CHAPITRE X

VOLTAIRE POÈTE ROMANTIQUE


De 1730 à 1830, Voltaire a été proclamé l’héritier légitime de ses deux illustres devanciers ; on a dit Corneille, Racine et Voltaire, comme on dit Eschyle, Sophocle et Euripide.

Depuis 1830, Voltaire, comme poète tragique, est tombé au rang des Campistron.

Pourquoi ? Comment expliquer un tel contraste ? Comment comprendre une telle décadence après une telle gloire ? Qui a raison, le XVIIIe siècle ou le XIXe ?

Voilà, ce me semble, une question intéressante à étudier, un curieux problème à résoudre, et nous allons en demander la solution à l’analyse attentive de sept tragédies de Voltaire : Œdipe, Brutus, Zaïre, Alzire, Mérope, Mahomet, l’Orphelin de la Chine.

Commençons par la gloire. Ce qui me frappe d’abord dans ces sept ouvrages, c’est le choix du lieu de la scène. Le poète le place tour à tour en Grèce, à Rome, en Orient, en Amérique, en Arabie, en Chine.

Quel changement avec le XVIIe siècle ! Quel contraste entre la muse casanière de nos maîtres, se circonscrivant dans les limites du monde antique, et les allures vagabondes de cette voyageuse ! Elle marche à la découverte de tous les pays inconnus. Elle s’assied sur tous les trônes. Elle fait connaissance avec toutes les races. Elle soumet les quatre parties du monde à l’empire de l’imagination. Ajoutons que son imagination ne fait pas seule ce voyage de découverte ; une autre exploratrice l’y a précédée, l’étude de l’histoire. Chez Voltaire, l’historien éclaire, inspire, guide le poète. Son théâtre est souvent la mise en action de l’Essai sur les mœurs des nations.

Passons à l’examen des pièces elles-mêmes. Toutes les sept ont un second caractère commun : la nouveauté, l’invention. Pas une qui ne soit un pas en avant dans le domaine de l’art. Pas une qui ne marque une étape dans quelque route inexplorée. L’originalité porte tantôt sur l’idée de la pièce, tantôt sur tel ou tel personnage, tantôt sur quelque nouveau principe d’art écrit dans la préface. Partout le poète dépasse son siècle et annonce le nôtre.

Œdipe est sa première tragédie. Voltaire avait vingt ans quand il l’écrivit, et ce jeune homme de vingt ans débute par un quatrième acte qui est une œuvre de maître, et par une critique de sa propre pièce qui dénote un homme supérieur.

Le succès d’Œdipe fut immense. On cria au prodige... L’auteur seul ne fut pas dupe. Il protesta contre l’amour ridicule qu’il avait donné à Jocaste ; une lettre adressée au P. Porée, son maître, fait foi de sa résistance contre un tel crime de lèse-poésie, et montre en lui cette intelligence du génie grec, dont notre époque revendique volontiers l’apanage comme sien.

« Quand j’ai composé cette tragédie, écrivit-il, j’étais plein, mon cher père, de la lecture des anciens et de vos leçons. Je travaillais à Paris comme si j’avais été à Athènes. Mais les comédiens se moquèrent de moi, quand ils virent qu’il n’y avait pas de rôle d’amoureuse. J’étais jeune ; je gâtai ma pièce pour leur plaire ! J’y mis un peu d’amour. On fut moins mécontent de moi, mais on ne voulut à aucun prix de la grande scène entre Jocaste et Œdipe ; on se moqua de Sophocle et de son traducteur. Un acteur alla même jusqu’à dire... que « pour me punir, il fallait jouer, tel qu’il était, ce détestable quatrième acte tiré du grec, et que les sifflets se chargeraient de me convertir... » Je tins bon, et, à force de raisons, surtout de protections, j’obtins que ce chef-d’œuvre de la tragédie grecque parût sur notre théâtre. »

Que contenait donc ce quatrième acte ? L’incomparable scène de la double révélation entre Œdipe et Jocaste, où le jeune poète, en imitant Sophocle, se montra l’égal de Racine imitant Euripide.

Voltaire n’est-il pas déjà là tout entier, avec son génie dans la pièce, et son esprit dans la lettre ?

Après Œdipe, Brutus, 1730. Ce n’est pas moins que toute une révolution dramatique que Brutus. Où l’écrivait l’auteur ? A Londres. Son exil en Angleterre a été pour Voltaire le chemin de Damas.

L’homme, qui passe subitement de l’atmosphère brumeuse d’une ville à l’air pur des plus hautes montagnes, n’éprouve pas une sensation plus grande de renouvellement que Voltaire arrivant de Paris à Londres. Là se dressèrent devant lui, comme deux géants, un grand peuple et un grand homme : la Liberté et Shakespeare. Son émotion tint du saisissement. La vue d’une nation se gouvernant elle-même le fit tressaillir d’enthousiasme. La tragédie de Brutus fut écrite sous cette inspiration.

« C’est vous, dit-il à Bolingbroke, à qui il dédia sa pièce, c’est vous et votre nation qui m’avez appris à donner aux vers de Brutus une force et une énergie qu’inspire seule la noble liberté de penser. Le sentiment de l’âme passe toujours dans le langage. Qui pense fortement écrit de même. »

Bien plus grande encore fut sur lui l’influence de Shakespeare. C’est Shakespeare qui lui dicta un programme dramatique, non moins hardi que la préface de Cromwell. Voltaire, dans cette préface qui est une dédicace, demande d’abord l’expulsion des petits maîtres de dessus la scène. Place pour les décors ! Place pour les personnages ! Place pour le peuple ! Place pour les ombres ! L’ombre du père d’Hamlet lui semble une hardiesse de génie. Il va plus loin. Il se pose nettement en adversaire de notre tradition classique, et réclame, comme principe de l’art théâtral, l’action. Il veut que partout l’action se substitue au récit, comme dans Shakespeare. Il fait plus que vanter le poète anglais, il le cite. Il fait plus que le citer, il le traduit. Une des scènes les plus audacieuses, les plus puissantes de Shakespeare, l’admirable troisième acte de Jules César, l’arrivée sur la scène du cadavre tout sanglant, le discours de Brutus, le discours d’Antoine, les cris de la foule, la versatilité effroyable du peuple, tout cela revît dans la traduction de Voltaire, avec une vérité, une vie, un enthousiasme incomparables.

Eh bien, je le demande, qu’ont donc fait de plus nos poètes de 1830 ?

Après Brutus, Zaïre, 1732. Zaïre fait passer Voltaire de la renommée à la gloire. Ce n’est pas un succès, c’est un triomphe. Tout est nouveau dans Zaïre. Nos maîtres dédiaient leurs tragédies à des princesses, à des princes, à des ministres tout-puissants, et l’hommage cachait bien souvent une requête. Voltaire inscrit, en tête de sa tragédie, le nom de M. Falkener, négociant, et à titre de négociant. Il marque nettement son intention.

« Je veux, dit-il, montrer à la France l’estime qu’on fait en Angleterre d’une profession qui est une des gloires de l’État. »

Cette audace fit scandale. On joua, à la Comédie-Italienne, une farce grossière où l’on insultait l’auteur de la dédicace et celui à qui elle s’adressait. Le lieutenant de police n’osa pas l’interdire, mais le public prit parti pour le poète, et les sifflets chassèrent de la scène cette parodie honteuse. N’y a-t-il pas là, en 1732, un précédent du Philosophe sans le savoir, un signe précurseur de 1789 ?

Arrivons à la pièce elle-même.

Il y a un mot qui ne se trouve dans aucune de nos tragédies du XVIIe siècle, c’est le mot France. Il y a un peuple qui n’apparaît pas une seule fois sur la scène française, c’est le peuple français.

Voltaire, le premier, mit notre histoire nationale sur notre théâtre national. Il y fait revivre le souvenir de nos rois et des plus grandes familles du royaume. Il ne craint pas de faire entrer dans un alexandrin de tragédie, les noms de la Seine et de Paris. Mais où évoque-t-il Paris, dans Zaïre ? En Orient. Quel roi évoque-t-il ? Le plus poétique et le plus vertueux de nos souverains, saint Louis. Quelle époque ? La plus héroïque, les croisades. Il met en présence, en contraste, en lutte, la foi, l’amour, l’amour paternel, l’amour filial, le patriotisme, l’héroïsme. Il oppose les mœurs des mahométans à celles des chrétiens, et de cette variété de personnages il fait sortir une des situations les plus pathétiques et les plus puissantes qu’ait jamais créées le génie. Le second acte de Zaïre me semble égal au second acte d’Horace.

Les trois derniers actes, moins beaux peut-être que le second, ont un charme d’imagination, un romanesque, une grâce abandonnée, qui font de Voltaire le précurseur du théâtre moderne. Même succession de coups de théâtre qu’aujourd’hui. Même habileté de préparation. Même théorie de frapper fort, plutôt que de frapper juste. Mêmes artifices. Zaïre est une tragédie construite comme un drame, voire, si vous voulez, comme un mélodrame. La Croix de ma mère date de Zaïre. La lettre qui fait le dénouement, la lettre au double sens mystérieux a été bien souvent rééditée par nos dramaturges ; enfin, dernière remarque singulière, Voltaire débute dans la gloire par une pièce d’amour, comme Corneille dans le Cid, comme Racine dans Andromaque, comme Victor Hugo dans Hernani. Ne voyons-nous pas là la preuve évidente que le signe caractéristique, original, du génie dramatique français, ce qui le distingue de la tragédie grecque dont il est sorti, c’est la peinture de la passion ?

Après Zaïre, Alzire, 1737. Alzire a le même mérite d’intérêt romanesque que Zaïre, mais à un moindre degré ; je ne m’y arrêterais donc pas, si je n’y trouvais un trait tout à fait particulier du génie tout moderne de Voltaire. Chose étrange ! Son imagination n’est pas de la même trempe, je dirais volontiers de la même race que son esprit et son caractère. Son caractère est souvent mesquin, son esprit moqueur, plein de parti pris, son imagination va parfois jusqu’au sublime. Elle a des coups d’ailes qui l’élèvent au-dessus de toutes les petites passions du monde, et le lancent en plein idéal.

Alzire nous en offre une preuve frappante. Personne n’a poursuivi la religion catholique de plus amers sarcasmes que Voltaire, et, en même temps, nul poète ne lui a dû de plus pathétiques inspirations. La première phrase de la préface d’Alzire est une sorte de profession de foi : « J’ai tenté, dit-il, dans cette tragédie toute d’invention, et d’une espèce assez neuve, de faire voir combien le véritable esprit religieux l’emporte sur les vertus de la Nature. »

Ne vous demandez-vous pas comme moi, en lisant ces paroles, si c’est bien Voltaire qui les a écrites ? Oui, c’est Voltaire, mais Voltaire poète ; et c’est encore son imagination poétique qui lui dicte au dénouement les derniers vers de Guzman.

Guzman est un Espagnol pétri d’orgueil, de cruauté, d’implacable et féroce jalousie. Assassiné par le Cacique Zamore, il redevient, en face de la mort prochaine, un chrétien sincère, clément, humain, et il meurt en disant à Zamore :

 
Des dieux que nous servons connais la différence :
Les tiens t’ont commandé le meurtre et la vengeance
Et le mien, quand ton bras vient de m’assassiner,
M’ordonne de te plaindre et de te pardonner.


La foi religieuse n’a inspiré ni à Corneille, ni à Racine d’accents plus sublimes que ces quatre vers si simples, et signés Voltaire.

1742. Mahomet.

Nous voici devant la conception dramatique la plus haute de Voltaire.

Mahomet n’est pas moins que le pendant de Tartuffe. Molière attaque l’hypocrisie ; Voltaire, le fanatisme. C’est une tragédie de caractère ; c’est une pièce fondée non sur un fait, mais sur une idée abstraite. Rien de plus difficile que ce genre d’ouvrage. Le poète doit y être à la fois créateur et démonstrateur. Il faut qu’il invente tout et qu’il prouve tout. Les situations les plus heureuses ne le sont qu’à demi, si elles ne concourent pas à mettre en lumière l’idée mère de la pièce. C’est ce qui fait de Tartuffe un chef-d’œuvre incomparable. Pas un personnage, pas une scène qui ne tende à peindre et à démasquer l’imposteur.

En peut-on dire autant de Mahomet ? Non. Le rôle du prophète à des parties de véritable grandeur, mais le poète l’engage dans une intrigue d’amour sénile qui le défigure et l’amoindrit. La fable est intéressante et bien conduite, mais elle n’a qu’un rapport indirect avec la pensée générale. Elle pourrait servir ailleurs. L’histoire des enfants de Zopire perdus et retrouvés a été trop imitée depuis Voltaire pour qu’on lui en tienne compte. Le malheur de ces effets un peu artificiels, c’est que l’imitation les démarque si bien que le premier inventeur passe à l’état de plagiaire.

Heureusement pour Voltaire, le fanatisme comprend forcément deux personnages : le fanatiseur et le fanatisé. Mahomet est incomplet, soit, mais comme Séide le rachète ! Je ne sais pas dans notre théâtre de création plus originale et plus puissante. Le quatrième acte, qu’il remplit tout entier, est d’une beauté absolue. Le déchirement de cœur de ce malheureux, ses tremblements sous la main fascinatrice du prophète, ses révoltes en face du meurtre à commettre, ses larmes, ses désespoirs, sa faiblesse, tout fait frémir, pleurer et penser. Telle est la grandeur de ce rôle, que son nom est devenu un nom générique. Ce n’est plus un individu, c’est un type. On dit un Séide, comme on dit un Tartuffe. Voltaire n’eût-il créé que ce personnage, il serait un grand poète tragique.

1745. Mérope.

Corneille et Racine avaient créé, avant Voltaire, d’immortels rôles de mère. Cléopâtre dans Rodogune, Agrippine dans Britannicus, Clytemnestre dans Iphigénie nous montrent ce personnage sacré sous trois formes également tragiques. Cléopâtre et Agrippine sacrifient ou subordonnent l’amour maternel à l’ambition. Mais Clytemnestre a des cris de désespoir qui vont au cœur.

Voltaire fait un pas de plus dans Mérope. On connaît le sujet. Mérope poursuit dans Egysthe un jeune homme qu’elle croit le meurtrier de son fils ; elle réclame, comme un droit, le féroce plaisir de le frapper elle-même ; et, au moment où la hache va se lever sur ce jeune homme, elle reconnaît son fils dans la victime.

La situation est superbe. Voltaire, il est vrai, l’a empruntée à Maffei, mais il l’a faite sienne, et reste créateur en imitant. Tout, dans Mérope, porte l’empreinte de la main d’un maître. Ni l’intérêt ni l’action ne s’arrêtent un instant ; le rôle d’Egysthe est tout vibrant de fierté et de jeunesse. Le personnage de Polyphonte, qui eût si facilement tourné au tyran, est traité avec une adresse et une force qui en ôtent l’horreur et y laissent régner la terreur. Cette mère forcée, pour sauver son fils, d’épouser le meurtrier de son mari, et l’intervention du jeune homme, donnent au dénouement quelque chose d’épique.

Mérope n’est pourtant pas la pièce la plus originale de Voltaire, mais aucune ne réunit au même degré l’art de la composition et le talent de l’exécution. Je m’étonne que l’école romantique n’ait pas fait grâce à Mérope, ne fût-ce que pour le mérite d’avoir inspiré Lucrèce Borgia. Osons le dire, Victor Hugo, dramaturge, est bien plus l’élève de Voltaire qu’il ne le croit, et bien moins l’élève de Shakespeare qu’il ne le dit.

Un dernier exemple, une dernière pièce, dont le titre seul a quelque chose d’intéressant et de curieux, l’Orphelin de la Chine, doit nous arrêter un peu plus longtemps.

1755. L’Orphelin de la Chine.

Nous sommes au XIIIe siècle. L’empire de la Chine est ravagé par des bandes de Tartares dont Gengis-Khan est le chef. L’empereur, tremblant pour son fils qui est son unique héritier, le confie à un jeune Mandarin, Zamti, et à sa femme, Idamé. Rien de plus poétique que ce jeune couple. Tous deux généreux ! tous deux purs ! tous deux s’aimant avec passion ! Ils cachent l’héritier impérial dans le palais du Mandarinat, et Idamé élève le fils de l’empereur avec le sien, comme le sien. Tout à coup, cet asile de paix et de bonheur est envahi par un clan de Tartares. Sur l’ordre de Gengis-Khan, ils réclament le fils de l’empereur qui est caché là. Ils le savent ! il le leur faut ! sinon le palais va être mis à feu et à sang. Zamti n’hésite pas... Il livre son fils !

Quel coup de théâtre que cette fin de premier acte ! Quelle saisissante image du dévouement des Orientaux à leur souverain ! Mais Zamti a compté sans la mère. Idamé arrive, éperdu de désespoir et d’indignation. Avoir livré son fils ! L’avoir sacrifié pour sauver l’héritier impérial ! Et que lui importent et l’empire et l’empereur et son héritier ! Elle court se jeter aux pieds de Gengis-Khan pour lui dévoiler la fraude et lui réclamer son enfant.

Qui trouve-t-elle en lui ? Un jeune chef tartare qui, resté en otage à Pékin, pendant trois ans, s’est violemment épris d’elle, l’avait demandée en mariage, et qu’elle avait repoussé avec mépris ! Et, lui, il la revoit, mariée à un autre, mère de l’enfant d’un autre, le suppliant pour le fils d’un autre ! A cette vue, sa passion se réveille, furieuse, terrible, mêlée de jalousie et de vengeance !... C’est le barbare avec toute sa rage ! C’est Gengis-Khan avec toute sa puissance. Ne dirait-on pas un drame romantique ?

Ajoutons à cette situation admirable, que le poète en a tiré tout ce qu’elle contient... et, pourtant, ce n’est pas là qu’il faut chercher l’originalité de la pièce ; elle est dans le dénouement. Je n’en connais guère qui mérite mieux le nom de sublime ; on dirait du Corneille, mais avec une circonstance particulière qui en fait bien l’œuvre personnelle de Voltaire. C’est l’historien qui cette fois a inspiré le poète. C’est une page de l’ Essai sur les mœurs qui est devenue un dernier acte de tragédie. L’historien avait fait cette remarque profonde que la Chine, envahie tant de fois par les Tartares, avait fini deux fois par conquérir ses conquérants, et par les soumettre à ses lois et à ses mœurs. Eh bien, voilà le fait historique et philosophique, que le poète a eu le talent de traduire sur la scène en une péripétie, du pathétique le plus hardi.

Qu’est-ce que Voltaire a voulu représenter dans Gengis-Khan ? Un barbare dompté par la civilisation ! N’est-ce pas là une conception toute moderne, et où se retrouve notre goût si vif pour les dessous de l’histoire ? Au milieu des plus violents transports de sa passion féroce, Gengis-Khan se sent saisi peu à peu par l’admiration, par le respect, en face du dévouement de Zamti, de la passion conjugale et du désespoir maternel d’Idamé, de leur commune fidélité au devoir. Il a honte de ce qu’il est. Il comprend ce qu’il pourrait être. Et, étouffant la bête féroce qui rugit en lui, il s’élève, par un élan héroïque, du paroxysme de la fureur à un idéal de générosité et de clémence ; il laisse la vie aux deux enfants, il réunit les deux époux, et, quand Zamti, éperdu d’admiration et de reconnaissance, s’écrie :

 
Qui donc vous inspira ce dessein ?


il lui répond :

 
Vos vertus !


Certes ! voilà un mot qui va bien de pair avec le : Soyons amis, Cinna ! Voilà un bien bel exemple de collaboration entre le poète et l’historien, et ce qui ajoute encore à la grandeur de cette conception, c’est la conscience si nette qu’en a eue Voltaire. Il nous en reste deux témoignages irrécusables. D’abord sa préface, où il explique clairement son dessein ; puis un fait plus décisif encore, peu connu et qui va nous montrer à l’œuvre, en action, le double génie de Voltaire.

L’Orphelin de la Chine fut représenté à Paris pour la première fois, le 20 août 1755. Le succès de la pièce alla jusqu’au triomphe ; l’admiration pour les interprètes, Mlle Clairon et Lekain, jusqu’au délire. A peine libre, Lekain court à Ferney. Voltaire lui saute au cou, pleure en l’embrassant, et son premier mot est : « Je veux vous entendre ! Récitez-nous votre rôle. » Le petit comité est rassemblé ; Lekain commence, heureux de se montrer au poète, tout frémissant de la passion tartarienne (le mot est de lui) qu’il avait déployée dans le rôle. Mais quelle est sa surprise ? Au lieu des applaudissement qu’il attendait, il voit paraître sur le visage de Voltaire le malaise, puis l’indignation, puis une espèce de fureur, qui, quelque temps contenue, éclate enfin avec une explosion terrible. ― Arrête ! arrête ! le malheureux ! Il me tue... Il m’assassine !... Et là-dessus, sans vouloir rien entendre, il court s’enfermer dans son appartement.

Stupéfait... blessé... désespéré... Lekain veut partir dès le lendemain. Mais il demande d’abord à Voltaire un moment d’entretien. ― « Qu’il vienne s’il veut, » répond le poète froidement. » Je laisse ici la parole à Lekain.

« J’entre, écrit-il à un ami. Nous étions seuls. Je lui annonce mon départ, en lui témoignant mon regret de ne l’avoir pas satisfait, et j’ajoute que j’aurais reçu ses conseils avec reconnaissance. Ces mots parurent le calmer, il prit son manuscrit et lut ; et, dès la première scène, je compris combien je m’étais trompé dans la manière dont j’avais conçu mon personnage. Je chercherais en vain à vous donner une idée de l’impression profonde qui se grava dans mon âme par le ton sublime, imposant et passionné avec lequel il peignit toutes les nuances de ce rôle si beau, mais si difficile. J’était muet d’admiration, il avait fini, et j’écoutais encore. Après quelques instants, il me dit d’une voix épuisée de fatigue : ― Êtes-vous bien pénétré, maintenant, mon ami, du véritable caractère de votre rôle ? ― Je le crois, monsieur, lui répondis-je, et, demain, vous pourrez en juger. »

Le lendemain, en effet, Voltaire, en l’entendant, l’accabla d’expressions d’amitié aussi touchantes que celles de sa colère avaient été impétueuses. (Ces mots sont encore de Lekain.)

Lorsque, revenu à Paris, l’artiste fit connaître au public ce nouveau Gengis-Khan, un de ses camarades ne put s’empêcher de dire : « On voit bien qu’il revient de Ferney ! ». Qu’est-ce que Voltaire lui avait donc appris ? Rien de plus simple. L’acteur n’avait vu dans Gengis-Khan que le Tartare, le poète lui fit voir le grand homme.

La première partie de notre étude et achevée. L’analyse de ces sept tragédies et le récit qui les termine suffisent à expliquer et à justifier l’admiration du dix-huitième siècle pour Voltaire, poète tragique. Nous avons le droit de voir en lui le digne héritier de la grande école classique et le précurseur de l’école moderne.

Mais alors se pose de nouveau la seconde question qui fait le fond même de notre sujet. D’où vient l’arrêt porté par notre siècle contre son œuvre ? Comment comprendre que, dans la grande mêlée romantique de 1830, Racine, attaqué comme lui, soit sorti de la lutte, non seulement vainqueur, mais plus glorieux encore, tandis que sa gloire à lui ait complétement péri ?

C’est ce que nous allons tâcher d’expliquer.

Pour tout écrivain, quel qu’il soit, poète ou prosateur, penseur ou homme d’imagination, il n’y a qu’un seul moyen non pas de réussir, mais de survivre, un seul, mais absolu, un sine qua non, c’est le style.

Le style est aux œuvres de l’esprit ce que l’alcool est aux corps organisés, il les conserve.

Il y a deux espèces de style, celui qu’on reçoit en naissant et celui qu’on se fait.

Quelques artistes de génie, les plus grands, je crois, naissent, pour ainsi dire, avec leur plume toute taillée dans leur main. Le travail l’affine, l’étude en perfectionne le maniement, mais l’instrument reste le même. Tels furent Corneille, Pascal, Molière, Fénelon, Mme de Sévigné, etc. D’autres, de grande race aussi, ne trouvent qu’à force de temps, d’étude, de comparaison, la langue de leur pensée, si je puis m’exprimer ainsi, la forme propre à mettre en pleine valeur leurs qualités poétiques.

J’en puis citer trois illustres exemples : André Chénier, Racine et La Fontaine.

André Chénier, poète de naissance s’il en fut jamais, n’était pas né grand versificateur. La preuve, c’est qu’il ne pensait pas en vers. Quelques-uns de ses manuscrits retrouvés nous le montrent ébauchant d’abord en prose, même de simples élégies ; y semant ça et là quelques hémistiches qui lui viennent d’inspiration et refondant ensuite le tout en un style homogène, mais dont l’homogénéité n’est que le résultat du travail, le produit d’emprunts faits de tous côtés. Je ne dis là que ce qu’il a dit lui-même. Le secret de son curieux travail nous est livré par lui, dans sa troisième épître à Lebrun. Il nous raconte en vers délicieux la peine que lui coûtaient ses vers et comment il prenait çà et là pour les faire. On dirait du oiseau construisant son nid. Il se compare lui-même tantôt à un fondeur

 
Qui forme son métal de cent métaux divers,
tantôt à un tailleur qui, par une couture invisible
Unit à son étoffe une pourpre étrangère,


Tantôt à un jardinier qui greffe des écussons sur ses arbustes :

 
Ma main avec adresse
Les attache, et bientôt même écorce les presse.


On ne peut pas mieux dire ; car, sous cette écorce, les deux sèves, se mêlant, finissent par se fondre en un fruit exquis.

Quant à Racine, Boileau ne se vantait-il pas de lui avoir appris à faire difficilement des vers faciles ?

L’exemple de La Fontaine est plus décisif encore. C’est lui qui nous apprend ingénument, dans son épître à l’évêque d’Avranches, qu’il a failli faire fausse route, que l’étude des anciens l’a remis dans sa véritable voie, et il dit dans un vers charmant :

 
Je tâche à rendre mien cet air d’antiquité.


Autre témoignage plus significatif encore dans une fable dédiée au duc de Bourgogne :

 
Je fabrique à force de temps
Des vers moins sensés que sa prose.


Je fabrique !... La Fontaine obligé de se forger son instrument ! Eh bien, Voltaire n’a pas su faire ce qu’ont fait La Fontaine et André Chénier. Il était né grand prosateur et grand poète, mais versificateur incomplet, et il n’a pas su se compléter. Il avait le génie, il n’a pas su se donner le talent.

Quand on étudie son théâtre attentivement, on reste stupéfait, je dirai presque épouvanté des disparates qui éclatent même dans ses chefs-d’œuvre. On dirait un autre homme, une autre plume. Après des vers sublimes qui vous transportent, des vers charmants qui vous enchantent, des vers touchants qui vous émeuvent, des tirades entières qui vous enthousiasment ; tout à coup vous tombez comme on tombe dans une crevasse de glaciers, vous tombez, vous roulez dans une phraséologie filandreuse, dans un style de pacotille que je ne sais comment caractériser. Indigence de rimes, absence de rythmes, fausse élégance, incohérences d’images, impropriété de termes ; quelque chose de mou, de flasque, de factice, qui vous irrite et vous énerve.

Certes, Corneille aussi a fait de mauvais vers, mais ce sont des taches sur une belle étoffe ; chez Voltaire, c’est l’étoffe même qui est mauvaise, c’est la trame du style qui fait défaut ; l’Orphelin de la Chine, si admirable de conception et d’invention, est positivement illisible.

Les preuves de ce que j’avance abondent par milliers dans le répertoire de Voltaire. Je ne ferai que deux citations, qui suffiront pour expliquer ma pensée.

 
GENGIS-KHAN
Étouffez dans le sang ces fatales semences

Des complots éternels et des rebellions
Qu’un fantôme de prince inspire aux nations
.................................

ZOPIRE
Les flambeaux de la haine, entre nous allumés,
Jamais des mains du temps ne seront consumés,
Ne les éteignez pas, mais cachez-en la flamme,
Immolez au public les douleurs de votre âme !
...................................

ZOPIRE
Je ne sais quel penchant pour cette infortunée
Remplis le vide affreux de mon âme étonnée.
Soit faiblesse ou raison, je ne puis sans horreur
La voir aux mains d’un monstre, artisan de terreur.


Je m’arrête par respect pour Voltaire ; et je me demande comment une telle anomalie a pu exister ! Comment ! lui, le prosateur qui parlait un français si pur ! lui, l’écrivain si pénétré du génie de notre langue ! lui, l’admirateur si passionné de Racine ! lui, le commentateur si sévère parfois, mais si perspicace de Corneille ! lui, maître de tous les secrets de notre versification ! lui, enfin, l’auteur de tant de beaux vers, a-t-il pu leur imposer un tel voisinage ?

Je ne puis ni me l’expliquer, ni le lui pardonner. Je lui en veux du mal qu’il s’est fait, et du mal qu’il a fait ! Il n’a pas seulement à demi étouffé en lui un grand poète, il a porté un coup sensible à notre poésie elle-même. Notre beau vers tragique, que lui avaient légué nos maîtres, a dégénéré entre ses mains et s’est perdu sous la plume de ses imitateurs. Il a fait loi, il a fait école. Mme du Deffand raconte que de son temps il y avait, à Paris, soixante-neuf faiseurs de tragédies. Eh bien, pendant vingt-cinq ans, ces soixante-neuf prétendus poètes, tous élèves de Voltaire, ont versé dans le pur et limpide courant de la poésie française des flots d’alexandrins infectieux, qui ont altéré la source même.

On reproche aux auteurs dramatiques de l’empire leur goût pour la périphrase, leur horreur du mot propre, leur amour de l’abstraction. Mais n’est-ce pas Voltaire qui leur a donné l’exemple lorsque, dans Alzire, il a appelé des vaisseaux « ces châteaux ailés qui volent sur les eaux » ?

Il n’a fallu rien moins qu’une révolution, pour jeter bas ce système. La gloire de Victor Hugo est d’avoir été l’homme de cette révolution.

Ce qui a fait sa force, c’est qu’il est remonté droit à Corneille et au delà de Corneille. Il a nourri son vers de la vigoureuse sève de deux siècles de poésie. D’Aubigné lui a prêté la verve âpre du seizième siècle. Les poètes de la Pléiade, l’éclat de leurs rimes, de leurs rythmes et de leurs images. Il n’est pas jusqu’au langage de Rabelais dont les splendides truculences n’aient pu lui servir ; ainsi retrempé aux sources les plus fécondes, reforgé au feu de son propre génie, notre alexandrin est sorti de ses mains, solide et brillant comme un beau métal.

Je déplore plus que personne les bizarreries, les exagérations, les vulgarités, les mièvreries, les fausses naïvetés de tel ou tel passage des drames de Victor Hugo. Mais il y a sous tout cela une structure de vers si puissante, un gouvernement de la période si magistral, un tel souffle d’inspiration, que son style s’est imposé à toute la génération des poètes de notre siècle. Tous relèvent de lui, tous lui doivent quelque chose, sinon par imitation, au moins par affinité. Tous les drames en vers applaudis depuis trente ans portent son empreinte, ce que j’appellerai sa marque de fabrique, une facture solide et brillante.

Enfin, dernière preuve décisive de son autorité et dernière démonstration de l’idée générale de cette étude : deux drames du répertoire de Victor Hugo restent fièrement debout et sont en passe de devenir classiques : Hernani et Ruy Blas.

Certes, ces deux pièces prêtent fort à la critique comme pièces ! Qui donc les fait vivre et les fera survivre ? La poésie, le style.

Si Mérope, Zaïre, Mahomet, malgré tant de beautés dramatiques de premier ordre, ne se relèvent pas de leur chute, qui en sera la cause ? Le style.

Qui assure à nos chefs-d’œuvre classiques une durée égale à celle de notre langue ? Le style.