CHAPITRE XII

LE LYCÉE LAMARTINE


La création des lycées de jeunes filles est l’œuvre propre du XIXe siècle. Elle l’honore grandement. Il a consacré ainsi dans l’éducation le légitime principe de l’égalité pour les femmes. Malheureusement, il l’a trop consacré. Il a oublié le second principe qui complète le premier : la différence. J’en fus frappé dès mon entrée dans le professorat universitaire. Les programmes des lycées de jeunes filles, et même ceux de l’École normale me parurent construits sur le modèle des programmes pour les garçons, surchargés comme les programmes pour les garçons. Je fis part de mes remarques, de mes regrets, de mes désirs, au directeur de l’enseignement secondaire, au vice-recteur de l’Académie. Ils voulurent bien m’écouter, même me dire qu’on en tiendrait compte ; et en effet quelques progrès furent faits dans la voie que je désirais. Mais rien de décisif. C’est alors qu’en 1895, trouvant une occasion favorable dans la création du Lycée Lamartine, je formulai et publiai l’ensemble de mes idées dans une lettre adressée à M. Gréard. Voici cette lettre. A Monsieur Gréard, vice-recteur de l’Académie de Paris. J’ai appris avec une vraie joie que le nouveau lycée de jeunes filles, qui s’ouvre à Paris, s’appelle le Lycée Lamartine. Je vois là plus qu’un titre ; j’y vois une promesse, j’oserai presque dire un programme.

Toutes les grandes fondations, placées sous l’invocation d’un mort immortel, ne se contentent pas d’inscrire son nom sur la façade de l’édifice, elles s’inspirent de son esprit, elles font pénétrer son âme dans l’œuvre entière ; ce nom brille au dedans de la maison comme au dehors.

Eh bien ! il m’a semblé qu’une sorte de renouvellement entrait dans l’enseignement des jeunes filles avec le nom de Lamartine. J’ai senti, à ce nom, se préciser, se formuler en moi quelques pensées qui s’agitent dans ma tête depuis longtemps déjà, et je m’aventure à vous les exposer aujourd’hui, non à titre de programme, mais à la façon de ces graines qu’on jette, un peu au hasard, avec l’espoir que quelques-unes ne seront pas stériles. Les programmes de nos lycées sont pleins et solides. Ils ont le double mérite de constituer une éducation sérieuse pour les femmes, et de répondre à un besoin impérieux de la société moderne.

Le temps n’est plus où, dans la classe moyenne, dans la petite bourgeoisie, les filles se résignaient à une existence toute passive, et acceptaient, comme une nécessité, la gêne, l’oisiveté, souvent le célibat. Aujourd’hui, elles veulent avoir les mêmes droits que les filles du peuple. Elles veulent agir, gagner leur vie, gagner leur dot, contribuer au bien-être du ménage. Nos lycées leur en donnent les moyens. Après leurs classes terminées, le professorat, les lettres, les administrations publiques ou privées, le haut commerce, la haute industrie, les mille applications de l’art et de la science, offrent à celles qui en ont besoin des places honorables et lucratives. Vie matérielle et vie intellectuelle, voilà ce qu’elles doivent à l’enseignement nouveau, et le succès de l’œuvre répond de son utilité : nos lycées regorgent d’élèves.

Le but, cependant, est-il tout à fait atteint ? Non. Un fait positif le prouve. Toute une partie de la société française, et non la moins notable, fait défaut dans nos lycées. Parcourons les listes des parents ; nous y trouvons des familles de professeurs, de fonctionnaires, de commerçants, d’industriels, de médecins ou de pharmaciens à leur début, c’est-à-dire la petite et moyenne bourgeoisie, la bourgeoisie travailleuse ; au-dessus des classes populaires, au-dessous des classes élevées : le niveau s’arrête là.

Que l’aristocratie nobiliaire et l’aristocratie financière nous manquent, je ne m’en étonne pas. Leur préjugés leur feront longtemps encore repousser la camaraderie de leurs filles avec les élèves de moindre condition, comme une mésalliance. Mais pourquoi n’avons-nous pas la classe si nombreuse et si intelligente de la bourgeoisie riche et même aisée ? Pourquoi n’avons-nous aucune des sommités sociales, professionnelles, artistiques ? Pourquoi ?

Un mot que m’a cité un de nos derniers Ministres de l’instruction publique m’a éclairé sur un point important. Il demandait à un député de simple bourgeoisie pourquoi il n’envoyait pas sa fille à un de nos lycées. « Parce que vous apprenez à vos élèves un tas de choses dont nos filles n’ont que faire. »

Qu’entendait-il par nos filles ? Ce qu’on entend par ce terme général : les jeunes filles du monde, les jeunes filles dont la dot est toute prête, la vie toute faite, qui n’auront à y représenter que le goût, l’élégance, l’amour des arts, la distinction des manières, le loisir intelligent, et qui, à ce titre, ont une réelle influence sur le jugement du public dans les questions littéraires et artistiques. Or, nos lycées peuvent-ils se passer de cette sorte d’élite ? Un enseignement public qui ne la comprendra pas ne sera-t-il pas forcément incomplet ? Nul doute. Il faut donc la conquérir à tout prix, il faut la disputer aux cours publics, aux cours privés, aux institutions particulières. Comment ? Rien de plus simple. L’Université n’a qu’à s’imiter elle-même. Qu’elle fasse pour les jeunes filles ce qu’elle a fait pour les garçons ; qu’elle crée un second enseignement, un enseignement moderne et approprié à une certaine classe d’élèves. Relisons donc, dans cette pensée, les divers programmes actuels, et cherchons ce qu’on pourrait y changer, y ajouter, y prendre.

Je commence par l’histoire.

Une première chose me frappe. La disparition de l’histoire sainte. Elle n’existe plus dans les programmes, ni de nom, ni de fait. Autrefois l’histoire sainte était le fondement de toute éducation de jeune fille, c’était trop et trop peu ; aujourd’hui, elle est noyée dans les annales des Égyptiens, des Assyriens, des Babyloniens, etc. C’est-à-dire qu’on l’a dépouillé de tout ce qui en fait l’intérêt, la couleur, le caractère, l’individualité, pour la jeter, sèche et morte, dans la plate réalité de la nomenclature. Les plus grands hommes ne sont plus que des ombres. Les plus grands noms ne sont plus que des étiquettes. Une telle exclusion me semble inexplicable. Au simple point de vue de la poésie, de l’art et de l’histoire, l’Écriture Sainte n’a-t-elle pas été l’alma parens des imaginations et des âmes pendant quinze générations ? N’a-t-elle pas produit une foule de chefs-d’œuvre ? Rayer un tel livre de l’éducation des jeunes filles, c’est tarir en elles une des plus pures sources de poésie ; c’est briser un des liens les plus sacrés entre elles et nos pères. Quelle heureuse occasion de réparer une telle faute que l’inauguration du Lycée Lamartine ! N’a-t-il pas eu, lui, pour premiers maîtres, sa mère et l’Écriture Sainte ? Faisons donc revivre en son nom, dans l’imagination de nos jeunes filles, les sublimes figures de Moïse et d’Abraham, les touchantes histoires d’Esther, de Ruth, de Joseph, ne fût-ce que pour leur apprendre à mieux goûter Racine, Fénelon, Bossuet, Le Poussin, Rembrandt, Raphaël, Michel-Ange, tous les grands génies enfin qui se sont inspirés de l’Écriture Sainte ? Après l’histoire sainte, l’histoire de France.

Elle occupe trop peu de place dans les programmes actuels. A partir de la quatrième année, elle rentre dans l’histoire générale ; c’est le contraire qu’il faudrait. Que les annales des autres nations figurent et tiennent un rang important dans l’enseignement historique, rien de plus juste ; mais à la condition que notre histoire à nous en reste la base, le centre, le pivot. Pourquoi ? Parce que notre premier devoir est de faire de nos élèves, nouvelles ou anciennes, des Françaises. Nul ne sait ce que réserve l’avenir à notre pays. De rudes épreuves, de sérieuses luttes nous attendent peut-être. Il faut préparer les femmes à ces luttes ; il faut les armer contre ces épreuves, car ce seront les leurs comme les nôtres. Pour cela, un seul moyen : leur rendre le mot de Patrie aussi sacré que les mots de Dieu et de famille ; leur mettre au cœur un profond amour de la France, et, pour la leur faire aimer, la leur faire connaître. Seulement, entendons-nous sur ce mot « connaître ». On ne connaît pas une nation parce qu’on sait combien elle a soutenu de guerres, combien elle a signé de traités de paix, de commerce, d’industrie, ce n’est là que le squelette de l’histoire, et ce qu’il faut à nos élèves, c’est l’histoire en chair et en os !... Que la France devienne pour les jeunes filles, comme une personne réelle dont un témoin ému leur raconte, phase à phase, toute l’existence. Ce récit doit être à la fois très sommaire et très détaillé : très sommaire pour ce qui ne les touche pas, très détaillé pour ce qui les touche. Il y a dans l’histoire une foule de choses, et de choses considérables, auxquelles les femmes restent forcément indifférentes et étrangères. Telles sont les opérations militaires, les combinaisons politiques, les organisations administratives, etc. Pour celles-là, bornez-vous aux lignes principales, aux grandes masses, aux vues d’ensemble. Mais quand vous arrivez à ce qui émeut les femmes, à ce qui, dans l’histoire, est l’âme humaine en action, c’est-à-dire les évènements héroïques et pathétiques, les grands hommes, les caractères, l’existence intime, les mœurs, les coutumes, les goûts, les passions, oh ! alors, entrez résolument dans les détails qui seuls constituent la vie. Sans doute un tel enseignement est difficile, par cela même qu’il va à l’encontre de tous les livres de classe, précis, sommaires, etc. Heureusement nous ne manquons pas de jeunes professeurs qui ne demandent qu’à sortir de la routine, et ils ont devant eux des modèles qui peuvent leur servir de guides : Michelet, Augustin Thierry, et Lamartine, avec son génie de divination. Certes, rien qui ressemble moins à un érudit que Lamartine ; mais prenez les Girondins, et les deux premiers volumes de la Restauration : quel relief ! quelle couleur ! quelle analyse profonde des individus ! quel sentiment des masses ! Personne n’a peint d’une touche plus large, et d’un pinceau plus puissant, les grandes journées de la Révolution.

Voilà l’histoire telle qu’il la faut à nos élèves, voilà nos maîtres.


La Géographie.

Admirable science, et admirablement enseignée aujourd’hui. Quand je pense à ce que dans ma jeunesse était pour nous la Terre ! Je ne dirai pas, comme dans la Bible, un tapis étendu sous les pieds de l’Éternel. Mais ce globe figuré sur une feuille de papier nous représentait quelque chose de plat et de mort. Aujourd’hui tout y est en relief et vie. La terre nous apparaît, hérissée de montagnes, couronnée de glaciers, empanachée de forêts, enveloppé et parsemée d’océans, c’est presque un être. Pourtant j’ai un grief contre la géographie actuelle. Elle a l’humeur trop conquérante, elle s’annexe, sous prétexte de voisinage, de cousinage, la géologie, la minéralogie, la statistique, la climatologie, etc., toutes sciences fort intéressantes sans doute, mais les élèves, les élèves ! Pensons à leur surcharge. On est tombé d’un excès dans l’autre. L’ancienne méthode, avec sa passion de nomenclature, faisait de nos élèves des géographes, des officiers d’état-major : aujourd’hui on en fait des encyclopédistes. Cherchons la mesure.


Les Lettres.

Pour les lettres, un mot suffit. Beaucoup moins d’histoire littéraire, et beaucoup plus de littérature. L’objet principal, j’oserais presque dire l’objet unique de ce cours, devrait être de développer dans nos élèves le goût, d’apprendre à nos élèves à admirer. Le goût des choses, et le goût dans les choses, c’est-à-dire une sympathie vive mais intelligente ; une sympathie qui choisit ; une sympathie qui soit un jugement. Qu’on le sache, une jeune fille qui sentirait et expliquerait bien les beautés d’une seule fable de La Fontaine serait plus forte en littérature, mériterait un rang plus élevé dans un examen, que celle qui énumérerait l’un après l’autre, sans en oublier un seul, les noms de tous nos poètes depuis Marot, y compris la date de leur naissance et celle de leur mort. Heureusement, nous avons pour les études littéraires un modèle excellent : Sainte-Beuve. Il a su allier, dans une mesure merveilleuse, la biographie et la critique, l’intérêt humain et l’intérêt artistique. Ajouterai-je qu’ici encore Lamartine peut nous venir en aide ? Son cours familier de littérature n’est certes pas ce qu’on apprécie tant aujourd’hui, un livre fortement documenté ; mais le charme, la nouveauté des aperçus, éclatent à chaque page, et çà et là se rencontre un chef-d’œuvre. Je ne sais rien de plus délicieux que le chapitre sur l’archevêque de Cambrai, c’est le portrait de Fénelon fait par Fénelon lui-même.

Nous voici maintenant en face de trois facultés qui tiennent une grande place dans les programmes actuels.

La grammaire, l’arithmétique, voire même une partie des mathématiques qui est obligatoire jusqu’à la quatrième année. Ici, selon moi, se posent et s’imposent des réductions qui sembleront bien radicales ; mais ma conviction est que le temps des programmes encyclopédiques est passé. L’abondance toujours croissante des connaissances humaines les fait ressembler à un festin pantagruélique ; chaque plat est excellent, mais il faut nécessairement choisir ; on ne peut pas manger de tout. Une des premières règles de l’éducation d’aujourd’hui doit être : consentir à ignorer.

Commençons par la grammaire. Je la réduirais à l’orthographe. Qu’est-ce que nos jeunes filles ont à faire des curiosités philologiques et étymologiques ? Est-ce que nous avons à élever des grammairiennes ? Qu’elles sachent aussi bien le français que Mme de Lafayette, ou Mme de Maintenon, je dirais même volontiers que Lamartine, je ne leur en demande pas davantage.

Pour l’arithmétique, je la réduirais aux quatre règles en y ajoutant un peu de fractions, si vous voulez, par concession. Mais quel besoin ont nos filles des problèmes de calcul, des règles composées, etc. ? Est-ce qu’elles sont destinées à être des comptables ? Qu’elles sachent tenir leur maison, et régler leurs livres de comptes ; Molière ne leur demande pas autre chose. Croyons Molière.


Les Mathématiques.

Pas de mathématiques du tout, je dis, bien entendu, des mathématiques obligatoires. Que les jeunes filles qui en ont le goût et l’aptitude trouvent dans nos lycées le moyen d’y satisfaire, rien de mieux. Mais soyez assuré que, sur dix élèves, il y en a huit pour qui l’algèbre... sera toujours de l’algèbre. J’en parle savamment. Jamais, vous m’entendez bien, jamais je n’ai pu parvenir, non pas à résoudre un problème de géométrie, mais à le comprendre. On m’aurait menacé de me tuer sur place, que je m’en serais pas venu à bout. Ne condamnons pas toutes nos élèves à une étude qui serait pour la plupart une souffrance, et une souffrance stérile. Il y a un mot qui m’a toujours paru d’une énergie singulière : c’est se casser la tête. Ne cassons pas ces têtes délicates et frêles ! N’y faisons rien entrer à coups de marteaux !

Je sais qu’une opinion assez courante est que la géométrie et l’algèbre donnent plus de rectitude à l’esprit des femmes, leur apprennent à mieux raisonner. Entendons-nous. A mieux raisonner ? Peut-être. Mais à être plus raisonnables ? Non. Les femmes ont, selon moi, dans les choses de la vie, un bon sens pratique au moins égal à celui des hommes. Elles voient parfois plus juste, et plus vite juste que nous. Mais l’a+b n’est pour rien dans leur affaire. C’est chez elles instinct, divination. Elles ont parfois raison sans pouvoir dire pourquoi. Ne gâtons pas ce beau don naturel par nos études pédantesques. Rappelons-nous ce vers devenu proverbial :

 
Et le raisonnement en bannit la raison.

Viennent enfin les langues vivantes et les sciences naturelles.

Ici il ne s’agirait plus de supprimer ou de réduire, mais de compléter et d’accroître. Une partie du temps pris à l’étude de la grammaire, de l’arithmétique, des mathématiques, et à l’ensemble des programmes, serait, je crois, utilement employé par la création de deux cours nouveaux, et tout consacrés au développement du sentiment littéraire et de la pensée.

L’étude des langues vivantes est, dans les lycées, pour les nouvelles élèves comme pour les anciennes, d’une utilité incontestable, et d’une insuffisance absolue. C’est pour toutes un point de départ excellent, mais ce n’est qu’un point de départ. Elles y apprennent à traduire une page d’anglais ou d’allemand, à écrire une lettre, à échanger quelques mots de conversation, ce qui leur servira beaucoup dans le courant de la vie ordinaire. Mais ce serait une grande illusion de croire qu’elles arriveront, par ces études, à pénétrer le secret d’une langue et le génie des grands écrivains, à entrer en communication directe avec les chefs-d’œuvre, à lire un drame de Shakespeare ou de Gœthe dans le texte. Cette pleine possession d’un idiome étranger ne s’acquiert pas sans de très fortes études spéciales ; nous ne demandons à nos élèves que d’apprendre avec leurs professeurs d’anglais ou d’allemand à faire des thèmes ou des versions. Est-ce assez ? Non, car c’est rester sur le seuil du temple. Je voudrais donc les y faire entrer par une autre voie. Je voudrais qu’un autre enseignement, plus large et plus fécond, élevât leur intelligence, allât jusqu’à leur âme, et leur laissât une impression profonde et durable.

Pour cela, ne nous bornons pas aux quelques leçons de littérature ancienne éparses dans les programmes, non ! Ce que je voudrais, c’est la création d’un cours complet, méthodique, et fait en français, des principales littératures étrangères. Le professeur y mêlerait sans cesse l’interprétation et les citations traduites. L’étude de la langue proprement dite n’aurait aucune place dans ce cours, on n’y chercherait que l’appréciation intime de chacun de ces génies étrangers. Sophocle y entrerait comme Shakespeare, et Dante comme Homère. On pourrait même faire appel aux poésies populaires, et je ne doute pas que l’apparition successive de tant de formes différentes de l’inspiration poétique, ne frappât fortement l’imagination des jeunes filles et ne développât en elles un des moyens d’instruction les plus féconds : l’esprit de comparaison. Ces chefs-d’œuvre s’éclaireraient l’un l’autre par le contraste, et nos élèves comprendraient mieux le génie de la France, en voyant ce qui a été créé d’immortel dans l’art, en dehors d’elle. Veut-on la preuve évidente de l’utilité et du charme des chefs-d’œuvre étrangers dans la traduction ? Qu’on aille à la ComédieFrançaise, et qu’on voie les succès éclatants d’Œdipe, d’Hamlet, d’Antigone.

De même pour les sciences. Elles règnent aujourd’hui trop souverainement dans le monde ; elles passionnent trop toutes les intelligences ; elles renouvellent trop toutes les formes de l’activité humaine ; elles ouvrent trop d’horizons inconnus à l’imagination comme à la pensée ; elles font éclater autour de nous trop de merveilles qui ressemblent à des prodiges, pour que nos jeunes filles puissent y rester étrangères. Seulement, au lieu de les y faire pénétrer par la route aride et ardue des abstractions mathématiques, plaçons-les résolument en face de l’univers même ! Que la création leur apparaisse telle que le créateur l’a faite, et telle que la créature l’a transformée ou devinée. Certes, les lois célestes sont chose bien admirable, mais n’est-ce pas bien beau aussi de les avoir comprises et expliquées ? Rien sans doute de plus prodigieux, que les forces de la nature en pleine expansion ou en plein déchaînement ; mais n’est-ce pas bien extraordinaire aussi, de les voir domptées, utilisées, domestiquées ? Eh bien ! imaginons-nous un cours ayant pour sujet ce double spectacle. Un cours de sciences fait à la façon d’Arago, sans sciences. Figurons-nous une histoire vivante, biographique, familière, mise à la portée de tous, des grandes inventions et des grands inventeurs ! Et demandons-nous si de telles leçons n’initieraient pas pour toujours nos élèves au mouvement intellectuel le plus merveilleux de notre époque, et si elles ne leur graveraient pas au cœur une inoubliable image de la toute-puissance divine et de la grandeur humaine.

Je m’arrête, mon cher ami, j’en ai assez dit, je me fie à vous pour démêler dans mes idées ce qu’elles peuvent avoir d’applicable, et pour l’appliquer.

On commence à demander de tous côtés ce que je réclame. J’ai entendu les membres du jury d’agrégation et du jury d’aptitude, les professeurs de Sèvres, les professeurs de Fénélon, les élèves, voire M. le Directeur général de l’Enseignement secondaire, eh bien ! tous, tous en face de nos programmes, n’ont qu’un mot, je dirai qu’un cri : De l’air ! de l’air ! J’ajoute, moi : et de la lumière ! Si en effet nos élèves étouffent dans nos programmes, ce n’est pas seulement parce qu’elles s’y sentent trop serrées, trop foulées, c’est que l’atmosphère qu’elles y respirent est lourde, épaisse, brumeuse, cela manque d’oxygène et de soleil. Changeons donc d’altitude. La création de nos lycées a déjà élevé l’éducation des jeunes filles de bien des centaines de mètres au-dessus du niveau de la mer ; eh bien ! montons encore, mais en restant dans les régions accessibles : pour cela résumons nos desiderata en quatre formules précises et pratiques :

1°) Rayer des programmes tout ce qui ne s’apprend que pour s’oublier au bout de six mois ou de six jours. Cela seul les allégera d’un grand quart ;

2°) Chercher avant tout dans l’éducation ce qui survit à l’éducation ; allumons au cœur de nos élèves un feu qui dure ;

3°) Instruire moins et élever plus. Laissons plus de place à la famille ;

4°) Féminiser ― je ne dis pas efféminer ― féminiser l’enseignement, c’est-à-dire l’approprier à la nature et à la destinée des femmes. Elles veulent être intéressées ?... Intéressons-les ! Elles veulent être amusées ?... Amusons-les ! Mais en ayant toujours soin que l’agréable même repose sur un fond d’idées sérieuses. C’est le fait des architectes habiles : une élégante habitation sur des fondations solides. Enfin jetons dans nos programmes le libre essor, l’imagination, la largeur des vues, tout ce que représente le nom de Lamartine.

E. Legouvé


Cette lettre n’a pas été sans résultat. Envoyée à tous les recteurs d’Académie, sur le conseil et par les soins de M. Gréard, elle a obtenu d’eux un accueil très favorable. Depuis plusieurs commissions, rassemblées au Ministère de l’instruction publique, ont réclamé et voté la simplification et l’appropriation des programmes. Ce n’est encore qu’un pas, mais le progrès amène le progrès. Quand et dans quelle mesure se produira ce changement ? je ne sais ; mais il en sera de lui comme de l’enseignement moderne, il se réalisera, parce qu’il a deux raisons d’être : la nature des femmes et la force des choses.