CHAPITRE XI

HISTOIRE DE NAPOLÉON IER DEPUIS SA MORT


Requiescunt in pace (Ils reposent en paix) ne s’applique pas à tous les morts. Il y en a qui sont plus actifs que des vivants. Bien peu d’hommes d’États, placés à la tête de notre gouvernement depuis plus de soixante ans, ont été aussi mêlés à nos affaires, quand ils étaient dans ce monde, que Napoléon depuis qu’il n’y est plus. Sa vie posthume fut aussi accidentée que sa vie réelle. Trente ans d’une marche ascendante et triomphante qui rappelle les successions de ses victoires, puis, tout à coup, une catastrophe qui le précipite, ce semble, du comble de la gloire, comme sa dernière défaite l’avait précipité du trône.

C’est cette biographie d’outre-tombe que je voudrais retracer ici, sans aucun esprit de polémique, en simple narrateur, et en me bornant à ce que j’ai vu, ou entendu.

Une de mes parentes m’a souvent raconté qu’en 1813, étant assise aux Tuileries, sur la terrasse des Feuillants, elle vit passer l’Empereur en voiture découverte et revêtu de son costume d’apparat : toque avec des plumes, le diamant le Régent au bord de la toque, manteau de velours noir, dessous de satin, enfin en habit de théâtre.

Il se rendait au Corps législatif pour demander une nouvelle levée d’hommes...

« Eh bien, me disait-elle, le croiriez-vous ? la foule l’a accueilli avec des huées et des sifflets ! »

Deux ans après, en 1815, circulait dans Paris une lithographie qui faisait grand bruit. Cette lithographie était, je crois, d’Horace Vernet. Elle représentait une scène de labourage. On voyait dans un champ une charrue tirée par un âne ; une femme dirigeait la charrue, et un enfant conduisait l’âne.

J’entendais dire autour de moi : Voilà ce que Napoléon a fait de la France !... Il n’y a plus dans nos campagnes, ni hommes valides, ni chevaux ; il a tout dévoré ! Ce sentiment était celui de la haute et moyenne bourgeoisie presque tout entière. Le peuple et l’armée restaient fidèles à l’Empereur ; mais les classes élevées et libérales le maudissaient comme un fléau, et le détestaient comme un despote.

Six ans plus tard, dans les derniers jours de mai 1824, une grande douleur se répandit sur presque toute la France. Beaucoup de familles prirent le deuil. Les personnes mêmes indifférentes gardaient le silence du respect devant un regret qu’elles ne partageaient pas. Quel évènement causait donc cette douleur ?... Qui pleurait-on ?... Napoléon !

Il était mort le 5 mai à Sainte-Hélène, et c’est l’annonce de sa mort qui jetait la désolation dans tant de cœurs. Un de ses ennemis les plus illustres et les plus ardents, Népomucène Lemercier, fondit en larmes en l’apprenant.

Comment expliquer un tel revirement dans l’esprit public ? Que s’était-il donc passé dans ces six ans, pour que l’homme, si haï en 1815, fût pleuré en 1821 ? Qu’y avait-il eu ? Il y avait eu... Sainte-Hélène !

M. Guizot m’a dit avoir tenu entre ses mains le cahier de géographie de Bonaparte écolier. Ce cahier, écrit tout entier de sa main, contenait l’énumération de quelques contrées de l’Afrique et se terminait par ce mot : « Sainte-Hélène, petite île ».

Certes, c’est un hasard bien saisissant que celui qui amenait un tel mot sous une telle plume, et au début d’une telle vie. Mais bien plus extraordinaire encore est l’influence de cette petite île sur cette destinée. Sainte-Hélène compte autant dans la carrière de Napoléon que Marengo ou Austerlitz : elle a autant fait pour sa gloire. C’est Sainte-Hélène qui, effaçant son despotisme sous ses tortures, l’a changé, lui, en martyr et ses ennemis en bourreaux ! C’est à Sainte-Hélène qu’il est devenu, pour les poètes Prométhée sur son rocher, le Christ sur son calvaire, Jeanne d’Arc sur son bûcher ! C’est Sainte-Hélène qui a fait de lui le plus admirable sujet d’inspiration lyrique, et a groupé autour de son nom, comme autant de coryphées, les voix immortelles de toute l’Europe : lord Byron, Manzoni, Pœtefi, Victor Hugo, Béranger, Casimir Delavigne. Enfin, c’est de Sainte-Hélène qu’est parti ce livre qui fit une véritable révolution en France, le Mémorial. Il faut avoir vécu dans ce temps-là pour se rendre compte de l’effet produit pas ces volumes. On eût dit une résurrection. C’était lui-même qui apparaissait dans ces pages. C’était sa voix qu’on entendait. Autant de paroles, autant d’oracles. Du haut de son rocher, il distribuait des récompenses, il rendait des jugements. Un mot de lui était un brevet ou un arrêt. Quand il disait du général Foy, du général Lamarque, du général Gérard : « C’étaient mes futurs maréchaux », il les faisait monter d’un grade dans l’armée. La pitié se mêlait au respect et à l’admiration. On s’attendrissait sur ce mari abandonné par sa femme, sur ce père séparé de son enfant. Quand nous lisions qu’il ne pouvait prononcer le nom de son fils sans que ses yeux se remplissent de larmes, nous nous sentions émus comme lui. Enfin, telle était la puissance d’attraction de cette petite île, que des vaisseaux se détournaient de leur route pour saluer de loin ce rocher ; on y faisait des pèlerinages pour s’incliner sur cette tombe, et j’ai vu distribuer autour de moi comme des présents et conserver comme des reliques quelques feuilles cueillies sur le saule qui ombrageait le sépulcre de Sainte-Hélène.

C’est sous l’impulsion de tous ces sentiments que se produisit un phénomène absolument étrange. Cette ombre rentra dans la vie active : ce mort devint un chef de parti. Les libéraux l’enrôlèrent dans leurs rangs. En réalité, rien de plus absurde que cet amalgame de bonapartisme et de libéralisme. Mais les masses n’y regardent pas de si près, ni les jeunes gens non plus ; nous tous, garçons de dix-huit à vingt ans, nous étions à la fois enragés bonapartistes et enragés libéraux. Quant aux chefs politiques, leur enthousiasme était calcul ; l’alliance avec Napoléon leur apportait deux auxiliaires puissants : le peuple et l’armée. Ils firent donc de son nom une arme de guerre contre les Bourbons. Les Bourbons, revenus avec l’étranger et le drapeau blanc, représentaient la défaite nationale et l’ancien régime ; ils lui opposèrent dans Napoléon le promulgateur du Code civil, le vainqueur de l’Europe, le défenseur de l’égalité, si bien que, quand les ordonnances de Juillet précipitèrent toute la population de Paris à l’attaque de la monarchie, on peut dire qu’à la tête des assaillants se trouvait le captif de Sainte-Hélène : Napoléon est un des combattants de Juillet.

Après la victoire, le butin. Il y eut sa part.

Le 7 août 1830, quand Louis-Philippe entre à la Chambre des députés pour y être proclamé roi, Napoléon y entra avec lui ; car c’est sous le drapeau tricolore que le nouveau souverain prêta son serment. Or qu’était-ce que le drapeau tricolore, sinon le souvenir vivant de la gloire impériale, tout autant que la gloire républicaine.

Deux mois après, le 7 octobre, un groupe de députés bonapartistes demanda à la Chambre la translation, sous la Colonne, des restes de l’Empereur. Des questions de politique étrangère, des difficultés de diplomatie, et peut-être aussi quelques prévisions justement craintives, déterminèrent le refus de la Chambre qui passa à l’ordre du jour.

Victor Hugo répondit à ce refus par une ode à la Colonne, qui était en même temps une iambe :

 
Oh ! quand tu bâtissais de ta main colossale
Pour ton trône appuyé sur l’Europe vassale
Ce pilier souverain,
Ce bronze devant qui tout n’est que poudre et sable,
Sublime monument, deux fois impérissable,
Fait de gloire et d’airain,

Oh ! qui t’eût dit alors, à ce faîte sublime,
Tandis que tu rêvais sous ce trophée opime
Un avenir si beau,
Qu’un jour à cet affront il te faudrait descendre,
Que trois cents avocats oseraient à ta cendre
Chicaner ce tombeau !


Toute la jeunesse récitait cette ode avec enthousiasme : « Chicaner ce tombeau » nous semblait sublime.

En vain Auguste Barbier répondit-il par ses strophes sur « le Corse aux cheveux plats ». On admira ses vers, mais on n’en tint compte ; et quant au vote de la Chambre, on le cassa de la plus originale façon. Les restes de Napoléon étaient proscrits... On les laissait en exil... Hé bien ! ce fut sa personne même qui fut ramenée en France ! Comment ? Rien de plus simple ; chaque soir, tous les théâtres de Paris, l’Odéon, la Porte-Saint-Martin, le Vaudeville, les Variétés, les Nouveautés, le Théâtre enfantin de M. Comte, produisirent sur la scène quelque épisode de l’Empire, c’est-à-dire l’Empereur même. On cherchait quel acteur, par sa taille, par son profil, par sa façon de mettre ses mains derrière le dos, ou de tenir sa lorgnette, pouvait le mieux rappeler le grand homme. Gobert, de la Porte-Saint-Martin, Edmond, du Cirque, se firent une réputation rien qu’avec cette ressemblance. Telle était la folie où ces espèces d’évocations jetaient la foule, que M. Provost, du Théâtre-Français, m’a raconté qu’à la Porte-Saint-Martin, dans un drame sur Sainte-Hélène où il jouait le rôle de Sir Hudson Lowe, il fut apostrophé à mi-voix par un des spectateurs de l’orchestre qui lui disait en lui montrant le poing : « Ah ! gredin ! Ah ! misérable ! Je vais te faire ton affaire tout à l’heure ! »

Bientôt trois évènements extérieurs vinrent successivement accroître encore le pouvoir de cette mémoire qui grandissait toujours.

En 1832, le duc de Reichstadt mourut à Vienne, et la mort du fils renouvela toutes les douleurs de la mort du père.

En 1836, le prince Napoléon fit sa tentative de Strasbourg. Cette échauffourée échoua, ce semble, dans le ridicule... Oui, pour les classes élevées, mais non pas pour le peuple. Elle donna un corps à ce qui n’était qu’un nom, changea un souvenir en une espérance : l’Empereur avait un héritier ! Enfin, le 21 août 1840, le gouvernement obéissant à une impulsion mystérieuse et irrésistible, M. de Rémusat, le ministre de l’intérieur, monta à la tribune et, d’une voix émue, demanda un crédit d’un million pour la translation des restes de l’Empereur à Paris. Cette déclaration tout à fait inattendue produisit dans la Chambre une sorte de commotion électrique, qui se répandit non seulement dans toute la France, mais dans l’Europe entière. Henri Heine a traduit l’émotion générale dans cette phrase caractéristique : « Le monde tressaillit à l’idée du géant de Sainte-Hélène sortant de son tombeau et se dirigeant vers la France, comme pour en reprendre possession ». Chose frappante ! pendant qu’en octobre 1830 cette même proposition avait été repoussée dédaigneusement par un simple ordre du jour, en 1840 elle ne rencontra qu’une seule voix opposante. Il est vrai que cette voix était celle de Lamartine. Relu à cinquante ans de distance, son discours reste comme un des plus beaux monuments d’éloquence politique. Les anciens donnaient au poète le nom de vates, prophète ; Lamartine, ce jour-là, mérita ce beau nom. Son discours, mélange incomparable de grandeur, d’ironie, de tristesse, de déférence pour le génie et de haine pour le despotisme, se termine par cette péroraison : « Vous le voulez ! Ramenez ces restes ! Placez-les où vous voudrez, à Saint-Denis, sous la Colonne, aux Invalides, mais gravez sur le monument la seule inscription qui réponde à votre enthousiasme et à notre prudence : A Napoléon seul. »

Ce mot sublime fut à peine entendu, et le 10 décembre 1840 arrivaient à Paris, ramenés par un fils de roi, ces restes qu’on appelait des cendres, comme pour leur prêter je ne sais quel poétique prestige d’antiquité. Ceux qui ont vu cette journée ne l’oublieront jamais. Ce fut un second retour de l’île d’Elbe. On eût dit un monarque rentrant en triomphe dans sa capitale. Le ciel même semblait s’être mis de la fête. Au ciel, le soleil d’Austerlitz ! Dans l’air, des milliers de petites étoiles de glace qui, en tombant, irisaient le sol et le char. Pour porte d’entrée, l’Arc de Triomphe ! Pour cortège, des débris de l’ancienne armée mêlés aux gloires de la nouvelle ! Sur tout le parcours, une foule innombrable, étagée sur des estrades et saluant, d’acclamations passionnées, chaque pas du char qui s’avançait ! Aux Invalides, toutes les autorités constituées, tous les pouvoirs publics, l’Armée, le Parlement, la Magistrature, l’Université, les Académies, en grand costume, inclinant devant ce cercueil, l’élite de la France libre ! Enfin, pour couronnement de cette journée d’apothéose, le Requiem de Mozart, chanté par ce que tout Paris comptait de plus illustres artistes !

A cinq heures, tout était fini. Le bruit et l’éclat de cette fête triomphale s’éteignaient peu à peu, et le soir, quand le silence et la nuit eurent repris possession de la ville, il y avait deux rois de France à Paris, l’un aux Tuileries, l’autre aux Invalides.

De 1840 à 1848, la France fut travaillée d’un mal étrange, que Lamartine caractérisa par un mot profond : « La France s’ennuie ! » Pourquoi s’ennuyait-elle ? Elle avait soif de gloire. Elle était reprise d’un besoin de bataille et d’aventure ; le grand Retour avait remué dans son âme tous ses ferments d’ardeur belliqueuse.

Le roi résistait avec toutes les forces de la conviction à ces agitations qu’il jugeait malsaines et dangereuses. Il se complaisait à s’entendre appeler le Napoléon de la Paix. M Thiers, tant qu’il fut ministre, avait poussé dans un sens contraire avec une énergie égale, et un jour, dans une discussion avec Louis-Philippe, il alla jusqu’à lui dire : « Sire, le Napoléon de la Guerre a péri par la guerre, le Napoléon de la paix périra par la paix. »

M. Thiers, ayant été remplacé par M. Guizot, retourna à ses travaux et publia, de 1845 à 1847, les premiers volumes de son Histoire de l’Empire. Nouveau triomphe de l’Empereur !

Là apparut en lui, non plus seulement l’homme de guerre, mais l’organisateur, l’administrateur, le législateur ; là se produisirent devant nous, dans tous leurs détails, ses grandes créations sociales : l’établissement du Concordat, la reconstitution de l’Université, l’achèvement de la promulgation du Code civil, la réorganisation de nos finances. Je ne sais quoi de plus sévère, de plus grave s’ajouta à sa gloire. Le souvenir de son despotisme, dont on ne souffrait plus, s’effaça devant ses services dont on profitait encore, et l’admiration réfléchie d’un grand nombre d’esprits sérieux se joignait peu à peu à l’enthousiasme des passionnés, quand éclata la révolution de Février.

Quelle part y eut-il ? Aucune, je crois. En réalité, personne n’a fait la révolution de Février. Elle s’est faite. Comment ? pourquoi ? Il y a là un mystère qui reste inexplicable. Mais une fois l’évènement accompli, une fois le trône renversé, le terrible hôte des Invalides rentra en scène et reprit sa part dans les évènements.

Quatre actes foudroyants, et qui rappellent ses campagnes d’Italie, signalèrent son intervention dans notre histoire.

En juin, il fit rentrer son neveu exilé.

En octobre, il le fit nommer député.

Le 10 décembre 1848, président de la République.

Le 2 décembre 1852, Empereur. En dix-huit ans, cette ombre avait brisé un trône, renversé une république, fondé une dynastie ! Que lui restait-il à faire ? Elle ne pouvait plus monter, non ! mais elle pouvait descendre ! Ici commence la seconde phase, et la plus extraordinaire peut-être, de cette destinée posthume.