CHAPITRE VI

J.-J. ROUSSEAU ― QUE RESTE-T-IL DE SES IDÉES DANS LA SOCIÉTÉ MODERNE ?


Il y a deux sortes d’immortalités pour les hommes de génie. L’une active, l’autre passive ; l’une qui n’est que de la gloire, l’autre qui est encore de la vie.

Bossuet et J.J. Rousseau en offrent deux illustres exemples.

Depuis deux cents ans, la renommée littéraire de Bossuet n’a fait que s’accroître ; aucun prosateur, dans aucune langue, ne le dépasse et peut-être ne l’égale. C’est une étoile fixe de première grandeur dans le domaine intellectuel. En revanche, quelle influence est la sienne dans le monde des faits actuels ? Quelle action exercent ses idées sur notre vie politique, sur notre vie de famille, sur notre vie sociale ? Aucune. C’est un des ces arbres immenses et toujours verts, comme le cèdre, dont les racines ne poussent pas de rejetons.

Tout autre nous apparaît J.J. Rousseau.

Son influence, énorme sur son temps, reste considérable aujourd’hui. On retrouve sa trace partout. Il est mêlé à tout ce qui nous touche. Lui aussi, je le comparerais à un arbre, mais à un arbre à racines traçantes ; les peupliers, les acacias, projettent, à 200 ou 300 mètres de leur tronc, des rejetons qui surgissent tout à coup au milieu des gazons et des champs ; c’est ainsi que les idées de Rousseau se font jour, à deux cents ans de distance, dans nos mœurs et dans nos lois.

Étudier ce phénomène, c’est-à-dire mettre, à côté de ce que fut Jean-Jacques au XVIIIe siècle, ce qu’il est encore aujourd’hui, tel est l’objet de notre travail. Qu’on ne s’attende ni à une apologie, ni à un réquisitoire. Selon moi, aucune plume n’a peut-être fait autant de bien et autant de mal que la sienne. Je dirai le mal comme le bien ? Peut-être y suis-je mieux préparé qu’un autre, car j’ai passé, pour lui, par les états d’esprit les plus différents. Dans ma jeunesse, il m’a inspiré une admiration passionnée ; dans mon âge mûr, j’ai senti pour lui une sorte de répulsion si vive, que j’ai refusé de prendre la parole dans une cérémonie publique, organisée il y a quelques années en son honneur.

Aujourd’hui, plus calme et plus juste, je vois en lui un des génies les plus troublés, les plus troublants et les plus féconds de notre littérature. C’est là ce que je voudrais peindre, en parcourant successivement les divers points sur lesquels s’est portée sa pensée : la nature, la famille, l’éducation, l’amour, les questions sociales, les sentiments religieux.


La Nature.

De bien grands écrivains ont aimé et célébré la nature avant J.J Rousseau. D’où vient donc qu’il se soit fait parmi eux une place si particulière, la première peut-être ? De ce que tous ils ont chanté la Création, les yeux levés au ciel ; lui, les yeux baissés vers la terre.

Je m’explique : Lisez l’admirable description de l’univers dans le Traité de l’existence de Dieu par Fénelon ; puis, ouvrez les Rêveries du promeneur solitaire de Jean-Jacques. Quel contraste ! Ce que dépeint le premier, ce sont les magnificences du monde ; c’est le ciel, ce sont les astres, c’est l’Océan ; ce sont les éternelles lois de la création ! Ce qui attire l’autre, c’est ce que la nature a de plus humble, de plus caché, de plus intime, de plus infime. Un peu de mousse au pied d’un arbre ; une petite source au fond d’un bois ; errer seul à travers les bruyères ; se coucher au fond d’un bateau, et là, étendu sur le dos, regarder passer les nuages ! Puis, allant de la rêverie à la science, devenir botaniste, faire ainsi un pas de plus dans l’intimité de la nature ; la surprendre dans les plus mystérieux secrets de la germination ; substituer enfin le microscope au télescope, voila le caractère particulier du génie pittoresque de Rousseau.

Il va plus loin. Il ne se contente pas d’aimer ce qui est sauvage ; il aime ce qui est rustique. La vie agreste, la vie des champs, la culture, les cultivateurs l’attirent et l’inspirent comme la solitude, comme le silence des grandes forêts. Il découvre une sorte de poésie dans les conditions les plus humbles, dans les occupations rurales les plus vulgaire. Enfin, le caractère du talent de Rousseau se résume en deux mots : sentiment profond de la nature intime, sentiment profond de la vie de campagne. Or, qu’est-ce que cela ? sinon la définition de la grande école paysagiste du XIXe siècle ; je dis paysagiste, car j’y comprends les peintres comme les écrivains : tous nos artistes, qu’ils aient en main une plume ou un pinceau, qu’ils s’appellent Bernardin de Saint-Pierre ou Loti, George Sand de Valentine, ou George Sand de la Mare au Diable ; Troyon et Daubigny ou Millet, tous sont des descendants directs ou indirects du Promeneur solitaire.

Mais voici un résultat bien plus extraordinaire des idées de Jean-Jacques. Elles ont passé des livres et des tableaux dans les faits ; elles ont produit un changement dans nos mœurs, dans nos habitudes intimes.

Dans ma jeunesse, la bourgeoisie n’allait pas à la campagne. C’était une habitude, un privilège réservés à l’aristocratie. Les grandes familles séjournaient longtemps dans leurs terres, et les femmes y continuaient le rôle des châtelaines d’autrefois.

Aujourd’hui le goût de la vie de la campagne fait partie de notre vie à nous tous, bourgeois petits ou grands. Quelle est la femme de magistrat, d’avocat, de médecin, de commerçant, d’écrivain, d’artiste, qui n’ait pas, pour objet d’ambition, une habitation plus ou moins importante dans un village, où l’on plante, dans un terrain à soi, des arbres à soi, et où l’on s’enracine avec ses arbres ? C’est tout un changement d’existence. Cueillir ses fleurs, faire ses bouquets, récolter ses fruits, ramasser ses œufs, revenir des bois avec des brassées de plantes sauvages et en habiller les coins du salon, tout cela devient autant d’occupations qui calment, rassérènent, reposent, retrempent. Puis, peu à peu, la famille s’agrandissant, la petite maison devient centre. Là s’élèvent les enfants, là se retirent les vieux, là se refont les santés, là s’équilibrent les budgets, là se passent les premiers jours des lunes de miel ; là, à l’automne, au temps des vacances et des chasses, se réunissent les parents que la vie disperse et sépare. On se retrouve comme au pays natal. C’est une petite patrie de la grande. A qui les classes moyennes doivent-elles cette vita nuova ? A Rousseau.


La Famille.

J.J Rousseau a fait dans la famille une révolution qui dure encore. Comment ? avec un seul mot : Mères, nourrissez vos enfants.

Cette parole, impérieuse et impérative, retentit dans le dix-huitième siècle comme un coup de clairon. Les hautes classes prirent feu pour cette réforme. Mater nutrix devint le plus beau symbole de la maternité. La mode s’en mêla. On inventa une forme de robe qui était comme le costume de cette noble fonction. Elle s’exerçait dans les lieux publics ; la nudité même était un emblème de pureté. Mais le fait curieux, c’est que personne, pas même Rousseau, ne prévit les conséquences de cette innovation. En apparence, il n’y avait là qu’une habitude des classes d’en bas, adoptée par les classes d’en haut. Rousseau, ce semble, avait simplement dit aux femmes de noblesse et de haute bourgeoisie : Faites ce que font les femmes du peuple et de la bourgeoisie de province. En réalité, ce n’était pas moins que la réforme complète de la vieille famille aristocratique.

Jusque-là, dans les familles riches ou nobles, l’enfant, séparé de ses parents dès sa naissance, envoyé au loin, confié à des mains mercenaires, comptait à peine dans la maison paternelle. A la voix de Rousseau, le nouveau-né y rentra, suspendu au sein de sa mère, et ce petit hôte de plus renouvela tout autour de lui. Il devint le but de toutes les pensées, le point central de toutes les existences. Son premier regard, son premier sourire, sa première parole, son premier pas se transformèrent en autant d’événements domestiques et préparèrent ainsi cette nouvelle poésie qui est une des gloires de notre grande école lyrique, la poésie de l’enfance. Je dis de l’enfance, car il ne s’agit pas d’un seul nouveau-né, mais de tous. Les frères et les sœurs, les cadets et l’aîné y prirent place au même titre, au même rang ; et avec eux pénétrèrent dans le vieil édifice familial, fondé sur la hiérarchie, les sentiments naturels qui ont pour base l’égalité. Peu à peu, au souffle, au bourdonnement de tous ces petits êtres élevés en commun, disparurent toutes les différences de sexe et d’âge ; le droit d’aînesse disparaît, les droits dissemblables dans le partage des biens disparaissent, et le Code civil déclare tous les enfants égaux devant la loi comme devant la tendresse de leurs parents.

Autre changement. Les mères passèrent naturellement du rôle de nourrices au rôle d’éducatrices. Elles élevèrent sur leurs genoux ceux qu’elles avaient élevé à la mamelle. Elles leur donnèrent les premières notions de tout, les premiers principes de tout, les premières leçons de tout, comme elles leur avaient donné le premier aliment. Après l’enfance, vint l’adolescence ; après l’adolescence, la jeunesse ; les mères s’en emparèrent de même, et, de progrès en progrès, d’envahissement en envahissement, elles en arrivèrent à ce fait, véritablement extraordinaire, que nous voyons se produire aujourd’hui dans l’éducation publique, c’est-à-dire que partout, dans les lycées de garçons comme dans les lycées de filles, les mères ont leur place et leur part.

Je me rappelle que, dans ma jeunesse, au lycée Bourbon - aujourd’hui Condorcet - les externes libres, c’est-à-dire venant directement de chez leurs parents, ne formaient qu’une minorité infime et fort dédaignée ; aujourd’hui, à Condorcet et ailleurs, ils forment tout un groupe et tiennent souvent la tête. Qui a rendu ce changement possible ? Les mères. Leurs fils, devenus écoliers, sont restés leurs élèves. Elles surveillent le départ pour le lycée, le retour du lycée, l’emploi du temps en dehors des heures du lycée. Tenue des cahiers, récitation des leçons, parfois même correction des devoirs, tout rentre dans leur domaine. J’ai connu des mères qui ont appris les premiers éléments du grec et du latin pour être capables de juger ce qu’elles examinaient ou écoutaient.

Quant aux filles, les mères ne les donnent pas à l’instruction publiques, elles les lui prêtent. S’agit-il des cours de Sorbonne ou autres ? Les mères assistent aux leçons avec leurs filles, prennent des notes pour elles et avec elles. S’agit-il des lycées ? Les mères les y conduisent ou les y font conduire chaque matin, mais les reprennent à quatre heures et réalisent ainsi l’alliance si désirable de l’éducation publique et de l’éducation de famille. De là, entre les mères et les filles, une union que le temps n’altère pas, que le mariage ne rompt pas, que la vieillesse n’affaiblit pas, et qui mêle si étroitement ces deux existences qu’elles n’en font plus qu’une. Dieu me garde de nier les affections de famille d’autrefois ! Les mères aimaient tout autant leurs filles qu’aujourd’hui, mais autrement ; il n’y avait pas dans l’ancien monde ce qui se rencontre si souvent dans le nôtre : des mères et des filles amies intimes.

Quel est le point de départ de tous ces progrès ? La parole de Rousseau. Le croirait-on ? Depuis vingt-cinq ans, cette parole a acquis une valeur et une autorité encore plus considérables. Depuis vingt-cinq ans, le nombre des jeunes femmes, nourrissant leurs enfants, a plus que doublé. Un auxiliaire inattendu a pris parti pour l’idée de Rousseau : la nouvelle école médicale. Elle ordonne l’allaitement maternel non seulement dans l’intérêt des enfants, mais dans l’intérêt des mères. Nourrir ses enfants n’est plus une fatigue, c’est un renouvellement de santé, voire de beauté, et les jeunes femmes se sont soumises à l’ordonnance nouvelle avec une sorte de passion qui part d’un sentiment très particulier et très touchant.

Une d’elles me disait un jour : « Je ne comprends pas les grands peintres. Ils représentent toujours la Vierge regardant son fils suspendu à son sein ; que ne peignent-ils l’enfant regardant la mère ? Il y a dans cet échange des deux regards une fusion des deux êtres si profonde, que notre cœur en est inondé d’une joie indicible : Allaiter notre enfant, c’est créer entre lui et nous un lien de plus. »


L’Éducation.

Venons à l’éducation.

Émile est le chef-d’œuvre de J.J Rousseau. En dépit de ce qui s’y rencontre de chimérique, de paradoxal, il règne dans l’ensemble une telle grandeur morale, le style y est si puissant, la dialectique si pressante, les vues ingénieuses et pratiques y abondent avec une telle profusion qu’on peut dire hardiment que c’est un chef-d’œuvre.

Je ne m’arrêterai qu’à un seul point ; d’abord parce qu’il est peut-être le plus original, puis parce qu’il en reste encore quelque chose aujourd’hui.

Rabelais et Montaigne avaient, bien avant Rousseau, donné une grande place dans leurs plans d’éducation au développement de l’adresse et de la vigueur corporelles. Rousseau, avec sa fougue impétueuse et sa hardiesse d’initiative, fit un pas de plus ; il mit un outil dans la main de son élève. Il lui donna un état manuel. Il fit d’Émile un menuisier. Ce fut un sursaut général. Imiter Émile devint une mode parmi les jeunes gentilshommes. Ils étaient enchantés de jouer à l’ouvrier. Mais bientôt les événements se chargèrent de leur apprendre que le jeu pouvait devenir une occupation sérieuse. Vint la Révolution, vint l’émigration, et force fut bien aux jeunes émigrés de convenir qu’il pouvait y avoir, même pour eux, un autre métier que le métier des armes. Pendant que les jeunes duchesses ou marquises s’improvisaient modistes, couturières, lingères, et se fiaient pour vivre à l’adresse de leurs dix doigts, les fils des croisés ne dédaignaient pas de prendre en main un outil qui remplaçait l’épée de leurs pères et leur servait de gagne-pain. N’a-t-on pas raconté que, pendant l’émigration, un jeune seigneur se faisait quatre ou cinq mille livres de rente en allant assaisonner des salades en ville ?

Mais les deux plus illustres disciples de Rousseau furent un héritier présomptif et un prince de la maison royale : Louis XVI et le futur Louis-Philipe.

Louis XVI avait un vrai talent de serrurier. On dit qu’il ne fut pas étranger à la confection de la fameuse armoire de fer ; et ma grand’mère m’a raconté qu’un jour il s’aventura sur le toit des Tuileries pour réparer je ne sais quelle lucarne, et qu’il serait tombé en bas, sans un couvreur qui le retint par le fond de sa culotte.

Quant à Louis-Philippe, élevé à la Jean-Jacques par Mme de Genlis, il était homme de tous états. Personne ne saignait mieux que lui, et je tiens de M. Guizot que, sous la monarchie de Juillet, la reine d’Angleterre, se promenant dans le jardin potage du château d’Eu et admirant une très belle poire, le roi s’empressa de la cueillir et, tirant un couteau de sa poche, il commença à enlever la pelure. Sur quoi la reine se mettant à rire : « Que Votre Majesté ne s’étonne pas de mon talent, dit Louis-Philippe, quand, comme moi, on a été un pauvre diable roulant le monde pour gagner sa vie, on a toujours un couteau dans sa poche. »

Que reste-t-il aujourd’hui de ce goût jeté dans la société française par Jean-Jacques ? Plus qu’on ne le croit. Reportons-nous au XVIIe siècle. Se figure-t-on Corneille rabotant ? Racine bêchant ? La Fontaine clouant ? Ah ! le pauvre homme, je plaindrais bien ses doigts ! Or, maintenant, regardons autour de nous, et comparons : Victor Hugo était un tapissier émérite, je pourrais ajouter, et passionné ; car on raconte qu’à la mort de sa fille il s’enferma pendant un mois, sans vouloir voir personne, et qu’il employa ce temps à refaire le meuble de son appartement. Saint-Marc Girardin, dans sa propriété de Morsang, ne permettait pas à un menuisier d’entrer dans sa bibliothèque ; il taillait lui-même les montants, posait les rayons, assurait les tablettes. Quand il était fatigué de faire des livres ou d’en lire, il fabriquait de quoi les loger. Saint-Marc était-il une exception ? Nullement. Depuis plus de vingt ans, combien voyons-nous d’artistes, d’écrivains, d’avocats, de magistrats, de grands industriels, pour qui les vacances ne seraient pas complètes, sans le plaisir de greffer, de palissader, de scier, de raboter.

Qui a créé, pour la classe riche, l’éducation des doigts ? Jean-Jacques Rousseau !

Mince éloge, dira-t-on, pour un ouvrage comme Émile.

Selon moi, ce petit progrès est un des plus grands services que Rousseau ait rendus aux classes élevées. Heureux ceux d’entre nous qui savent se servir d’un outil ! Un travail manuel est un exercice pour le corps, un repos pour l’esprit, un élément de santé, un préservatif contre l’ennui, un plaisir, un intermède charmant. Que les femmes nous pardonnent certains de nos privilèges ! Elles ont leur aiguille.


La Nouvelle Héloïse ― Les Confessions ― Le Contrat Social.

Jusqu’ici notre étude n’a abouti qu’à l’éloge. Mais voici trois ouvrages qui, nous montrant en Jean-Jacques Rousseau le romancier, le narrateur et l’écrivain politique, nous amènerons à formuler nettement nos réserves et nos critiques.

Rousseau raconte avec complaisance que, le jour de la publication de la Nouvelle Héloïse, une grande dame, ayant reçu le volume, au moment où, tout habillée pour le bal, elle s’apprêtait à partir, elle se mit, en attendant sa voiture, à lire les premières pages et qu’elle ne se leva de son canapé qu’après avoir achevé le livre, à trois heures du matin.

Or, que reste-t-il aujourd’hui de ce roman qui passionnait si vivement l’imagination des femmes d’autrefois ? Presque rien qu’un nom ; je suis sûr qu’il n’a pas vingt lectrices. Certes, ce ne sont pas les belles pages qui y manquent. Je pourrais citer telle ou telle lettre, d’une éloquence et d’une poésie merveilleuses. Mais la déclamation, la convention, la rhétorique, le pédantisme y gâtent tellement tout, qu’à vingt ans, au plus fort de mon enthousiasme pour Rousseau, j’ai jeté là le livre, d’ennui. Veut-on, du reste, en toucher du doigt le vice irrémédiable ? Qu’on relise les lettres de la véritable Héloïse de l’Héloïse d’Abélard. Quel contraste ! La passion parle là toute pure, comme dit Molière. Tout y est sincérité, élan naturel, mots partis du cœur, et cette belle image du vrai fait ressortir et rend insupportable tout ce qu’il y a de faux ou de factice dans l’œuvre de Rousseau. Oserai-je ajouter ici un souvenir personnel ? Je me rappelle qu’entrant, il y a quelque années chez une jeune femme de mes amies, je la trouvai un livre à la main et riant aux larmes.

― Eh ! lui dis-je, quel est donc l’heureux auteur qui vous met ainsi en gaieté ?

Elle me tendit le volume ; c’était la Nouvelle Héloïse.

Voilà la condamnation sans appel de l’Héloïse de Rousseau. Pour nos jeunes femmes, elle est devenue comique.

Je ne parlerai pas des Confessions avec cette irrévérence. Si Rousseau n’avait pas écrit ce livre, il manquerait quelque chose à sa gloire et à la nôtre. Rien de plus génial n’est sorti de sa plume. Les descriptions, les récits, les portraits, les scènes s’y succèdent avec une variété absolument délicieuse. Et pourtant, malgré tant de beautés de premier ordre, les Confessions restent une œuvre malsaine et pernicieuse. Elle a fait beaucoup de mal dans son temps, elle en fait encore dans le nôtre. Le titre même est un scandale. Il défigure le noble mot de confession. Confession veut dire humilité. Les Confessions de Rousseau sont un monument d’orgueil. Confesser ses fautes, c’est s’en accuser et s’en repentir. Rousseau avoue toutes les siennes, mais pour se vanter de les dire. La première page est un témoignage de vanité poussé jusqu’à la folie : « Je fais une entreprise que personne n’a jamais tentée. Je veux peindre un homme tel qu’il est ; cet homme, c’est moi, et je défie aucun de mes semblables d’oser dire, après m’avoir lu : « Je vaux mieux que cet homme-là ! »

Le père, qui a mis ses enfants aux Enfants-trouvés, se proclamant l’égal de saint Vincent de Paul !

Ce n’est pas tout : sous prétexte que sa devise : Vitam impendere vero, l’oblige à dire toutes ses fautes, il dit celles des autres. Il flétrit la mémoire de sa bienfaitrice.

Ce n’est pas tout encore. Sous la plume de Rousseau, le Connais-toi toi-même de Socrate est devenu l’adoration de soi-même. Il ne nous épargne rien de ses avantages ni de ses infirmités. Tout ce qui est lui, lui semble digne de passer à la postérité. Sa complaisance à se raconter lui-même tourne parfois au grotesque. J’en trouve une preuve bien frappante dans les mémoires de la plus illustre de ses disciples... Madame Roland. Les disciples ont cela de terrible, c’est qu’en imitant les défauts de leurs maîtres, ils nous les montrent au travers d’un verre grossissant. Mme Roland entre, sur elle-même, dans des détails qui font ressembler l’inventaire qu’elle fait de sa personne à l’examen de conscience de la dévote la plus scrupuleuse. Elle se peint de profil, de trois quarts, de face. Elle note tous ses jeux de physionomie, elle sait qu’elle a la peau plus blanche à tel ou tel endroit qu’à tel autre, que son coup d’œil de côté est irrésistible ! Encore si son imitation s’arrêtait là ! Mais il y a chez Rousseau une absence de délicatesse native ; son cynisme de langage va parfois jusqu’à la grossièreté, et l’impression qu’on en reçoit, jusqu’au dégoût. Eh bien, le croirait-on ? Là encore, Mme Roland l’imite. Oui, Mme Roland ! la noble, l’austère, l’héroïque Mme Roland a écrit telle page qui nous fait rougir pour elle. Cette femme, qui a tant de vertus, ne sait pas ce que c’est que la pudeur. Les Confessions ont sali son imagination.

Que dirons-nous donc de leur action sur la littérature actuelle ?

Il y a aujourd’hui au théâtre, dans la poésie, dans le roman, une école bien étrange. Les chefs de cette école ont pour objet l’étude de l’âme humaine, mais dans cette étude ils ne s’attachent qu’à ce qui est morbide. Pour eux, la santé morale ne compte pas ; les sentiments simples et naturels ne comptent pas. Ce qu’ils recherchent, c’est ce qu’en médecine on appelle des cas, c’est-à-dire des exceptions monstrueuses ; ajoutez que plus ces monstruosités sont petites, insaisissables, infinitésimales, enfouies dans le fond du cœur comme les animalcules dans la vase, plus la recherche les intéresse et les passionne. C’est de la littérature microbienne. Ne les prenez pas pour des disciples de notre cher et immortel Pasteur ! S’il poursuit, lui, dans nos organes et dans notre sang, les corpuscules putrides, s’il les cultive, s’il les grossit par le microscope, c’est pour les combattre et les détruire. Rien de pareil chez nos écrivains ; eux aussi, ils grossissent leurs microbes, mais c’est pour les décrire avec complaisance, pour les mettre en valeur, pour leur donner une vie qu’ils n’ont pas et les faire pulluler. De là, dans leurs livres, je ne sais quelle odeur fade et nauséabonde d’une salle d’hôpital, d’un hôpital où l’on ne guérit pas. Quel est le chef de cette école ? Rousseau. Le germe de cette psychologie maladive et de cette infectieuse doctrine est dans les Confessions.

Vient le Contrat social, c’est-à-dire l’ouvrage certainement le plus étrange de Rousseau. Il est plus vivant aujourd’hui qu’à son époque. Autrefois, c’était une utopie ; actuellement, c’est une réalité, et une réalité fatale. Plus il va, plus il vit et plus il nuit. L’auteur est parti pourtant de deux sentiments excellents et absolument sincères, la pitié et la justice. Il a vue quelle misère pesait sur le peuple, et il s’est ému. Il a vu combien les classes riches oubliaient leurs devoirs à l’égard des classes pauvres, et il s’est indigné. Rien de plus légitime. Malheureusement, son goût pour les formules absolues et ses habitudes de dogmatisme ont faussé l’esprit du livre et en ont exagéré les conséquences jusqu’à les rendre redoutables. Osons le dire. En dépit de quelques vues justes et fécondes qui s’y rencontrent, le Contrat social est l’arsenal où les pires doctrines socialistes ont trouvé toutes leurs armes. C’est de là que vient cette étrange théorie de la société, où se trouvent biffés les mots bienfaiteur et obligé, charité et reconnaissance, et qui transforme tous ceux qui ne possèdent pas en créanciers réclamant leur dû, et tous les possesseurs, en débiteurs reniant leur dette. La célèbre phrase de Proudhon, La propriété c’est le vol, n’est pas dans le Contrat social, mais elle en est sortie.


La profession de foi du vicaire savoyard.

Arrivons enfin au sentiment religieux. Là se montre le grand Rousseau.

Un jour, à un dîner chez Mme d’Épinay, après une brillante conversation, où Diderot, d’Holbach, Helvétius avaient fait assaut d’athéisme dogmatique ou moqueur, Jean-Jacques, qui avait gardé le silence, se leva tout à coup, et d’une voix ferme et grave, il dit : « Eh bien, moi, messieurs, je crois en Dieu ! » Cette déclaration de foi dut une déclaration de guerre. D’un mot, Rousseau rompait nettement avec les encyclopédistes. Sans doute Voltaire à écrit ce vers : Si Dieu n’existait pas, il faudrait l’inventer, et plus d’une page du dictionnaire encyclopédique proclame l’existence de Dieu, mais il y a trop souvent, dans ce qui sort de la plume de Voltaire, je ne sais quel fonds de gaminerie, qui fait douter de la sincérité de ses meilleurs sentiments. J.J Rousseau est toujours ému et grave quand il parle de Dieu. Rappelons-nous cette page dans une des lettres a M. de Malesherbes :

« Bientôt, de la surface de la terre, j’élevai mes idées à l’être incompréhensible qui créa et embrasse tout. L’esprit perdu dans cette immensité, je ne pensais pas, je ne raisonnais pas, je ne philosophais pas, je me sentais, avec une sorte de volupté, accablé du poids de cet infini. J’étouffais dans l’univers, et je m’écriais : O grand être ! grand être ! sans pouvoir dire ni penser rien de plus. »

Il va plus loin dans le Vicaire savoyard. Il aborde la question du christianisme et des mystères, et il écrit ces mots textuels : « Quant à la révélation, je ne l’admets, ni ne la rejette ; je rejette seulement l’obligation de la reconnaître pour être sauvé. Quand au reste, je demeure dans un doute respectueux. »

Puis vient cette page absolument extraordinaire :

« Je vous avoue que la sainteté de l’Évangile est un argument qui parle à mon cœur. Voyez les livres des philosophes, qu’ils sont petits près de celui-là ! Se peut-il qu’un livre à la fois si sublime et si simple soit l’ouvrage des hommes ? Se peut-il que celui dont il fait l’histoire soit un homme lui-même ? Quelle douceur, quelle pureté dans ses mœurs ! Quelle profonde justesse dans ses discours ! Où a-t-il pris cette morale élevée et pure, dont lui seul a donné les leçons et l’exemple. »

« On a comparé Socrate au fils de Marie. Quelle distance entre eux ! Si la vie et la mort de Socrate sont d’un sage, la vie et la mort de Jésus sont d’un Dieu. »

Comprend-on l’effet que dut produire un tel langage à son époque ? Un philosophe associer ces deux mots, Jésus-Christ et un Dieu ! Déclarer la loi de l’Évangile supérieure à toutes les philosophies, allier la libre pensée la plus absolue au respect le plus profond de la doctrine chrétienne, et cela en plein encyclopédisme ! Au moment même où Voltaire jetait comme un cri de ralliement le mot célèbre : Écrasons l’infâme !

Ce qui devait arriver arriva. La voix de Voltaire couvrit la voix de Rousseau, non seulement pendant le XVIIIe siècle, mais pendant les trois quarts du XIXè.

Sous la Restauration, tout le parti libéral fut voltairien. Sous la monarchie de Juillet, Montalembert dit tout, en disant : « Nous sommes les fils des croisés, nous ne reculerons pas devant les fils de Voltaire. » Sous la troisième République le mot célèbre : Le cléricalisme, c’est l’ennemi, n’est que l’écho de : Écrasons l’infâme.

Mais, aujourd’hui, les choses ont bien changé, Rousseau a repris sa place dans la question religieuse. D’abord, éclate, de tous côtés, un besoin de croire et un regret de ne plus croire, qui a tout le trouble pathétique de la lettre à M. de Malesherbes. Ensuite, fait plus caractéristique encore, depuis quelques années, une élite de libres penseurs, éminents et croyants, à la tête desquels on peut citer M. Jules Simon et M. Barthélemy Saint-Hilaire, ont repris la double tradition de Jean-Jacques. Leur déisme, sincère et ardent comme le sien, engage résolument le combat contre les matérialistes.

Quant au christianisme, ils arrivent, comme le vicaire savoyard, à cette conclusion : Doute respectueux devant le dogme chrétien, admiration et reconnaissance devant les bienfaits et les vertus de la foi chrétienne ! Qu’est-ce, en effet, que protester contre l’expulsion des sœurs de charité dans les hôpitaux, contre l’exclusion des aumôniers, contre l’enlèvement des images du Christ dans les salles de malades et dans le Palais de justice, contre la disparition des croix à la porte des cimetières, qu’est-ce, sinon proclamer comme Jean-Jacques la sainteté de la loi évangélique, renouer l’alliance de la philosophie et du christianisme, et y chercher des armes pour la défense de la société et le relèvement moral des individus.

Je m’arrête ; où trouver une preuve plus saisissante de la vitalité de ce puissant esprit que le réveil d’une de ses idées les plus hardies, à cent cinquante ans de distance, avec de tels disciples, et pour une telle cause ?

Notre étude est terminée, et pourtant elle me semblerait incomplète si, après avoir tant parlé de l’écrivain, je ne disais quelques mots sur l’homme. Il y a un fait évident : Malgré son génie et ses services, J.J Rousseau n’est pas aimé. Pourquoi ? Est-ce juste ? Questions très complexes et trop longues à résoudre : je me bornerai à dire à ceux qui n’aiment pas Rousseau : Arrivez du moins à le plaindre. Il a été bien malheureux ! Malheurs chimérique, dira-t-on, nés de son imagination ombrageuse ! Qu’importe que les maux soient fictifs, si les souffrances sont réelles ? Y a-t-il douleurs plus cruelles que celles de l’imagination, et certaines fautes mêmes ne sont-elles pas la rançon du génie ? Puis, ne l’oublions pas ! les doléances de Jean-Jacques ne sont pas toutes sans fondement. Il a failli être lapidé dans une petite ville de Suisse ! Il a été, les trois quarts de sa vie, souffreteux, maladif, malade, infirme et pauvre. Pauvre jusqu’à se voir obligé, à soixante ans, de copier de la musique pour vivre ! Réduit pour toute fortune à une pension viagère de 600 francs que lui faisait un libraire d’Amsterdam. Et enfin... enfin, osons-le dire, il était un peu fou. Oh ! le terrible mot ! Comme il me désarme ! et quand, d’un côté, je pense à l’existence seigneuriale, triomphale, noblement familiale de Voltaire à Ferney, de Buffon à Montbard, de Montesquieu au château de la Brède, et que, de l’autre, je vois leur égal en génie se débattre au milieu de toutes les misères de la vie, et atteint jusque dans cette intelligence qui fait sa gloire et la nôtre, alors, je l’avoue, une immense pitié se mêle en moi a l’admiration, et je ne puis, en le lisant, me dire : « le grand homme ! » sans ajouter tout bas : « le pauvre homme ! »


Post-scriptum ― Lettre à M. Léo Clarétie

Mon cher ami,

Vous voulez bien me demander deux ou trois pages d’avant-propos, pour votre nouveau livre, J.J Rousseau et ses Amies.

Je vous les envoie d’autant plus volontiers que je suis votre débiteur. Vous m’avez fait faire un pas de plus dans la compréhension de cet être si extraordinaire et si complexe, que j’ai tant étudié ; grâce à vous, j’ai vu ce que je n’avais fait qu’entrevoir ; j’ai pu préciser ce que je n’avais fait qu’indiquer, et, si vous le permettez, cette petite préface de votre travail sera le post-scriptum du mien.

Quelques écrivains ont pour privilège singulier d’avoir autant d’admiratrices que d’admirateurs ; les femmes sont les premières à saluer leur avènement, et tout le temps que dure leur orageuse ou éblouissante carrière, elles font cortège autour d’eux, à la façon des satellites autour d’un grand astre.

Tels furent, dans notre siècle, Chateaubriand, Lord Byron, Lamartine ; tel fut, avant eux J.J Rousseau. Son action sur les femmes de son temps fut immense. Les plus illustres ont été ses disciples : Mme Roland, Charlotte Corday, Mme de Staël, Mme d’Épinay, la marquise de Lambert, Mlle de Lespinasse, Mme Cottin, Mme de Genlis, et enfin Mme Sand, ont entraîné à sa suite tout un peuple d’adoratrices inconnues ; on a dit les femmes de Rousseau, on n’a jamais dit les femmes de Voltaire.

Je comprends bien la raison de son influence sur elles. Qu’est-ce que J.J Rousseau ? Une machine électrique. Rien ne sort paisiblement de sa plume, tout en jaillit. Idées, systèmes, sentiments, théories philosophiques, théories politiques, théories réligieuses, éclatent dans ses livres, comme autant d’étincelles qui font tressaillir de la tête aux pieds ces créatures nerveuses et impressionnables. Mais, le fait curieux, c’est que leur propre action sur ce qu’il écrit est presque nulle ; elles y ont une très grande place et une très petite part. L’âme féminine est absente de son œuvre.

Je m’explique.

Personne ne s’est plus occupé de la famille que J.J Rousseau, et il n’a pas connu les affections les plus saintes et les plus saines de la famille ! Personne ne s’est plus occupé des femmes que Rousseau, et il l’a pas connu les femmes dans ce qu’elles ont de meilleur ; il ne les a pas vues dans leurs plus beaux rôles.

Il n’a pas été élevé par une mère.

Il n’a pas été élevé avec une sœur.

Il n’a pas eu de fille.

La femme, qu’il a appelée sa femme, était une créature inférieure, ne répondant en rien au titre sacré d’épouse.

Quel vide dans une existence, dans un cœur, dans une intelligence, dans une conscience, que ces quatre êtres de moins, et comme j’ai eu raison, dans mon étude sur J.J Rousseau, de dire de lui : Le pauvre homme !

Il suffit de les avoir eus, ces quatre êtres, à soi, en soi, il suffit de se rappeler combien leur présence continue a contribué à la formation de notre cœur et de notre esprit, combien nous leur avons dû de pures joies, quelle trace profonde a laissé en nous leur seul souvenir, pour comprendre tout ce qui manque à ceux à qui elles ont manqué !

Il faut tenir grand compte à Rousseau de ce malheur, quand on le juge.

Certes, rien n’est plus révoltant en lui que son défaut absolu de toute délicatesse et de pureté. Quand on pense qu’il appelait Mme de Warens, maman ! Eh bien, est-ce qu’il aurait prononcé un tel blasphème s’il avait été élevé par sa mère ? Est-ce qu’il aurait écrit tant de vilenies dont les Confessions sont pleines, s’il avait eu près de lui sa fille pour les lire ? Et si nous arrivons à la grande tache de sa vie, à celle de ses actions qui mérite le nom de criminelle, est-ce que, s’il avait eu une femme digne de ce nom, il aurait mit ses enfants aux Enfants-trouvés ?

Un autre défaut qui choque singulièrement chez Rousseau, c’est tout ce qui se mêle de déclamation, de rhétorique, à son éloquence. La raison en est simple. Parlant de devoirs qu’il n’a pas pratiqués, de sentiments qu’il n’a pas éprouvés, il voit tout par les seuls yeux de l’imagination ; or, c’est une merveilleuse faculté que l’imagination. Divinatrice ! Évocatrice ! Soit ! Mais, comme dit Montaigne, quelle maîtresse d’illusion et d’erreur ! Elle trompe et elle se trompe. Elle éblouit plus qu’elle n’éclaire. Elle électrise plus qu’elle ne touche. Il y a du coup de théâtre dans les impressions qu’elle produit. Les contemporains s’y laissent prendre, mais la postérité est un juge plus calme et plus sévère. Elle veut que les œuvres qu’elle consacre reposent sur un fonds de vérité, de bon sens et d’émotion sincère. Or, Rousseau touche rarement, et souvent choque la raison. Est-ce de là que vient le sentiment presque général d’antipathie qu’il inspire ? Je ne sais. Mais, en dépit de son génie et de ses services, Jean-Jacques Rousseau n’est pas aimé. Il n’a pas les cœurs, selon l’expression de Bossuet.

Pourquoi ? Votre intéressant ouvrage nous l’apprend, mon cher ami. Vous nous peignez toutes les femmes dont Rousseau a été épris. Or, que ressort-il de votre étude ? Qu’il n’a eu que des amours de tête et de sens. Par je ne sais quelle fatalité, ce malheureux homme n’a pas plus connu la pure tendresse d’une jeune fille, que la sainte affection d’une mère et d’une sœur. Ses passions même ont toujours, par la force des circonstances, quelque chose de frelaté et d’artificiel. Quoi de plus hétéroclite que son ménage à quatre avec Mme d’Houdetot, que vous nous contez si joliment ! Ce n’était de sa part qu’un incroyable amalgame de sensualité et de rhétorique. Il lui écrit des lettres brûlantes, qu’il sait brûlantes, et dont il se ressert ensuite dans sa Nouvelle Héloïse. Il entre tant de littérature dans son amour, qu’il n’y a pas d’amour vrai dans sa littérature, pas plus, hélas ! que dans son cœur. Dès lors, tout s’explique. Rousseau n’est pas aimé, parce qu’il n’a pas aimé.