CHAPITRE IV

LE QUATRIÈME ACTE DE POLYEUCTE




Il y a parfois, dans le répertoire des grands poètes dramatiques, un ouvrage où leur génie se résume presque tout entier. Tel fut Polyeucte pour Corneille. Corneille peut se définir le poète de l’idéal. Qu’est-ce en effet que le Cid ? un idéal d’amour. Cinna ? un idéal de clémence. Horace ? un idéal de patriotisme. Polyeucte ? un idéal de foi.

Horace offre cette particularité curieuse d’être un spécimen de plusieurs variétés de patriotisme : le vieil Horace représente le patriotisme sublime et pur ; son fils, le patriotisme mêlé de barbarie ; Curiace, le patriotisme mêlé d’humanité ; Sabine, le patriotisme double : Sabine a deux patries, Rome et Albe.

Eh bien, la composition de Polyeucte est encore plus caractéristique. D’ordinaire, quand un poète met en scène une grande vertu, il l’entoure des défauts propres à la faire valoir par le contraste, ou des vices qu’elle doit combattre. Tout autre est le procédé de Corneille dans Polyeucte. La foi est le personnage principal de son drame. Or, que place-t-il près d’elle ? Les plus pures vertus humaines : l’amour conjugal dans Polyeucte, l’amour dominé par le devoir dans Pauline, l’honneur et l’amour chevaleresque dans Sévère.

Voilà quel radieux cortège environne la vertu divine, et toutes ces lumières terrestres pâlissent devant elle, comme les étoiles devant le soleil qui se lève. Voilà quels ennemis la foi doit combattre, et elle fait plus que les vaincre, elle les conquiert.


I modifier

Les trois premiers actes mettent les adversaires en présence : le quatrième les met aux prises. Rien de plus pathétique que cette lutte, rien de plus extraordinaire que cet acte. Autant de scènes, autant de coups de théâtre. Autant de situations, autant de péripéties absolument intimes. Tout s’y passe dans l’âme seule des personnages, et chacun d’eux s’élève, sous l’empire de la foi, au-dessus de ses propres passions : c’est le triomphe de l’idéal.

L’action s’engage dès le premier vers de ce quatrième acte. Polyeucte a été tiré de sa prison par ordre de Félix, et amené au palais. Il entre, suivi de quatre gardes ; il est calme, un peu hautain, comme un martyr qui croit marcher au supplice.

 
― Gardes, que me veut-on ?
                                         ― Pauline vous demande.

A ce mot, il s’écrie avec un accent de terreur :

 
― O présence !

Quel cri de passion que ce mot !

 
Je craignais beaucoup moins les bourreaux que ses larmes.


Il est éperdu, bouleversé. Dans son trouble, il appelle Dieu à son aide ! Il invoque Néarque, il le supplie de prêter, du haut du ciel, la main à son ami. Il lui faut le secours de toutes les puissances célestes, pour combattre un si puissant ennemi. Puis, tout à coup, sans transition, sans que rien en explique la cause, il s’apaise, son attitude devient calme, sa voix tranquille, et, se retournant vers ses gardes, il les prie d’aller quérir Sévère auquel il veut confier un secret important. Que s’est-il donc passé en lui ? Quel est ce secret ? Que veut-il apprendre à Sévère ? Quel est ce dessein qui le calme subitement ? C’est ce que nous ne saurons que deux scènes plus tard, car il ne faut pas moins de deux scènes importantes pour préparer et expliquer un si étrange projet.


II modifier

La première de ces deux scènes est consacrée aux célèbres Stances. Peu de morceaux de Corneille ont été plus commentés. Il me semble cependant qu’on n’en a pas suffisamment déterminé la composition et le caractère. On les a souvent rapprochées des stances du Cid. Aucune analogie entre elles. Le monologue de Rodrigue ressemble à un air de bravoure. C’est un de ces cas de conscience amoureuse dont le débat plaisait tant aux Cours d’amour. La passion s’y mêle d’un peu de rhétorique. Cette antithèse entre l’offenseur et l’offensé, qui revient à la fin de chaque stance, comme un refrain au bout d’un couplet, donne je ne sais quel air de jeu d’esprit au bel élan de cœur de Rodrigue. Dans les stances de Polyeucte, au contraire, tout est action, progression, combat. Il ne s’agit pas là d’une simple prière à Dieu, d’une invocation. Non ! Polyeucte prend luimême sa propre cause en main ; c’est lui qui se défend, et, pour se défendre, il attaque :

 
Honteux attachements de la chair et du monde,
Que ne me quittez-vous, quand je vous ai quittés !…


Ils sont donc encore vivants en lui, puisqu’il leur crie : « Que ne me quittez-vous ? » Il les sent debout dans son cœur, comme les statues des dieux païens devant les autels. Alors, recommence l’admirable scène du temple, il marche résolument à la destruction de ces autres idoles ; il va d’abord aux joies terrestres, aux plaisirs, aux honneurs, et un mot lui suffit pour les renverser :

 
Toute votre félicité
En moins de rien tombe par terre,
Et comme elle a l’éclat du verre,
Elle en à la fragilité.


Il passe ensuite à la puissance, à la gloire, à la souveraineté ; il interpelle l’empereur Décie sur son trône ; il l’en arrache, et, avec un accent de prophète, il abat, devant le christianisme persécuté, la gloire de l’empereur persécuteur !

Alors, entraîné par ses paroles même, il en arrive à ce qui lui touche le plus au cœur : à son amour, à Pauline… il n’hésite pas !…

 

Monde, pour moi tu n’est plus rien,
Je porte en un cœur tout chrétien
Une flamme toute divine !
Et je ne regarde Pauline
Que comme un obstacle à mon bien.


Enfin, un dernier coup d’aile le porte jusque dans les régions de l’extase : Saintes douceurs du Ciel, adorables idées,

 
De vos secrets attraits les âmes possédées
Ne conçoivent plus rien qui les puisse émouvoir.


Pauline peut venir maintenant, elle est vaincue ! La voici : elle paraît. Il la voit. Il la regarde, et laisse tomber ces mots d’une si expressive indifférence…

 
..............................................
Et mes yeux, éclairés des célestes lumières,
Ne trouvent plus aux siens leurs grâces coutumières.


L’œuvre de destruction est achevée : tout ce qui régnait dans son cœur est par terre.


III modifier

La scène à deux commence. Le premier mot est significatif.

 
― Madame, quel dessein vous fait me demander ?


Il l’appelle madame !

La réponse de Pauline est empreinte d’une douceur et d’une délicatesse exquises : elle vient à lui comme une amie descend dans la prison d’un ami condamné à mort, pour le supplier de signer son pourvoi en grâce.

Rien de plus charmant que ce mélange de tendresse et de bon sens, rien de plus persuasif, je dirais volontiers, de plus habile, que toutes les raisons qu’elle lui donne…

D’abord, l’éclat de sa position. Puis, ses devoirs de citoyen. Enfin, l’indulgence du juge, qui ne lui demande qu’un peu de silence.

Tout cela dit, bien entendu, avec une émotion sincère, mais qui ne dépasse pas les bornes d’une légitime affection conjugale. Je ne m’en étonne pas, puisque je sais que son mariage avec Polyeucte n’a été pour Pauline qu’un acte d’obéissance filiale : elle lui a donné par devoir tout ce que l’autre avait par inclination. Son cœur est resté à Sévère.

Polyeucte répond à ces raisons toutes terrestres, par une suite d’admirables élans de foi !… autant de vers, autant de credo sublimes ! Ils croissent en se succédant ! Ils s’accentuent en s’accélérant ! et se terminent par ce dernier cri :

 
C’est le Dieu des chrétiens, c’est le mien, c’est le vôtre,
Et la terre et le ciel n’en connaissent point d’autre.


A ce mot, la scène change comme au début de l’acte ; mais cette fois ce n’est pas un nouveau Polyeucte, c’est une nouvelle Pauline qui se lève devant nous. Sans transition, sans préparation, elle passe des prières émues et touchantes aux reproches amers et violents. De ses lèvres, de son âme, jaillit un flot tumultueux de passion. Ce n’est plus une épouse, c’est une amante ! Une amante éperdue d’amour et de jalousie !… Elle est jalouse de Dieu !… Elle maudit cette religion qui lui arrache celui qu’elle aime !…

Que s’est-il donc passé en elle ? Qu’est-il donc arrivé depuis qu’elle est entrée ? Rien de plus simple. Un Polyeucte qu’elle ne connaissait pas, lui est apparu ! A mesure qu’il a parlé, il a grandi ! et à mesure qu’il a grandi, il l’a transformée en se transformant. Un sentiment inconnu est entré en elle ! A sa tendresse conjugale, a succédé l’admiration, l’adoration, l’amour. Polyeucte, troublé par cette explosion de sentiments inattendus, ne peut retenir ses larmes… « Il s’émeut !… » s’écrie-t-elle, « je vois couler ses larmes !… » et alors s’engage entre eux, c’est-à-dire entre l’amour divin et l’amour humain, une lutte saisissante. Il veut l’entraîner vers le ciel, elle veut le retenir sur la terre. C’est une succession de cris de passion, de cris d’enthousiasme, qui se traduisent en vers immortels, jusqu’à ce qu’elle tombe, épuisée de larmes et de sanglots, en s’écriant :

 
Va, cruel, va mourir ! Tu ne m’aimas jamais.


Que nous sommes loin de la fin du second acte ! Où sont ses adieux si tendres avec Sévères ? Qu’est-ce que Sévère lui-même pour elle ? Elle le montre à la scène suivante, lorsque, le voyant entrer, elle lui reproche de venir braver un malheureux. Pauline accuser Sévère ! Calomnier Sévère ! Quelle preuve de sa passion pour l’un, que son injustice pour l’autre !

Polyeucte justifie la présence de Sévère. C’est lui qui l’a prié de venir ; il explique le motif de cette prière ; et ainsi se révèle enfin à nous, le secret de ce mystérieux dessein, vaguement annoncé dès le début.

Polyeucte a mandé Sévère pour le fiancer à Pauline.

Cette idée déconcerte tout à fait Voltaire. Cette cession lui semble choquante et ridicule. Il ne voit pas que ce qu’elle a d’étrange, est précisément ce qui en fait la grandeur. Polyeucte brise ainsi, comme d’un coup de hache, tout lien entre le monde et lui : il entre dans les régions supérieures, il y trouve le calme qu’inspire un grand sacrifice à une grande âme, et son langage s’y empreint d’une sorte de dignité sacerdotale.


 
Possesseur d’un trésor dont je n’étais pas digne,
Souffrez avant ma mort que je vous le résigne.
..............................................
Vous êtes digne d’elle, elle est digne de vous,
Ne la refusez pas de la main d’un époux :
S’il vous a désunis, sa mort vous va rejoindre.
..............................................
Vivez heureux ensemble, et mourez comme moi :
C’est le bien qu’à tous deux Polyeucte désire !
Qu’on me mène à la mort, je n’ai plus rien à dire.
Allons, gardes, c’est fait.


Ces paroles, si nobles dans leur simplicité, m’ont toujours ému jusqu’au fond de l’âme, et cependant, l’avouerai-je ? mon émotion n’allait pas sans un certain malaise. Polyeucte me semblait trop maître de lui, trop détaché de Pauline. Je lui reprochais malgré moi de n’avoir rien gardé de son émotion du début de l’acte, d’avoir trop oublié ses larmes de tout à l’heure, lorsqu’un jour, entrant au Théâtre-Français pendant une représentation de Polyeucte, un mot de Mounet-Sully… un accent… un silence, m’ouvrirent tout à coup les yeux et me frappèrent comme d’un trait de lumière. L’acteur s’arrêta après le mot : « Allons, gardes !… » il prit un long temps… puis, a part, a voix basse, avec un puissant effort, il dit : « C’est fait !… » Cette interprétation me paraît une véritable création. Elle rend toute son unité au rôle de Polyeucte, elle nous montre qu’il a lutté jusqu’au bout, souffert jusqu’au bout, aimé jusqu’au bout… et ce sentiment humain persistant dans le sentiment divin, fait de lui, à la fois, un martyr et un homme.


IV modifier

Pauline et Sévère restent vis-à-vis l’un de l’autre. Que vont-ils se dire ? Que va faire Pauline ? Sévère commence : sa voix est tremblante, il n’ose pas montrer sa joie, il n’ose pas exprimer son espoir, et c’est seulement après quelques paroles enveloppées d’une grâce chevaleresque tout à fait exquise, qu’il hasarde un demi-aveu à peine formulé.

Elle l’arrête d’un mot.

 
Brisons là : je crains d’en trop entendre.
..........................................
Sévère, connaissez Pauline tout entière :
Mon Polyeucte touche à son heure dernière,
Vous en êtes la cause, encor qu’innocemment.


Puis, après cette parole un peu dure, elle ne craint pas d’ajouter qu’elle préférerait les supplices de l’enfer à un tel mariage, et que, si Sévère avait osé en concevoir l’espérance,

 
L’amour qu’elle eut pour lui tournerait tout en haine…


C’en est fait, le coup est porté : elle peut sortir, la scène est finie. Finie ? oui, pour un autre poète que Corneille… Pour lui, elle commence.

Un fait que l’on n’a pas assez remarqué, c’est qu’il y a dans Corneille deux artistes absolument différents. Un poète idéaliste qui rappelle le Poussin par la simplicité grandiose de ses conceptions et de ses personnages ; puis, à côté, un poète dramatique, complexe, compliqué, singulier jusqu’à la bizarrerie.

Le lecture de ses préfaces montre à la fois son goût pour les situations inextricables et sa merveilleuse facilité d’invention pour en sortir… Il n’en sort pas toujours dans ses dernières pièces, mais, dans sa jeunesse, il a des traits d’audace qui sont des trouvailles de génie : il se tire de tout par le sublime. Que propose, en effet, Pauline à Sévère au moment où elle vient de lui arracher si cruellement tout espoir ? de l’aider à sauver Polyeucte et de le lui rendre. Certes, rien de plus étrange que cette proposition. Eh bien, sous la plume de Corneille, elle devient simple à force de grandeur.

On vante l’habileté de Racine à pénétrer le mystère des cœurs de femmes et à en exprimer l’inexprimable, mais où a-t-il poussé le génie des nuances aussi loin que Corneille dans les vers de Pauline ? C’est un mélange délicieux de franchise et d’adresse, d’affection et de réserve… Sévère n’est plus pour elle qu’un ami, mais quel ami ! Il n’a plus que le second rang, mais quel second rang ! Avec quel art elle relève le sacrifice qu’elle lui demande !

 
Conserver un rival dont vous êtes jaloux,
C’est un trait de vertu qui n’appartient qu’à vous ;


Elle va plus loin : elle ose faire appel à son amour même.

 
Et si ce n’est assez de votre renommée,
C’est beaucoup qu’une femme autrefois tant aimée
Et dont l’amour peut-être encor peut vous toucher
Doive à votre grand cœur ce qu’elle a de plus cher.


Je ne sais rien de plus hardi et de plus émouvant que ce langage. La fin de la scène y ajoute une austère grandeur qui la complète :

 
Souvenez-vous enfin que vous êtes Sévère.
Adieu, résolvez seul ce que vous voulez faire ;

Si vous n’êtes pas tel que j’ose l’espérer,
Pour vous priser encor, je le veux ignorer.


Voltaire n’a pas craint d’écrire, dans son commentaire, que les Grecs étaient de froids déclamateurs, en comparaison de cet endroit de Polyeucte.

Sans aller aussi loin que Voltaire, on peut dire que le rôle de Pauline est d’une nouveauté, d’une beauté, sinon sans égale, du moins sans exemple.

Je m’explique.

Certes, le fait capital de sa scène avec Polyeucte est le changement de son affection conjugale en passion. Mais ce changement lui-même, d’où vient-il ? De la transfiguration de Polyeucte en héros de la foi. C’est le rayonnement de la foi sur son visage, l’enthousiasme de la foi dans ses paroles, la beauté nouvelle dont la foi l’a revêtu, qui ont subjugué Pauline. C’est le chrétien qu’elle adore en lui. De là, dans le fond de son cœur, au milieu de ses désespoirs qui vont jusqu’au blasphème, je ne sais quel respect ému et étonné pour cette religion qui produit de tels miracles. Sans qu’elle s’en doute, la foi chrétienne la gagne… l’attire… Aller à elle, n’est-ce pas aller à lui ? Elle tente bien encore de le lui disputer en faisant appel à Sévère, mais quand ce suprême espoir se brise, quand, au 5e acte, elle voit Polyeucte repousser avec indignation toute espèce de grâce et lui échapper à jamais, alors, dans un élan irrésistible, ne pouvant plus le retenir, elle le rejoint au moment où il marche au supplice, elle s’élance sur sa trace en s’écriant : « Je te suivrai partout ! » et elle reparaît bientôt, le front illuminé d’une joie sainte, baptisée, comme elle le dit elle-même, dans le sang du martyr, et jette à son père ce cri immortel :

 
Je vois, je sais, je crois, je suis désabusée.


Quoi de plus saisissant, de plus pathétique, que les évolutions de cette grande âme, entraînée à l’amour par la foi, et à la foi par l’amour !


V modifier

Dernière scène, dernier triomphe de la religion nouvelle.

Sévère reste seul avec son confident ; il débute par une explosion de désespoir et de rage, d’imprécations et de sanglots. Il maudit le ciel, il maudit Pauline et tombe, épuisé de larmes en s’écriant :

 
C’est donc peu de vous perdre, il faut que je vous donne,


A quoi son confident Fabian, avec cette bonhomie familière dont Corneille a le secret, lui répond :

 
Laissez à son destin cette ingrate famille
Qu’il accorde, s’il veut, le père avec la fille,
Polyeucte et Félix, l’épouse avec l’époux,
D’un si cruel effort quel prix espérez-vous ?


A ce mot, Sévère bondit et, d’une voix vibrante :

 
La gloire de montrer à cette âme si belle
Que Sévère l’égale et qu’il est digne d’elle,


Là-dessus, le voilà qui à son tour s’élance dans son idéal à lui, l’idéal terrestre, l’idéal de l’honneur, de la générosité, du dévouement ! Que lui importe la colère de l’empereur Décie ? Que lui importe sa propre disgrâce ? Que lui importe la mort même ? Et c’est ainsi que, de degrés en degrés, montant toujours, il en arrive à cette célèbre tirade :

 

La secte des chrétiens n’est pas ce que l’on pense.


Arrêtons-nous ici un moment, car nous touchons au point le plus significatif de cette analyse. Le XVIIIe siècle a applaudi ce morceau avec enthousiasme, comme le plus éloquent appel à la tolérance, et Voltaire l’a défini : la condamnation de tous les persécuteurs. Partant de ce principe, les artistes qui ont joué le rôle de Sévère ont interprété cette apologie du christianisme en raisonneurs, en moralistes, en hommes d’État. Sont-ils dans le vrai ? Je ne le crois pas. Talma, qui a laissé dans le rôle de Sévère un si grand souvenir, lui donnait-il ce caractère philosophique ? Je ne le crois pas. Est-il possible qu’un poète comme Corneille ait interrompu le grand mouvement de passion de cet acte, pour le terminer par un hors-d’œuvre de rhétorique ? Je ne le crois pas. D’ailleurs, les vers sont là pour nous convaincre. Qu’on relise cette énumération entraînante des vertus chrétiennes ; qu’on se répète un à un, tout haut, ces hémistiches vibrants, haletants, se pressant l’un sur l’autre :

 
Enfin chez les chrétiens, les mœurs sont innocentes,
Les vices détestés, les vertus florissantes ;
Jamais un adultère, un traître, un assassin !
Jamais d’ivrognerie et jamais de larcin !
Chacun d’eux chérit l’autre et le secourt en frère.


Est-ce là, je le demande, le langage du simple bon sens et de la pure humanité ? Ne sent-on pas qu’une puissance invisible le pousse ?

 
Ils font des vœux pour nous qui les persécutons ;
Et, depuis tant de temps que nous les tourmentons,

Les a-t-on vu mutins ? Les a-t-on vu rebelles ?
Nos princes ont-ils eu des soldats plus fidèles ?
Furieux dans la guerre, ils souffrent nos bourreaux ;
Et, lions au combat, ils meurent en agneaux.
J’ai trop de pitié d’eux pour ne pas les défendre.


Les ! les ! Voilà le mot décisif : c’est le cri du néophyte. Il ne s’agit plus pour lui de défendre Polyeucte, mais tous les chrétiens. La cause du christianisme devient la sienne ! Il est conquis à la foi comme les autres ! Il a trouvé son chemin de Damas ! Il subit le coup de cette folie de la croix, dont Corneille est à la fois le poète et l’historien. Polyeucte a été entraîne par Néarque, Pauline par Polyeucte, Sévère par Pauline, comme Félix sera entraîné à son tour.

Cette conversion de Félix a été l’objet de vives critiques. Elle compte, pour moi, parmi les plus grandes beautés de la pièce. Jeter au bas d’un drame, peuplé de créatures idéales, Félix, c’est-à-dire l’assemblage de toutes les couardises, de toutes les vanités, de toutes les petitesses mondaines… Puis, tout à coup, nous le montrer arraché de la terre, soulevé au-dessus de la terre, n’est-ce pas peindre d’un seul trait, dans toute sa puissance, cette miraculeuse vertu qui transporte les montagnes.

En résumé, qu’est-ce que Polyeucte ? Le pendant de l’admirable tableau du Poussin, le Ravissement de Saint Paul. C’est une ascension ! On y voit un groupe d’âmes s’élevant l’une l’autre, se soutenant l’une l’autre et montant ensemble vers le ciel sur les ailes invisibles de la foi. Dans aucune autre de ses tragédies, Corneille n’a mieux mérité le titre que le XVIIe siècle n’avait accordé qu’à Louis XIV et à Condé le titre de Grand.