La Dépêche du Midi Voir et modifier les données sur Wikidata (La Depêche — 18 décembre 1938p. 2-7).

Dernière Neige
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Voici, dans quelques heures, le solstice d’hiver. Et voici la première neige. Elle me fait songer à celle qui sera la dernière. Les jeunes gens, armés de skis, se précipitent vers les trains qui conduisent aux sports d’hiver : ils me font songer à ceux qui pratiqueront les sports des derniers jours, quand viendra le dernier hiver… C’est loin dans l’avenir, très loin d’ici… La nuit est immense. Des myriades d’étoiles scintillent dans les profondeurs d’un ciel étrangement noir, mais ces étoiles ne sont plus celles que nous voyons aujourd’hui. Des astres se sont éteints. D’autres, qui ne nous apparaissent encore que comme des nébuleuses, se sont condensés, allumés, et brillent d’un vif éclat. Notre Soleil ne flambe plus que pauvrement ; il regarde s’étioler autour de lui la famille des planètes qui sont nées de lui et qui persistent à tourner autour du centre originel, mais qui meurent ou qui sont mortes. La Terre lutte ; ses derniers restes de chaleur, mal protégés par la couche trop mince de l’atmosphère, s’irradient dans l’infini, perdus. Une suprême clarté, comme d’une lampe dont l’huile s’épuise, émane encore de notre globe, s’éteignant par à-coups, reprenant par sursauts.

Le refroidissement du Soleil et la consécutive anémie de la Terre ont changé toutes choses : la congélation des vapeurs d’eau qui flottaient dans l’espace a raréfié l’atmosphère à mesure que ces vapeurs, réduites en neige, s’entassaient sur le sol ; l’eau s’est solidifiée en glaçons ; il n’y a plus d’air que dans les bas-fonds. Le bleu du ciel, n’étant que l’illumination de notre enveloppe gazeuse par les rayons solaires, a cessé d’être ; du même coup a disparu toute perspective aérienne, et, avec elle, le dégradé des tons, la sensation des distances, la suave coloration des aurores, la splendeur des couchants. Le Soleil se lève, brusque ; il lance des rayons secs dans le ciel qui reste noir et où persistent à côté de lui les clous lumineux des étoiles… Une clarté dure découpe les formes. L’ombre des choses est nette. La matière n’aurait pas perdu ses antiques colorations, mais la couche de neige recouvre tout, en sorte que le paysage sans reliefs est uniformément livide sur fond noir, comme le négatif d’un cliché.

La mappemonde aussi présente une configuration nouvelle. Le glissement des masses continentales, un peu ralenti d’abord par le durcissement des océans, s’est trouvé enfin arrêté par la soudure universelle. L’Europe est gelée, et l’Asie, et l’Afrique presque entière, aussi bien que l’Océanie ; des trois Amériques, il ne reste plus qu’une bande équatoriale. Les deux régions polaires se sont graduellement élargies en progressant l’une vers l’autre : ces énormes calottes de gel qui tendent à se rejoindre ont pétrifié tout et resserré la vie sur le ruban de l’Équateur. Chez les hommes qui habitent là, on raconte que d’héroïques explorateurs, jadis, s’étaient aventurés parmi les glaces hyperboréennes de l’Espagne et de l’Algérie, n’avaient su reconnaître, sous les banquises immobilisées, ce qui fut continent, ce qui fut océan. La douce Méditerranée, avec ses vagues couvertes de givre, reste figée dans un froid dont les hivers du Groënland ou du Spitzberg ne nous donnent à présent qu’une idée approximative. Les restes de la vie terrestre, étranglée entre les deux tropiques, se sont réfugiés en un double asile : l’un se cache dans la région des Guyanes et des Guinées : l’autre, de création plus récente, est formé par les alluvions qui, cinq mille ans plus tôt, ont réussi à unifier les Antilles ; cette partie du globe, la plus jeune, est restée longtemps la plus fertile, engraissée qu’elle était par les détritus de la mort septentrionale. Longtemps on a pu y voir les manifestations ultimes de la vie animale et végétale : en des endroits privilégiés, des pins et des érables se hissaient encore, pareils à des brins d’herbe ; quelques bouleaux et de misérables chênes atteignaient la hauteur de nos blés. Mais tout cela, peu à peu, a péri. Les races d’animaux sauvages, sans refuge et sans nourriture, ont été abolies l’une après l’autre. Les rennes, qui savent découvrir les pousses de lichen, et les loups, qui chassent les rennes, survécurent un moment ; quelques ours qui erraient encore parmi les neiges et les derniers condors tombèrent à leur tour. Quant aux espèces domestiquées, trois ou quatre avaient résisté, grâce à la protection de l’homme, qui leur procurait auprès de lui un abri souterrain et une pâture chimique ; mais les plus vivaces s’anémiaient  ; il ne restait plus que de rares couples de bisons, descendus à la taille des molosses, et plusieurs chiens de montagne, gros à peine comme nos chats.

Pourtant la mort de ce globe qui n’en peut plus vient de rencontrer un obstacle : le génie de l’homme.

Au reste, la population humaine, réduite à quelques millions de créatures, ne comportait plus que deux peuples à qui des identiques conditions de vie imposaient des régimes sensiblement pareils. Dans un pays comme dans l’autre, les foules se massaient, enfouies en des villes profondes qui n’étaient en réalité que d’énormes fourmilières, artificiellement aérées et éclairées. Nul n’en sortait pour son plaisir, puisqu’il y avait péril de mort à s’aventurer sur l’écorce terrestre, où l’air manquait : on n’y accédait qu’à l’aide de scaphandres, analogues à ceux qui nous servent aujourd’hui pour descendre sous l’eau ; un voyage à la surface était une forme de suicide, d’ailleurs très exceptionnelle, car les issues étaient soigneusement calfeutrées et gardées par les agents de l’État. Force était cependant d’aller au-dehors recueillir la neige nécessaire à la fabrication de l’eau. Le fonctionnement régulier de cette récolte constituait le problème vital par excellence, et le soin de l’assurer figurait au premier rang des nécessités dont l’urgence était capable de pousser quelques audacieux hors du terrier natal. Cette tâche homicide incombait à une certaine classe de prolétaires qu’on appelait les « mineurs d’eau ». Somptueusement payés et amplement honorés, puisqu’ils risquaient leur vie dans l’intérêt commun, ils formaient dans l’État une corporation puissante et parfois tyrannique. Pour obvier à ses exigences, la République des Tecks essaya, certain jour, de confier la récolte des neiges aux condamnés à mort ; mais cette expérience ne procura que des fournitures détestables, et le gouvernement dut, à nouveau, recourir à l’emploi des mineurs d’eau.

À tous les autres besoins, la science pourvoyait par l’exploitation des éléments minéraux trouvés dans les profondeurs du sol. Aux carrefours de la cité souterraine, des barboteuses purifiaient l’air décomposé et les usines de l’État y amenaient l’air respirable. Depuis des temps immémoriaux, l’homme ne mangeait plus ; il se nourrissait seulement. La chimie lui avait procuré les moyens de lutter contre l’inexistence des ressources organiques. Les laboratoires officiels envoyaient à domicile des flacons de pilules et d’essences destinées à l’alimentation des citoyens. Comme de juste, cette distribution était gratuite. En revanche, l’eau n’était dévolue qu’avec une extrême parcimonie. Maintes fois, des maladies endémiques résultèrent de la pénurie de l’indispensable liquide. Maintes fois aussi, des crises sociales furent occasionnées par les restrictions dont la masse du peuple souffrait intensément. Quelques-unes de ces émeutes prirent une gravité menaçante, et presque toujours elles furent suscitées par les agissements des « accapareurs d’eau. » On les guettait. Certains d’entre eux, qu’on appelait les « millionnaires, » passaient pour posséder, dans leurs réservoirs, jusqu’à deux ou trois millions d’eau (le million valait environ 2,120 litres). À différentes reprises, les services de la Santé avaient signalé les symptômes d’une maladie mentale qui affectait plus particulièrement les familles riches ou de haute origine : cette étrange pathologie se manifestait par une tendance peut-être héréditaire au gaspillage de l’eau. On se la procurait à des prix fantastiques ; même, quelques maniaques, paraît-il, la fabriquaient clandestinement chez eux pour l’employer à des ablutions ou autres superfluités. Ils furent parfois assez nombreux pour constituer une secte, dont la découverte donna lieu à des répressions sanglantes ; depuis lors, la police surveillait avec une extrême rigueur les abus de ce genre. Les fabriques d’eau étaient soigneusement gardées et la répartition s’effectuait avec une exacte sévérité. Cette sévérité même suscita des révoltes, mais les troubles durèrent peu : grâce à la mentalité de ces peuples qui vivaient détachés de toute idéologie abstraite, les causes de discorde ne se prolongeaient guère ; leur organisation mathématique faisait le reste, et tout rentrait dans l’ordre.

En de telles conditions qui confinaient chaque nation dans son logis originel et qui interdisaient d’une façon presque absolue les déplacements à la surface du sol, il semblait bien que les dissensions civiles fussent presque inévitables, à cause de l’extrême promiscuité des êtres d’une même race : mais il semblait aussi que l’humanité, désormais, n’aurait plus guère à craindre le choc d’une nation contre une autre. Le fait se produisit pourtant, et ce suprême geste de folie eut des résultats effroyables.