CHAPITRE III

TOUT LA FONTAINE EN UNE SEULE FABLE


I modifier

La gloire de La Fontaine reste inexplicable pour moi par un côté.

Comment se peut-il qu’un poète qui n’a fait qu’imiter soit inimitable ?

Comment se peut-il que dans l’éblouissante pléiade des grands génies du XVIIe siècle, un simple fabuliste soit seul resté à l’état d’étoile fixe ?

Corneille et Racine, Bossuet et Fénelon ont eu des hauts et des bas de renommée ; on les a, tour à tour, opposés ou préférés l’un à l’autre ; Molière même, il y a quarante ans, avait perdu au théâtre quelque chose de la faveur publique, il faisait moins d’argent. Seul, La Fontaine n’a pas subi un seul moment d’éclipse. Un curieux document statistique nous a appris récemment que de tous les grands écrivains du XVIIe et du XVIIIe siècle La Fontaine est celui qui s’est constamment le plus vendu.

A quoi cela tient-il ? A la nature même de son génie. Quelle est donc la nature de ce génie ? Quels en sont les éléments constitutifs ? Quels dons particuliers peuvent expliquer cette inexplicable fortune ?

J’en trouve deux :

La Fontaine, seul, parmi les poètes, a été la fois et toujours un poète lyrique et un poète comique.

La Fontaine, seul peut-être parmi les poètes moralistes, a préconisé, et avec la même force, les deux morales : la morale utilitaire, pratique, qui nous aide à bien faire nos affaires, à bien conduire notre vie ; et la morale évangélique, qui nous dit : Pense aux autres. Dévoue-toi aux autres. Donne-toi toi-même.

La démonstration de ce fait est sortie pour moi de l’étude attentive et comparée de l’œuvre entière du fabuliste ; mais il y aurait fatigue et ennui à me suivre dans ce long travail. Heureusement il se trouve une fable, que le poète, il est vrai, regardait comme son chef-d’œuvre, où ses qualités si diverses sont toutes, en abrégé, en résumé, c’est le Chêne et le Roseau. La Fontaine tient là tout entier en quarante vers.

Commençons par le poète comique.

Qu’est avant tout le vrai poète comique ? un peintre de caractères. On connaît tous les droits de La Fontaine à ce titre : Le Chien et le Loup, la Mouche et la Fourmi, le Héron, cent autres encore, mettent en scène des êtres si vivants, marqués d’un trait si personnel, si incisif, qu’il est impossible de les oublier : on les voit, on les entend. Eh bien ! lisons le Chêne et le Roseau, et voyons si La Fontaine a jamais mieux mérité le titre de peintre de caractères.

 
Le chêne, un jour, dit au roseau :
« Vous avez bien sujet d’accuser la nature ;
Un roitelet pour vous est un pesant fardeau ;
Le moindre vent qui d’aventure
Fait rider la face de l’eau
Vous oblige à baisser

la tête ;
Cependant que mon front, au Caucase pareil,
Non content d’arrêter les rayons du soleil,
Brave l’effort de la tempête.
Tout vous est aquilon, tout me semble zéphyr.
Encor si vous naissiez à l’abri du feuillage
Dont je couvre le voisinage,
Vous n’auriez pas tant à souffrir ;
Je vous défendrais de l’orage :
Mais vous naissez le plus souvent
Sur les humides bords des royaumes du vent.
La nature envers vous me semble bien injuste.


Je ne connais pas au théâtre un seul portrait du Vaniteux, aussi complet que celui-ci. La Fontaine en fait sa création propre, tant il l’individualise.

Il ne se borne pas à nous le montrer, éclatant sa puissance aux yeux d’un chétif, l’écrasant par la comparaison, faisant entrer le pauvre diable dans tous les détails de sa misère, de façon à faire ressortir ainsi plus pleinement sa propre puissance par le contraste. Non ! il y ajoute un trait de plus, qui est un trait de génie, la compassion. Relisez les cinq premiers vers. Quel bonhomme ! quel brave homme ! comme il est ému du sort de ce misérable ! comme il se penche sympathiquement vers lui ! Puis, tout à coup, au sixième vers, l’orgueilleux relève la tête.

 
Cependant que mon front, au Caucase pareil,
Non content…


Quatre vers de vanité… Puis… quatre vers de compassion :

 
Encor si vous naissiez à l’abri du feuillage


relevés par une petite note d’orgueil :

 
Dont je couvre le voisinage,


Et terminés par ce mot qu’on dirait parti du cœur :

 

La nature envers vous me semble bien injuste.


Cette alliance hypocrite de la satisfaction de soi-même et de la sollicitude apparente pour autrui, de l’insolence et de la sympathie, ne constitue-t-elle pas un personnage tout à fait original ? D’autant plus que le chêne est à moitié de bonne foi, il ne fait pas seulement semblant de plaindre le roseau, il croit le plaindre. Sa vanité y trouve son compte. En se disant : Comme je suis grand ! il ajoute tout bas : Comme je suis bon ! Et comme c’est bien à moi d’être si bon étant aussi grand ! On croit lire du Molière. Votre compassion, lui répondit l’arbuste,

 
Part d’un bon naturel ; mais quittez ce souci :
Les vents me sont moins qu’à vous redoutables ;
Je plie, et ne romps pas. Vous avez jusqu’ici
Contre leurs coups épouvantables
Résisté sans courber le dos ;
Mais attendons la fin.


Est-ce assez narquois ? assez gouailleur ? Est-ce qu’on ne croit pas le voir, ce paysan finaud, qui fait semblant d’être dupe de son seigneur ? Ce mot :

 
Part d’un bon naturel.


Et cette façon de rassurer le chêne :

 
Mais quittez ce souci.


Et enfin, ce trait final lancé comme une flèche :

 
Mais attendons la fin.


Ainsi donc, six vers du chêne, six vers du roseau, et voilà deux portraits complets. Ce n’est pas tout. Le poète comique a, pour seconde qualité maîtresse, le génie du dialogue : or, quel chef-d’œuvre de vérité et de vie que ces deux discours ! Chacun des interlocuteurs a sa langue à lui… la langue de son caractère. La phrase du premier est étoffée, ample, imagée. Tout soie et velours ! style de vaniteux ! de vaniteux enrichi ! J’insiste sur ce détail, car, je le soupçonne d’être enrichi. Un vrai grand seigneur serait plus simple. En regard, cinq ou six hémistiches brefs, précis, mordants, caractérisant l’homme d’en bas, qui ne veut pas laisser humilier son humble fortune. Encore du Molière.


II. Le poète lyrique modifier

Le titre de poète lyrique peut sembler un peu excessif, appliqué à La Fontaine, puisqu’il n’a pas fait une seule ode. Mais il est tellement poète, tellement peintre, tellement paysagiste ; tout sous sa plume se produit tellement en images ou en harmonies, éclate en traits de lumière si vifs, ou en accords si délicieux, qu’on est forcé de le ranger parmi les voix qui chantent… c’est un fils de la lyre. Seulement son lyrisme a cela de particulier, qu’il prend tous les tons, qu’il passe par tous les sentiments, qu’il va même jusqu’au sublime, sans qu’il y ait jamais en lui la moindre trace de déclamation, de rhétorique. Il garde toujours l’accent de la vérité, l’accent de la voix humaine. Le Paysan du Danube, le Mort et le Mourant, le Vieillard et les trois jeunes hommes en sont la preuve ! Eh bien, joignons-y le Chêne et le Roseau, car, y a-t-il rien de plus poétique et de plus parlé à la fois que ces traits charmants,

 
Un roitelet pour vous est un pesant fardeau…
Le moindre vent qui d’aventure
Fait rider la face de l’eau…
..............................
Tout vous est aquilon, tout me semble zéphyr.


La fin est plus caractéristique encore.

 
Comme il disait ces mots,
Du bout de l’horizon accourt avec furie
Le plus terrible des enfants
Que le Nord eût portés jusque-là dans ses flancs.
L’arbre tient bon ; le roseau plie.

Le vent redouble ses efforts,
Et fait si bien qu’il déracine
Celui de qui la tête au ciel était voisine,
Et dont les pieds touchaient à l’empire des morts.


Quel coup de théâtre que l’entrée en scène de ce nouveau personnage… le vent du nord ! Tout change. Nous étions dans le dialogue, nous voici dans l’action ! Nous étions dans la poésie gracieuse, nous voici dans la grande poésie lyrique, presque épique ! Cette scène à trois constitue une sorte de dernier acte de tragédie, encadré dans un décor grandiose. Nous assistons à la lutte. Les efforts redoublés de l’aquilon donnent je ne sais quoi d’héroïque à l’attitude de l’arbre qui tient bon ! Le roseau, qui plie, y jette une image mélancolique et touchante, et lorsqu’enfin le chêne tombe, le fracas de sa chute… car on l’entend tomber !… le spectacle de ce géant étendu à terre de toute sa grandeur, et couvrant de ses branches fracassées cette croupe de montagne qu’il couvrait de son ombre, reporte la pensée à cette phrase de la Bible :

Quomodo cecidit potens ?

III modifier

Passons au moraliste.

La besogne semble ici plus difficile, car La Fontaine, généralement, n’est pas en grand honneur à ce titre. Lamartine n’a pas assez de termes de mépris, pour stigmatiser cette morale bourgeoise, égoïste et mesquine.

Voyons ce que répond à cela notre fable le Chêne et le Roseau ? Rien, ce semble. Car, par une coïncidence singulière, cette belle fable n’a pas d’affabulation. Heureusement, il s’en dégage une bien frappante, de l’œuvre elle-même.

Le poète a mis en présence le puissant et le chétif, le faible et le fort. Or, qu’est-ce que les vers du poète disent du chêne ? Ne t’enorgueillis pas de ta grandeur, car elle est éphémère. N’en accable pas le faible, car il est peut-être plus fort que toi. C’est une leçon d’humilité et de charité. Qu’est-ce que ces vers disent au roseau ? Ne te laisse pas humilier et contente-toi de ton sort. Tu plies et ne romps pas. Conseil de dignité et précepte de sagesse.

On le voit, dans cette seule fable se montrent les quatre qualités fondamentales de La Fontaine : poète comique, il amuse ; poète lyrique, il enchante ; moraliste pratique, il conseille ; moraliste évangélique, il élève. Son mépris de la mort va jusqu’au stoïcisme, dans la Mort et le Mourant. Et si vous ajoutez à cela que cet artiste de génie était une âme charmante ; qu’il a obtenu pour surnom, comme Henri IV, le titre de bon ; qu’il était candide comme un enfant ; que sa sincérité était telle que son meilleur ami, M. de Maucroix, a dit : « M. de La Fontaine n’a jamais menti de sa vie ! » Si vous ajoutez que sa fable des Deux Amis est aussi touchante que l’immortel chapitre de Montaigne sur l’amitié ; que les derniers vers des Deux Piegons sont un chant d’amour que n’effacent ni les poètes antiques, ni Alfred de Musset ; que nulle bouche humaine n’a trouvé de plus puissants accents d’indignation contre l’ingratitude ; que son premier chef-d’œuvre, l’Élégie aux Nymphes de Vaux, lui a été dicté par la reconnaissance, et par une reconnaissance courageuse, presque héroïque : louer et défendre Fouquet, sous Louis XIV, c’était téméraire ! Enfin, si nous nous souvenons, que tel était le charme de son ingénuité, qu’à ses derniers moments la pauvre femme qui le gardait s’écria : « Dieu n’aura pas le courage de le damner ! » Alors nous comprendrons facilement qu’une telle âme, répandue dans de telles œuvres, ait fait de lui le poète de tous les temps, de tous les âges, de toutes les conditions, le poète de chevet par excellence ; et nous répèterons le mot de Molière, à propos de Boileau et Racine : « Nos beaux esprits auront beau faire, ils n’effaceront pas le bonhomme. »