du secret.
Le soin que nous prenons de notre renommée,
Répond de toute chose à la personne aimée ;
Et c’est en nous qu’on trouve, acceptant notre cœur,
De l’amour sans scandale, et du plaisir sans peur.


Oh ! pour le coup, tant de cynisme, tant de perversité va faire bondir le cœur d’Elmire d’indignation et de dégoût ! Pas le moins du monde... Elle a autre chose à faire qu’à s’indigner ; elle a son but à atteindre, elle a Mariane et la famille à sauver, et d’un ton calme et moitié ironique :

 
Je vous écoute dire, et votre rhétorique
En termes assez forts à mon âme s’explique.
N’appréhendez-vous point que je ne sois d’humeur
A dire à mon mari cette galante ardeur !


Terreur de Tartuffe ! Il se croit perdu. Elle coupe court et d’une voix brève :

 
Je ne redirai point l’affaire à mon époux.


mais en revanche, je veux que vous pressiez le mariage de Mariane avec Valère, je veux que vous renonciez à toute donation.

La partie est gagnée. Elle tient le misérable à sa merci. Tout cela s’est fait d’un mot, en un instant, et la famille était sauvée sans la maladroite intervention de Damis. Peut-on trouver une plus vive image d’une jeune et délicieuse maîtresse femme, et Mlle Contat n’est-elle pas la fidèle interprète de Molière ?

Nous voilà arrivés au IVe acte. Quelle situation ! Tartuffe est plus maître que jamais ! Orgon plus aveugle que jamais. Mariane, Valère, Damis, Cléante, Dorine, plus désespérés que jamais. D’où viendra le salut ? Encore d’Elmire. Exaspérée par l’aveuglement d’Orgon, elle a recours à un moyen d’une audace sans pareille. Elle qui connaît Tartuffe à fond, elle qui l’a vu à l’œuvre, elle qui sait ce dont il est capable, elle propose de lui donner un second rendez-vous, et de lui faire des avances pour lui arracher des aveux. Tout le monde se récrie : « Faites-le-moi descendre, » répond-elle avec un sourire quelque peu orgueilleux. Prenez garde, dit Dorine :

 
...Son esprit est rusé
Et peut-être à surprendre il sera malaisé.
― Non. On est aisément dupé par ce qu’on aime.
Et l’amour-propre engage à se tromper soi-même,
Faites-le-moi descendre.


Quelle assurance ! Quelle confiance en son empire ! Et une fois l’idée trouvée, quel art de mise en scène ! L’auteur dramatique le plus expert ne ferait pas mieux.

 
― Approchons cette table, et vous mettez dessous.
― Pourquoi sous cette table ?
                                     ― Ah ! mon Dieu ! laissez faire ;
J’ai mon dessein en tête.


Le mari est sous la table, et les autres personnages sont écartés ; elle s’approche, lève le coin du tapis qui recouvre Orgon, et, penchée vers lui, lui adresse un petit discours, auquel la gravité de la situation donne un singulier piquant.

 
Au moins je vais toucher une étrange matière,
Ne vous scandalisez en aucune manière.
........................................
Je vais par des douceurs, puisque j’y suis réduite,
Faire poser le masque à cette âme hypocrite,
Flatter de son amour les désirs effrontés,
Et donner un champ libre à ses témérités.


Oh ! elle s’attend à tout !

 
Comme c’est pour vous seul et pour le mieux confondre,
Que mon âme à ses vœux va feindre de répondre,
J’aurai lieu de cesser dès que vous vous rendrez,
Et les choses n’iront que jusqu’où vous voudrez.
.................................................
Ce sont vos intérêts...


Vos intérêts. Comment ! Cela ne la regarde pas ! Que Tartuffe aille un peu plus ou un peu moins loin, peu lui importe !

Tartuffe entre. Il est sur ses gardes.

 
On m’a dit qu’en ce lieu vous me vouliez parler.


Elle ouvre bravement le feu ! Pour le mettre immédiatement en confiance, elle débute avec une renversante ingénuité d’effronterie ; on dirait, à l’entendre, deux amants parfaitement d’accord, et qui, dérangés dans un premier rendez-vous, n’attendent qu’une occasion plus favorable.

 
Une affaire pareille à celle de tantôt
N’est pas assurément ici ce qu’il nous faut :
............................................
Damis m’a fait pour vous une frayeur extrême,
............................................
Mais par là, grâce au ciel, tout a bien mieux été
Et les choses en sont en plus de sûreté.
............................................
(Avec un accent de joie confiante.)
C’est ce qui m’autorise à vous ouvrir un cœur
Un peu trop prompt peut-être à souffrir votre ardeur.


L’aveu est complet, mais elle a affaire à un homme aussi habile qu’elle.

 
― Ce langage à comprendre est assez difficile,
Madame ; et vous parliez tantôt d’un autre style.


Il n’y a plus à reculer, il faut qu’elle aille de l’avant ! Elle n’hésite pas :

 
― Ah ! si d’un tel refus vous êtes en courroux,
Que le cœur d’une femme est mal connu de vous !


Et vient alors, après ces paroles, une déclaration plus extraordinaire peut-être encore que celle de Tartuffe au IIIe acte. C’est un chef-d’œuvre de félinerie féminine. Jamais le combat de la pudeur et de l’amour, le trouble d’un cœur qui se défend et qui se rend n’ont été peints avec plus d’abandon et plus de charme. Il est impossible que Tartuffe n’y soit pas pris, et les derniers vers emportent toute résistance.

 
..........................................
Et lorsque j’ai voulu moi-même vous forcer
A refuser l’hymen qu’on venait d’annoncer,
Qu’est-ce que cette instance a dû vous faire entendre,
Que l’intérêt qu’en vous on s’avise de prendre,
Ce on s’avise, est-il assez câlin ?... assez tendre ?
Et l’ennui qu’on aurait, que ce nœud qu’on résout
Vînt partager du moins un cœur que l’on veut tout ?


Quel cri de passion que ce dernier mot ! En vérité, plus j’étudie ce morceau, plus je me demande : Mais où est donc l’honnête bourgeoise, simplement attachée à ses devoirs ? Nous sommes en face d’une grande coquette. Coquette pour une fois, soit ! Coquette pour le bon motif, d’accord ! Coquette par dévouement aux siens... je le veux ! Mais enfin, coquette ! Car qu’est-ce que c’est d’être coquette, sinon faire accroire à un homme qu’on l’aime alors qu’on ne l’aime pas. C’est tromper ! C’est mentir ! Et dans quelles circonstances ! Il ne s’agit pas d’un sourire, d’un coup d’œil, d’un mot... jeté comme par hasard ; d’un billet de quelques lignes prêtant plus ou moins à l’équivoque. Non ! C’est une scène entière à jouer ! Et l’homme à qui elle parle ainsi, les yeux dans les yeux, est un homme qu’elle exècre... qu’elle méprise !... Comment expliquer que l’honnête Elmire ait eu le courage et le talent de jouer une telle scène ? Où a-t-elle appris ce langage, ces gestes, ces jeux de scène ? Non ! non, l’intention de Molière est évidente. Si Elmire engage la bataille, c’est qu’elle se sent de force à la gagner ! Le jeu l’amuse, la difficulté l’excite, le but qu’elle poursuit la soutient ; son succès l’encourage ; elle savoure le plaisir qu’à toujours le genre féminin à se moquer du genre masculin, et quand elle va jusqu’à lancer son :

 
Un cœur que l’on veut tout !


c’est qu’elle est convaincue que, sur ce mot, Tartuffe va jeter le masque, qu’Orgon va sortir de sa cachette, et que tout sera fini !

Mais elle oublie deux choses, la lubricité de Tartuffe, et sa méfiance. Oh ! c’est un homme pratique que Tartuffe ! Il ne se contente pas de mots. Il lui faut des preuves palpables. Il veut un peu de faveurs. Voilà Elmire prise à son propre piège ! Elle appelle son mari à l’aide... Elle secoue le tapis... rien ! Elle frappe sur la table... rien ! Elle tousse... rien ! Il ne bouge pas... et Tartuffe ne s’arrête pas ! Furieuse contre Orgon, elle se débat dans un embarras comique entre ce silence et ces instances ; jusqu’à ce qu’à bout de ressources, elle imagine le moyen de défense le plus imprévu. Elle envoie Tartuffe se promener un peu au dehors ! Sous quel prétexte ? De peur qu’on ne les surprenne.

 
Voyez, je vous prie,
Si mon mari n’est pas dans cette galerie.


A peine est-il dehors, qu’elle court à la table, dont Orgon soulève le tapis, et, à sa vue, elle éclate en sarcasmes moqueurs :

 

Quoi ! vous sortez sitôt ! Vous vous moquez des gens.
Rentrer sous le tapis, il n’est pas encor temps,
Attendez jusqu’au bout, pour voir les choses sûres,
Et ne vous fiez point aux simples conjectures.

Orgon :
Non ! rien de plus méchant n’est sorti de l’enfer.

Elmire :
Mon Dieu ! L’on ne doit point croire trop de léger.
Laissez-vous bien convaincre avant que de vous rendre,
Et ne vous hâtez point, de peur de vous méprendre.


Ainsi se termine par un trait de comédie excellent ce rôle qui compte parmi les créations les plus originales de Molière. En réalité, qu’est-ce qu’Elmire telle que Molière l’a conçue et que Mlle Contat l’a rendue ? Éliante, la sincère Éliante, avec vingt pour cent de Célimène.

Arrivons enfin à Mlle Mars. Nous nous bornerons à la solution du petit problème que nous nous sommes posé : La comparaison entre les deux Elmires.

La façon dont Mlle Mars aborda ce rôle est tout à fait charmante. Elle avait vingt-cinq ans. Les rôles d’ingénues formaient jusqu’alors tout son emploi. Elle y était incomparable. Mlle Contat, dont elle était l’élève, l’aimait comme sa fille, voire même un peu comme sa belle-fille, car son fils était amoureux fou de la délicieuse ingénue. Or, à ce moment, Mlle Contat, qui avait déjà le droit de s’appeler la marquise de Parny, réunissait l’été, dans son petit château d’Ivry, tout ce que la société parisienne avait de plus brillant et de plus trié sur le volet, comme on disait alors. La fantaisie lui vint de donner à ses amis une représentation de Tartuffe. Rien de plus original que la distribution des rôles. Un mélange d’acteurs et de gens du monde. Mlle Contat dans Mme Pernelle, et Mlle Mars dans Elmire. Pour Mlle Mars, c’était une tentative bien hasardeuse que de sauter d’Agnès et de Victorine à Elmire. La jeune artiste hésitait, résistait. C’est Mlle Contat qui la rassura, qui la poussa, qui lui apprit le rôle, et le jour de la représentation fut un triomphe pour l’élève et pour la maîtresse. La pièce finie, un vieux connaisseur s’approcha de Mlle Contat, et lui dit : « Je vous ai applaudie deux fois ce soir, dans Mme Pernelle et dans Elmire, car Elmire c’était encore vous. ― Vous vous trompez, reprit-elle vivement, je n’ai donné à Mlle Mars que quelques conseils de détails, c’est son intelligence personnelle qui a tout fait. Rappelez-vous bien ce que je vais vous dire. C’est un diamant, il n’est pas encore enchâssé comme il le mérite, mais vous le verrez bientôt dans tout son éclat ! » Ce mot est caractéristique. Il prouve d’abord que l’élève n’était pas différente de la maîtresse, puisqu’un connaisseur avait retrouvé l’une dans l’autre ; puis ensuite qu’elle avait apporté au rôle quelque chose de personnel qui n’était encore qu’à l’état d’ébauche, mais que Mlle Contat avait deviné, pressenti, ajoutant que le temps se chargerait de polir le diamant, et de le montrer dans tout son éclat. Sa prédiction se réalisa de point en point. Seulement ce ne fut que sept ans plus tard, en 1812, après avoir joué Célimène, que Mlle Mars osa aborder Elmire. Mlle Contat assista et applaudit au triomphe de celle qui la détrônait dans ce rôle.

D’où venait donc ce triomphe ? Quelle modifications profondes l’élève avait-elle donc apportées à la création de son illustre maîtresse ? Qu’y changea-t-elle ?

Elle n’y changea rien !... elle y ajouta !

Dans toute la première partie, elle resta fidèle à la composition de Mlle Contat. J’en puis parler savamment. J’ai vu dix fois Mlle Mars dans Elmire, je lui ai entendu dire le fameux faites-le-moi descendre, c’était Mlle Contat. Elle se contenta seulement d’approprier le rôle à sa nature et à son talent, y mettant plus de mesure, plus de réserve, plus de goût, sans cesser de suivre la même ligne, et de garder le même caractère. Mais, tout à coup, elle jeta dans la grande scène du IVe acte un effet inattendu, un élément dramatique nouveau !... Elle y ajouta la pureté, la chasteté, la poésie ! le pathétique ! Quand le Tartuffe commença à étaler sa grossière convoitise, Mlle Mars, en face de ces regards lubriques, de cette pantomime lascive, fut comme saisie d’un sentiment d’horreur et de dégoût ! L’honnête Elmire se révolta ! Là où Mlle Contat amusait et faisait rire par son embarras comique, Mlle Mars toucha par son angoisse. On eût dit qu’elle était aux prises avec un monstre hideux. Elle se repliait sur elle-même, elle s’enveloppait de pudeur, et toute son âme éclata enfin dans ce cri :

 
Oui, je suis au supplice !...


Une telle trouvaille est un trait de génie. Tout le personnage s’en est trouvé renouvelé ; on voit le fond intime du cœur de l’honnête Elmire. Pour la première fois, apparaît tout entière la conception du poète, et voilà comment Mlle Mars a été supérieure à Mlle Contat dans Tartuffe, c’est qu’elle a été à la fois Mlle Contat et Mlle Mars.