La Dépêche du Midi Voir et modifier les données sur Wikidata (La Depêche — 18 décembre 1938p. 14-19).


La Der des Der
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Nous n’avons encore aucune idée de ce que la guerre pourra donner, dans l’avenir : nous sommes loin d’imaginer toutes les possibilités de la puissance destructive dont nos arrière-neveux disposeront dans deux cents ans, encore moins dans deux millénaires, ou dans vingt. Nous n’avons connu, jusqu’à présent, que des manifestations relativement bénignes de la nocivité humaine ; les historiens futurs ne manqueront pas d’être frappés par une singularité qui est le propre de l’époque actuelle : notre vingtième siècle leur apparaîtra comme une date de transition, l’instant critique où l’humanité rêvait mystiquement de supprimer la guerre, se délectait littéralement des thèmes pacifistes, et, du même coup, s’ingéniait à organiser dans l’ordre pratique les moyens d’inaugurer enfin des conflits vraiment dévastateurs.

C’est bien, en effet, au cours du vingtième siècle que nos philosophes se mirent d’accord avec nos politiciens pour déclarer que le choc des masses humaines, lancées les unes contre les autres, ne représentait qu’un mode barbare, indigne des temps nouveaux, et qu’il convenait d’y renoncer, quitte à trouver mieux. En bonne logique, ils avaient incontestablement raison, puisque ces levées de troupes et ces ruées n’étaient en somme que la réédition des procédés préhistoriques, amplifiés, mais non modifiés. La guerre ainsi pratiquée continuait à être ce qu’elle avait été à l’aube des âges ; son allure brutale et impulsive, avec les apports de l’héroïsme individuel, participait toujours du caractère naïf, un peu enfantin, qu’elle présentait quand la bête était lancée contre la bête ; la tactique et la stratégie n’offraient en somme qu’une réglementation technique des mouvements de la meute contre la meute, de la horde contre la horde ; l’artillerie, dont les progrès nous émerveillent, n’était qu’une extension ingénieuse de la balistique inventée par le singe qui lance une noix de coco ; la pierre lancée par une fronde n’a représenté qu’une étape intermédiaire entre cette invention du simien et les nôtres ; le plus monstrueux des obus n’est encore que le perfectionnement de cette même noix. Toutes les formes de la guerre moderne procèdent donc bien, comme disent nos philosophes, de l’époque primitive, et l’on peut à juste titre soutenir qu’elles sont des survivances de la barbarie, parfaitement surannées.

La civilisation ne s’en contentait plus. Elle avait droit à mieux. La science devait normalement se charger de lui fournir les progrès que réclament les temps nouveaux, et la science du vingtième siècle n’en est encore qu’à ses débuts : ce qu’elle a fourni en quelques lustres permet d’entrevoir les améliorations qu’elle saura procurer d’ici quelques mille ans. C’est à elle, et non plus aux militaires, que les peuples évolués s’adresseront, dès demain, pour obtenir les moyens de supprimer ce qui les gêne, et pour rendre libre la place qu’ils convoitent, quand cette place est encombrée par d’autres occupants.

Assez promptement les armées devinrent inutiles, et, d’un commun accord, elles furent abolies ; dès lors, les nations décidées à s’entre-détruire ne s’affrontèrent qu’avec plus d’efficacité. En bonne logique, on aurait pu le prévoir : la guerre n’ayant jamais été autre chose qu’une compétition de la vie, elle n’aurait pu disparaître que si la vie elle-même disparaissait. Le jour où les gouvernements renoncèrent à entretenir des armées, avec la candide illusion de croire qu’ainsi ils supprimaient la guerre ou les chances de guerre, ils avaient tout simplement donné à celle-ci sa forme la plus homicide : dans le vœu de l’abolir, ils l’avaient généralisée.

Qu’étaient, en effet, les armées combattantes, sinon les émissaires d’un pays, les représentants d’une race, postés en avant-garde, afin de couvrir et de défendre leurs congénères ? Les plus sanglantes mêlées ne constituaient donc que des escarmouches entre ces avant-gardes : ce rideau de troupes une fois retiré, le choc allait se produire entre les peuples eux-mêmes, et la bataille, au lieu de tendre à l’écrasement de l’armée adverse, tendrait dorénavant, avec beaucoup plus de puissance, à l’anéantissement même de la race ennemie.

La mission d’en découvrir les moyens incombait aux savants qui, durant des siècles, s’adonnèrent à cette tâche et la poursuivirent à l’envi : leurs trouvailles furent terrifiantes. Dès la fin du vingtième siècle, les résultats obtenus dépassent les conceptions les plus affreuses des romanciers les plus imaginatifs. Bientôt, il ne fut plus question d’opérer avec les faibles ressources qu’avaient procurées aux Européens de l’an 1990 la physique et la mécanique, la chimie et la bactériologie, ou les ondes à peine capables de détruire un million d’existences en quelques minutes. Au cours du troisième millénaire qui vit finir l’ère chrétienne, des nations disparurent et leurs noms se laissèrent oublier. Puis des races s’éteignirent. D’autres, peu à peu, se reconstituaient. Les types humains se réformaient sans que l’instinct de rivalité cessât de soulever les uns contre les autres les groupements de l’animal hargneux qui ne tolère pas la jouissance d’autrui à côté de la sienne.

En cela, les derniers hommes ne différaient guère de ceux qui nous ont laissé leur histoire. Bien qu’il n’en restât plus que deux groupes, et bien que ces groupes fussent séparés par des espaces que la congélation du globe rendait infranchissables, ils trouvaient moyen de se disputer la possession de quelque élément nécessaire à leur subsistance et de se haïr. – « Un de nous deux est de trop ! » De fait, la suppression de l’un eût assuré à l’autre des possibilités d’une durée que le partage du trésor commun ne permettait plus d’espérer. Ce trésor était l’ultime chaleur de la planète. Chacun des deux peuples en captait une part, trop importante au gré du peuple rival ; la fixation du nombre des calories accordées à celui-ci par le consentement de celui-là avait fait l’objet de pénibles tractations diplomatiques. Le peuple des Min, qui habitait la région de nos Guyanes, et, sur le versant opposé de la ceinture équatoriale, le peuple des Teck, terré dans les résidus de la Mélanaisie, ne cessaient de protester contre les abus de la partie adverse : chacun des deux, au dire de l’autre, captait frauduleusement, pour le chauffage de ses villes et la fusion de ses neiges, plus de calories que n’en autorisaient les conventions internationales. Des rapport d’espions aggravaient le mécontentement de chacun et les récriminations se faisaient de plus en plus acerbes. La situation devint tellement tendue que les Min rappelèrent leur ambassadeur. Dès lors, la guerre parut inévitable.

En conséquence, pour n’être pas pris au dépourvu, les deux gouvernements, dans le plus grand secret, décrétèrent la mobilisation générale. Il était facile de la réaliser sans attirer l’attention de l’ennemi, puisque les deux armées se composaient, l’une aussi bien que l’autre, d’une demi-douzaine de soldats, personnages fort sédentaires et d’un âge relativement avancé, qui n’accédaient à la fonction militaire qu’après avoir fourni les plus incontestables preuves de leur savoir ; chacune de ces deux armées se réunissait à la néoménie, pour surveiller le bon état des appareils de guerre et recevoir le rapport du généralissime, qui siégeait en permanence durant un mois lunaire et se retirait, cédant sa charge à un confrère : un tel roulement avait été reconnu nécessaire en raison de la vigilance qui s’imposait à cette sentinelle unique chargée de la sécurité nationale.

Les appareils des Min et ceux des Teck n’avaient aucune ressemblance ni dans leurs moyens d’action, ni dans les résultats qu’on attendait de leur emploi. Le procédé des Min tendait à produire en l’objet visé une désorganisation progressive de la matière : animal ou végétal, et même minéral, tout corps était désagrégé : sans cependant perdre sa forme, il se réduisait en une poussière de molécules qui gardaient leur cohésion apparente, mais qui étaient mortes et qui s’effondraient au moindre souffle. Ce moyen de combat présentait donc le bénéfice d’être sûr et universellement efficace ; en revanche, il était d’une lenteur relative, puisque son action intégrale s’exerçait en vingt-six heures. — Le procédé des Teck, au contraire, offrait les avantages de l’instantanéité ; mais il n’atteignait que les corps organiques : il les frappait d’une mort immédiate par commotion.

Le grand conseil des Min ayant décidé la mobilisation et l’attaque brusquée à minuit 27, le généralissime et ses aides commencèrent à minuit 34 l’émission de leurs ondes. À 1 h. 16, les premières atteintes du mal étaient signalées chez les Teck. Une enquête rapide leur révéla les origines du dégât et la riposte fut aussitôt décidée. À 2 h. 43, la commotion était lancée contre les Min, qui disparaissaient du monde. La dernière guerre avait duré exactement cent trente-deux minutes.

Les Teck eurent tout juste le temps d’apprendre leur victoire avant de disparaître à leur tour : leur désagrégation se poursuivit normalement ; elle était consommée le lendemain, à l’heure prescrite. Quand le pâle soleil se leva pour la seconde fois, l’homme n’existait plus. — Car la race des humains, par qui tant d’espèces ont péri, ne doit périr, elle aussi, que par l’homme.

Edmond HARAUCOURT.
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