CHAPITRE V

LE MISANTHROPE – ALCESTE


Le célèbre acteur Molé avait tellement marqué le rôle d’Alceste de son empreinte, que Fleury, son illustre successeur, se déclarait incapable non seulement de l’égaler, mais de l’imiter. Un de ses amis le complimentant, un jour, de la façon dont il avait joué le Misanthrope : « Ne parlez pas de moi, lui dit-il vivement, c’est Molé qu’il fallait entendre. Tenez… » et, tout à coup, il se mit à réciter une tirade du premier acte avec un tel feu, que son ami lui dit : « Pourquoi ne dites-vous pas ainsi tout le rôle ?… ― Parce que je ne pourrais pas… »

Or, il y a plus de cinquante ans, (j’en avais alors trente-cinq) ; je voyais de temps en temps, à la campagne, un vieux comédien de l’ancien Théâtre-Français, M. Dupont, beau-père de Mlle Dupont, la brillante soubrette. Il avait quatre-vingt-trois ans, était paralysé des deux jambes, et m’appelait son frère… parce que, dans sa jeunesse, il avait joué le rôle d’Abel dans la tragédie de mon père. Vous jugez si je le faisais causer sur les acteurs d’autrefois, et un jour où nous parlions de Molé : « L’avez-vous vu dans le Misanthrope ? – Si je l’ai vu ? Je jouais Philinte à côté de lui – Eh ! bien, qu’était-il dans ce rôle ? – Oh ! monsieur ! » Et là-dessus, mon paralytique se soulevant dans son fauteuil sur ses deux poignets me dit d’une voix vibrante : « Oh ! monsieur ! Il lui partait des étincelles de ses manchettes ! – Comment ! des étincelles !… C’était donc un rôle brillant ? – Brillant ! Dites donc étincelant ! Du reste, voyez la pièce !… Molière n’y a mis que trois femmes, elles sont toutes trois amoureuses d’Alceste. »

Ces mots me frappèrent très vivement alors, et me restèrent dans la mémoire. J’ai vu, depuis ce temps-là, tous les acteurs qui ont joué le Misanthrope : Damas, Périer, Geffroy, Lafontaine, Bressant ; ils y faisaient preuve de qualités réelles, aucun ne m’a satisfait complètement. Tous me paraissaient trop sombres, trop moroses, de trop désagréable humeur. Il me vint alors l’idée de relire le rôle, à la lueur des paroles du père Dupont, d’y chercher la trace de Molé, et, à mesure que j’avançai dans ma lecture, le rôle se transforma pour moi ; je compris mieux les paroles du vieil acteur. Remarquez, en effet, que non seulement ces femmes l’aiment toutes trois, mais toutes trois veulent l’épouser. L’épouser, c’est-à-dire vivre avec lui, être en commerce perpétuel avec lui, tous les jours, à tous les instants. Il avait donc un charme ! Car enfin, on n’épouse pas par choix un homme morose ! On ne va pas chercher pour mari un prêcheur ennuyeux et bougon ! On ne prend pas le nom d’un homme ridicule ! Ce serait se ridiculiser soi-même !… C’est qu’Alceste n’est pas ridicule, il est comique : chose fort différente ! On ne rit pas de lui, on rit de ce qu’il dit, et on l’aime en en riant, parce que ce qu’il dit est imprévu, singulier, amusant par son exagération même. Ses boutades à Philinte, ses rebuffades à Arsinoë, ont je ne sais quelle verve originale, qui emporte le rire, et je ne sais quelle spontanéité qui attache. J’insiste sur le mot spontanéité. Car, ne l’oublions pas, Alceste est un naïf. Il songe si peu à poser qu’il ne se doute pas que ce qu’il dit puisse faire rire.

 

Par la sambleu ! messieurs, je ne croyais pas être
Si plaisant que je suis.


Et sa scène avec Oronte ! Prend-il assez de détours pour ne pas le froisser ? Se croit-il assez adroit, assez diplomate ? Et la chanson ! Quelle bonhomie quand il la dit, quel enthousiasme quand il la redit ! Et lorsque enfin Oronte se fâche, quel coup sur coup de ripostes gaies, moqueuses, mordantes, qui dénotent l’homme du meilleur monde et du plus vif esprit ! Comment s’étonner après cela, que Molé ait tant amusé le public, et que ces trois femmes aient eu tant de penchant pour Alceste ?

Autre fait, non moins caractéristique, et trop peu remarqué. Il n’y a que deux autres rôles d’hommes dans la pièce, et ces deux hommes subissent le charme, comme les trois femmes. L’un, Oronte, montre autant de considération pour le caractère d’Alceste que pour son esprit. Le suffrage d’Alceste compte pour lui plus que tous les autres. Le second, Philinte, a pour lui une affection profonde. Alceste le tarabuste, le rudoie, le renvoie. Il n’en tient compte.

 
Alceste.

Ah ! morbleu ! C’en est trop ! Ne suivez point mes pas


Philinte

Vous vous moquez de moi, je ne vous quitte pas.


Qui accompagne Alceste près des maréchaux ? Philinte. Qui s’occupe de son procès ? Philinte. Aussi franc avec Alceste qu’Alceste lui-même, tour à tour il le morigène, il le gourmande, il le conseille. Si épris qu’il soit lui-même d’Eliante, il engage son ami à répondre au penchant qu’elle a pour lui, parce qu’il serait plus heureux avec elle qu’avec Célimène. Enfin, au dénouement, quand il voit Alceste s’arracher violemment pour jamais à ce monde où triomphent les vices, que fait-il ? Il se retourne vers Eliante qui vient de lui accorder sa main, et lui adresse ces deux vers si touchants dans leur simplicité.

 
Allons, madame, allons employer toute chose
Pour rompre le dessein que son cœur se propose.


Et, aussitôt, les voilà tous deux, à peine fiancés, s’attachant aux pas de ce désespéré, pour le sauver de lui-même ! A quoi tient donc le charme étrange qu’exerce sur tout ce qui l’entoure ce farouche misanthrope ? Qu’est-ce qui fait donc de lui un être si attachant ? La lecture attentive de la première scène, où s’expose son caractère, suffit pour le faire comprendre. Sa misanthropie s’y montre violente, excessive, amère, injuste, soit ! mais comme elle est éloquente et généreuse ! De quel fonds d’admirable honnêteté elle part ! Quels nobles sentiments elle exprime ! Quel beau langage elle parle ! Quelle profondeur d’observation elle suppose ! Quel éclat d’imagination, cette verve jette sur cette colère ! Enfin, si vaillante est son indignation contre le mensonge, que le poète ne craint pas de dire par la bouche d’Eliante :

 
Dans ses façons d’agir il est fort singulier,
Mais j’en fais, je l’avoue, un cas particulier ;
Et la sincérité dont son âme se pique
A quelque chose en soi de noble et d’héroïque.


Héroïque ! Songez donc ! Héroïque ! Dans une comédie ! Sous la plume de Molière ! Un tel mot ne grandit-il pas singulièrement Alceste ? Et du même coup ne le débarrasse-t-il pas de ce masque de maussaderie dont on l’affuble si souvent ? Oui, Molé a eu raison de donner quelque chose de brillant à cette misanthropie même ! Molière l’a voulu ! Il aimait tant Alceste ! C’était sa création préférée. Sans doute, il lui donne des travers, parce que, créé par lui, il faut qu’il fasse rire ; mais il lui prête son cœur, car il veut qu’il aille au cœur. En réalité, qu’est-ce qu’Alceste ? C’est Molière lui-même. Lui aussi, le pauvre grand homme, il savait ce que c’était que d’être invinciblement et fatalement attaché à une coquette. Lui aussi, il avait passé par les rages, par les désespoirs, par les folies de tendresse d’une grande âme en face d’une créature futile et mondaine ! Et comme, par une rencontre bien étrange, Molé était exactement dans la même position qu’Alceste, comme il était amoureux fou de Mlle Contat qui ne l’aimait pas, on comprend que le génie du poète et le génie de l’artiste, électrisés par leurs sentiments personnels et s’électrisant l’un l’autre, créaient autour du personnage d’Alceste, un irrésistible courant de sympathie et de passion ! Ainsi s’explique le mot de M. Dupont. Voilà comment, dans tout le cours de la pièce, à la fin comme au début, les étincelles parties des manchettes de Molé mettaient le feu à la salle.