La Dépêche du Midi Voir et modifier les données sur Wikidata (La Depêche — 18 décembre 1938p. 8-13).


Les Troglodytes

Conte pour Noël
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Pour vous dédommager des jours froids que nous vivons, en vous laissant voir que peut-être il y en aura de pires, et pour que, par comparaison, vous trouviez quelque charme aux vicissitudes de l’existence présente, je vous ai proposé un voyage aux extrêmes confins de l’avenir : Refroidissement du globe terrestre, l’agonie de la planète uniformément solidifiée sous son enveloppe de neige… L’homme, si dégénéré qu’il fût, avait cependant moins souffert que les autres espèces, puisqu’il persistait à survivre. Confiné sur la zone équatoriale, il avait dû la creuser pour se réfugier sous terre. Ce troglodyte de la dernière heure n’était ni beau ni bon. Tout son corps était blême et glabre. Les crânes chauves et les visages ne présentaient plus trace d’aucun duvet ; même dans la jeunesse, l’épiderme de ses femmes ressemblait à un papier de soie qu’on a froissé. Les dents, inutiles, étaient tombées ; le maxillaire inférieur, mis hors d’usage par l’habitude de déglutir sans mâcher, s’était amenuisé au point de ne plus offrir, de profil, que le prognathisme d’un menton court et fuyant ; la bouche, fente étroite aux lèvres minces, faite pour la succion des tubes ou l’avalement des pilules, ne servait plus guère à la parole, trop fatigante dans l’air raréfié ; le nez s’était amoindri comme elle, tandis que les narines, accommodées à la fonction de surveiller la présence éventuelle des gaz délétères et à l’effort permanent d’aspirer la sécheresse de l’air, levaient leurs ailes vers les yeux et ouvraient le plus largement possible leurs fosses racornies. La partie inférieure du visage, ainsi atrophiée, semblait s’écraser sous le poids d’un front énorme, en sorte que les orbites se trouvaient descendues au milieu de la face. Les yeux, privés de cils, clignotaient ; l’iris, très large et brillant d’une pensée aiguë, était d’un gris dur ; la pupille, condamnée à passer des ténèbres totales à la clarté trop vive, rappelait celle des chats, tour à tour ronde ou filiforme, et l’expression du regard était cruelle.

S’ils agissaient peu, ces petits monstres remuaient sans cesse, agités de trépidations, secoués de spasmes furtifs ; ils n’y prenaient plus garde, car leur névropathie héréditaire, consécutive au long surmenage du système nerveux, était devenue une condition vitale de la race : ils tremblaient comme on respire. Ils dormaient peu, d’un sommeil coupé de réveils et hanté par des rêves. La pensée ne leur laissait aucun repos ; mais leur cœur était sans émoi ; aucune pitié ne le faisait battre devant aucune souffrance, aucun élan vers aucune joie : chaque créature vivait retranchée dans un égoïsme inexorable.

Ce qu’étaient leurs mœurs ? Elles n’étaient pas. Au sens humain de ce mot, ils n’avaient point de mœurs, mais des coutumes, des habitudes, ou, plus exactement, des modes de vivre, non pas décidés et voulus, mais imposés par les besoins. Ils possédaient des lois, certes, et fort strictes, mais les intentions morales qui servent à légitimer le principe de nos législations ne comptaient pas pour eux. Personne ne s’en souvenait. Ils admettaient socialement des nécessités, qu’ils renforçaient de sanctions, mais sans leur reconnaître d’autre origine ou d’autre valeur que la nécessité. Ils vivaient mathématiquement.

L’humanité, pendant trop d’ères successives, avait vu passer tous les dogmes, toutes les conceptions de la poésie et de la raison, tous les mythes et tous les symboles, toutes les possibilités idéalistes ou réalistes, et sa longue lassitude l’avait conduite à l’indifférence totale. Les abstractions, sous aucune forme, ne l’intéressaient plus. L’expérience accumulée par tant de générations et tant d’histoire aboutissait au refus de s’exalter encore pour quoi que ce fût. Ces calculateurs ne daignaient plus s’amuser au jeu d’établir une distinction quelconque entre le Bien et le Mal.

Ils n’aimaient rien. Ils avaient supprimé toute passion comme une dépense inutile de force, c’est-à-dire un appauvrissement, et par conséquent un danger. Ils vivaient chastes et impassibles, n’appréhendant point la mort et ne jouissant point de la vie. Le désir d’amour ne travaillait plus que de rares individus dont le cas pathologique relevait de la compétence des thérapeutistes. La fonction de procréer en vue du maintien de l’espèce faisait l’objet d’un mandat national, dûment réglementé par des textes.

Depuis neuf siècles, en effet, les destructions causées par le froid semblaient ne plus s’aggraver : l’homme avait su trouver le moyen d’attirer vers la surface de l’écorce terrestre les derniers frissons de chaleur qui vibraient encore dans le noyau focal. Le travail de décrépitude n’en continuait pas moins, au tréfonds de la planète ; mais, tant qu’une calorie subsisterait dans les entrailles du globe, elle devait appartenir à ce tyran malingre qui la revendiquerait pour son usage. Afin de prolonger l’agonie de sa race, l’homme retardait la mort d’un astre.

À vrai dire, il n’en retardait que les manifestations superficielles, et, par ce fait même, il coopérait au refroidissement final, puisqu’il accélérait, pour son bénéfice propre, la consommation des suprêmes réserves de chaleur. Il s’en souciait peu : l’égoïsme féroce qui caractérise l’espèce humaine dans ses rapports avec tout ce qui l’entoure s’exerçait encore, cette fois-là, selon sa mode accoutumée. La devise des derniers peuples restait : « Tout pour moi. » Les égoïsmes similaires continuaient à fonctionner avec une sérénité intégrale : sérénité, qui cependant n’était point la sécurité, car il peut toujours advenir qu’un conflit s’élève entre deux appétits qui convoitent le même objet, surtout quand cet objet répond à un besoin vital.

En dépit de cette persistance de nos instincts jaloux, nous aurions tort d’imaginer que ces derniers représentants de l’espèce humaine fussent encore tels que nous sommes. Physiquement, intellectuellement, moralement, ils différaient de nous bien plus que nous ne différons nous-mêmes des hommes préhistoriques. La raison en est double : d’abord, ils s’éloignaient de nous par une durée bien plus longue que n’est actuellement la période écoulée depuis l’âge de la Pierre Éclatée ; ensuite, les conditions de la vie matérielle avaient changé infiniment plus qu’elles n’ont fait depuis la fin du Tertiaire jusqu’aux jours actuels. Le temps, le climat, toutes les urgences avaient modifié autour de ces êtres les conditions de l’existence et, partant, leurs besoins, leurs goûts et leur pensée. Simultanément, la transformation graduelle des fonctions organiques avait eu pour résultat la transformation des organes eux-mêmes. La taille de ces derniers humains — comme si elle eût participé à la réduction du monde habitable — était très inférieure à la nôtre : les plus forts atteignaient à peine les dimensions d’un enfant de dix ans ; mais leur boîte crânienne s’était démesurément amplifiée ; leur lourde tête, montée sur un cou grêle et fragile, oscillait sans cesse. L’ossature de ces corps qui, depuis tant de générations, avaient héréditairement perdu l’accoutumance de tout effort physique, s’était appauvrie à l’extrême ; leur musculature ne s’était pas moins atrophiée ; les membres étaient minces et courts : deux bras impropres au travail, deux jambes impropres à la marche, avec des pieds infimes ; en revanche, les mains s’étaient singulièrement déformées : la paume, aveulie par l’ignorance de toute action énergique, ne servait plus que de support à des doigts très longs et spatulés comme des doigts de violonistes : l’habituelle pression des claviers, des boutons, des manettes, des leviers avait fini par les rendre beaucoup plus aptes que les nôtres au maniement des outils délicats, mais inaptes à tout autre travail. Les machines sans nombre inventées par le génie de l’homme pour réduire au minimum la dépense de ses forces animales, savaient depuis longtemps le dispenser de tout labeur : motion ou locomotion étant la tâche des mécaniques dont il s’entourait, le maître avait subi le châtiment de son oisiveté : il s’étiolait. N’agissant plus, ne mangeant plus, buvant peu, ne respirant guère, toujours assis ou couché devant ses appareils, il avait la poitrine étriquée, l’intestin raccourci mais le ventre ballonné. Si ses os étaient frêles, ses articulations apparaissaient énormes, nouées par un arthritisme congénital ; et il vivait peu d’années.