Dents et dentistes à travers l’histoire/7

Laboratoire Bottu (1 - 2p. 15-27).

CHAPITRE VII

LES SOINS DE LA BOUCHE ET DES DENTS À TRAVERS LES AGES


Le premier homme qui a souffert des dents a cherché un soulagement à sa souffrance ; la première femme qui a vu sa beauté s’altérer par la perte d’une ou plusieurs dents a demandé à l’art le moyen d’y suppléer. À s’en rapporter aux annalistes chinois, aussi loin qu’on peut remonter dans l’histoire de ce pays, on sait que les habitants du Céleste Empire déjà recouraient à tous les artifices de la coquetterie, se peignaient les yeux, se comprimaient les pieds, se faisaient remplacer les dents.

Les Israélites attachaient trop d’importance à la beauté des dents, pour n’en avoir pas un soin particulier.

L’extraction des dents fut longtemps considérée comme une opération redoutable. La formule : n’arrachez pas, guérissez ! serait due, paraît-il, à un anatomiste grec. Les anciens, au dire de Jean Liébeault[1], faisaient un si grand cas de leurs dents, qu’« ils ne les tiraient et arrachaient jamais qu’elles ne branlassent et tombassent quasi d’elles-mesmes ».

Notre Père à tous, l’illustre Hippocrate, ne se résignait à l’ablation que lorsqu’il y était réduit par une impérieuse nécessité. « Si la dent, professait-il, est cariée et branlante et cause de la douleur, il faut l’ôter ; si, sans être cariée ni branlante, il existe cependant de la douleur, il faut la dessécher en la brûlant ; les masticatoires servent aussi. »

Les écrivains non médicaux de Rome font une mention constante des dentifrices ; ce qui montre, fait observer judicieusement le Dr Berchon, combien les Romains tenaient pour agréable la belle apparence des dents. Et notre érudit confrère nous révèle, à ce propos, les plus curieuses particularités qu’il a puisées chez les divers auteurs dont il a feuilleté les écrits.


Pline recommande d’éclaircir les dents noires en les frottant avec du nitre calciné. Celse dit que les taches des dents doivent être d’abord grattées, puis frottées avec un dentifrice. Scribonius Largus, qui décrit de nombreux dentifrices, semble les regarder, comme le fait Martial, comme propres à préserver la beauté des dents, plutôt qu’à les guérir. Par lui nous apprenons que la corne de cerf calcinée était un des ingrédients qui composaient la poudre dentifrice de Messaline, femme de l’empereur Claude. Ce qui prouve que les constituants calcaires des poudres modernes ont une ancienne origine[2].


Le remède était préférable, à tout prendre, à celui que préconisait Pline, dont la crédulité ne connaît pas de limites. « Il y a avantage, assure le naturaliste, à introduire dans la dent creuse les cendres de crottes de souris ou de foie desséché de lézards. »

La fétidité de la bouche devait être commune chez les Romains, puisqu’ils avaient un mot pour la désigner : fo etor, fo etere. L’auteur de l’Histoire naturelle que nous venons de nommer, préconisait le persil contre cette fâcheuse incommodité. C’est pour cette raison que les danseuses de théâtre mâchaient constamment de cette plante, « de tous les cosmétiques le plus naturel, le plus sûr et le plus innocent ».

La grande vogue du persil était due à son origine sacrée ; on le prétendait sorti spontanément du sang d’un cyclope, enterré au pied du mont Olympe. Les Corybantes, dans leurs mystères, regardaient comme un crime de mettre sur leur table une plante entière de persil ; aussi apportait-on à la culture de ce végétal les soins les plus attentifs.

Les jeunes femmes à la mode, à Rome, veillaient à leur hygiène buccale et en prenaient souci au point de mériter les éloges des poètes. « Les soins que vous donner à cette agréable personne, leur dit Ovide, peuvent se deviner en apercevant l’incarnat rosé de ces lèvres, de vos gencives, ainsi que la brillante blancheur des deux rangées de perles qui illuminent votre petit visage. » On ne saurait être plus galant. Lorsqu’on saura de quel dentifrice les coquettes romaines faisaient usage, on sera loin de partager l’enthousiasme de l’auteur de l’Art d’aimer. Le dentifrice merveilleux dont il chante les louanges, sans le nommer, n’était autre, en effet, que de l’urine. La plus estimée venait d’Espagne, d’où on l’envoyait dans des vases d’albâtre, pour la conserver. Les Celtibériens ne se contentaient pas de se gargariser avec le liquide répugnant, ils s’en lavaient les dents, ils s’en frictionnaient tout le corps ! Plus tard, on substitua l’urine de bœuf à l’urine humaine, encore que dans certaines régions, notamment dans les campagnes reculées de la Catalogne, la première ait conservé sa faveur. Il est juste d’ajouter que toutes les Romaines n’usaient pas de ce dentifrice nauséabond. Il était encore bon nombre d’entre elles qui recouraient à des pratiques plus propres et non moins efficaces : après s’être râclé la langue avec un ressort d’acier ou une lame de métal élastique, elles se frictionnaient les dents avec une brosse, pour empêcher le dépôt de tartre de se former.

Pour conserver la pureté de l’haleine, elles se rinçaient la bouche avec des eaux des parfumeurs en vogue, tels que Cosmus ou Nicéros, qui faisaient entrer dans la composition de leur produit du safran et de la rose de Poestum, riche en tannin. On fabriquait des pastilles désinfectantes, faites avec de la myrrhe, du fenouil et du mastic de Chio. On recommandait aussi, dans le même but, de mâcher des plantes telles que la verveine, la racine de jusquiame, le plantain, ou la cendre de la tête de lièvre !

On connaissait aussi l’emploi du cure-dent, fait avec du bois de lentisque, pour soulager la douleur due à la maladie des gencives.

L’historique du cure-dent a été esquissé par Alf. Franklin (Variétés gastronomiques ; Paris, 1891). Résumons-le.

Le premier cure-dent fut une brindille arrachée d’un arbre quelconque : nous avons vu que les Romains donnaient la préférence au bois de lentisque. Parmi les nombreux objets que vendaient les merciers, dès le XIVe siècle, figuraient les cure-oreilles et les cure-dents (escuretes et furgoeres). On a trouvé quatre cure-dents dans l’inventaire du roi Charles V ; ils étaient d’or et d’argent. Le cure-dent était alors conservé dans un étui, ou était suspendu à un cordon. Au siècle suivant, on avait substitué au cure-dent, et pour le même objet, des lacets de soie très fins, que l’on se passait entre les dents après les repas. Le mot cure-dent n’entra réellement dans la langue qu’au XVIe siècle. Gargantua en fait usage. Ambroise Paré dit qu’on en apporte en Cour, du Languedoc, où le bois de lentisque est commun. Coligny s’en servait continuellement, au point que c’était devenu chez lui une manie : il le mâchonnait, le logeait sur son oreille, le piquait dans sa barbe. Les Italiens en avaient fait un proverbe : « Dieu me garde de la douce façon et gentille du prince de Condé (celui qui fut tué à Jarnac, Louis de Bourbon), et de l’esprit et curedent de l’Admiral. » Une tradition veut qu’après la Saint-Barthélemy, le corps de l’amiral Coligny fut exposé avec un cure-dent à la bouche ; aucun témoignage contemporain ne confirme cette légende.

Le roitelet François II possédait des cure-dents de riche métal, mais ne paraît pas s’en être servi. Il était de bon ton, dans la première moitié du XVIIe siècle, de mâcher de l’anis confit et de ronger sans cesse un cure-dent : ainsi le prescrivait le Courtisan à la mode (1625). Le cure-dent devait être tiré d’un bois de bonne odeur et possédant des vertus astringentes, tel que : lentisque, bois de rose, cyprès, romarin ou myrte. D’autres recommandaient le fenouil ; tantôt on piquait les cure-dents de fenouil dans les fruits confits, placés sur la table à portée de tous les convives ; tantôt on leur offrait « des branches de fenouil ornées de cure-dents ». Un peu plus tard, on présenta les cure-dents dans une assiette, sur une serviette fine. On y met moins de façon, aujourd’hui ; le cure-dent est un objet dont l’emploi s’est vulgarisé ; il n’est plus l’apanage des classes privilégiées.

« Le meilleur cure-dent, dit l’émule d’Hippocrate, est une pointe de lentisque, mais, à défaut de ce bois, tu peux te servir d’une plume. »

Pline se montre plus explicite, et ajoute le résultat de son observation, que le fait de curer les dents avec la plume d’un vautour rend l’haleine acide, tandis qu’une plume de porc-épic les raffermit.

On a connu de très bonne heure le cure-dent. Il y en avait en argent, voire en or, qu’on a découverts au cours d’exhumations et qui remontaient à des époques très reculées.

Si nous franchissons d’un bond plusieurs siècles, nous retrouvons le souci de l’hygiène buccale dans la plupart des traités de civilité. Jean Sulpice, dans son livre paru en 1843, recommande de veiller à tenir « les dents nettes et sans rouille, c’est-à-dire sans matière jaune attachée contre, par faute de les nettoyer ». Érasme s’y étend plus longuement, mais l’étrangeté de ses prescriptions n’est pas sans causer quelque surprise.


S’il te reste quelque chose entre les dents ne te sers du couteau ou de tes ongles pour les retirer, comme les chiens ou les chats, ni avec la serviette ; mais avec la pointe d’un cure-dent de lentisque, ou d’une plume, ou de petits os tirés des pieds de chapons ou de poules bouillies.

Il faut soigneusement prendre garde d’avoir les dents nettes, car les blanchir avec de la poudre, il n’est bon qu’aux filles ; les frotter de sel ou d’alun est fort dommageable aux gencives, et se servir de son urine au même effet, c’est aux Espagnols à le faire.


Cette coutume avait donc traversé les siècles, puisque Érasme, qui vivait au seizième, sentait la nécessité de la stigmatiser.

Le médecin de Henri III, Laurent Joubert[3], tout en reconnaissant des qualités à l’urine, déclare le mélange d’eau et de vin supérieur. « Ce lavement de bouche doit être du vin un peu couvert et rude, bien fort trempé. » Un écrivain satirique, après nous avoir fait assister au maquillage de Henri III, peinture de sourcils, pose de fard, etc., en arrive aux soins de la bouche royale :


{{taille|Je pensais, dit-il, que le frottement des lèvres serait la dernière cérémonie, mais je vis à l’instant un autre serviteur se mettre à genoux devant le patient, et le prenant à la barbe lui faire baisser la mâchoire d’en bas, puis ayant mouillé son doigt dans je ne sais quelle eau qu’il avait dans une petite écuelle de verre, il prit d’une certaine poudre blanche, de laquelle il frotta les gencives et les dents ; puis ouvrant une boîtelette, il en tira je ne sais quels petits ossements, lesquels il lui fit entrer dans les gencives, les attachant avec un fer bien délié, des deux côtés où ils pouvaient avoir quelque prise.|90}}


Le sceptique Montaigne, qui ne croit pas à l’efficacité des remèdes, se montre hygiéniste avisé, quand il nous expose la façon dont il soignait ses dents. Il ne se sert ni de poudre, ni de brosse ; il se contente de les frotter avec une serviette : « J’ai toujours eu les dents bonnes jusqu’à l’excellence, écrit-il, dans ses Essais[4] ; j’ai appris dès l’enfance à les frotter de ma serviette[5] et le matin et à l’entrée et issue de table. »

Ces précautions, qu’il croyait infaillibles, ne le préservèrent pas d’accidents, qu’il a longuement racontés dans son journal de voyage. Atteint d’une rage de dents, il essaie d’abord de mâcher du mastic en larmes, et il n’en tire aucun soulagement. Il recourt aux conseils d’un apothicaire, qui l’engage à mettre de l’eau-de-vie sur sa dent douloureuse.

Le lendemain, il se colle un emplâtre de mastic sur la tempe, sans aucun résultat, on le devine sans peine. La nuit suivante, on lui entretient la chaleur sur la joue avec de la filasse chaude, et le mal est enfin vaincu ; du moins, le geignard ne geint plus, c’est donc que la crise est conjurée.

Au siècle suivant, la mode des dentifrices est répandue dans toutes les classes. Scarron, dans l’Héritier ridicule, fait dire à don Diègue, par Philippin, que, parmi les objets trouvés chez son oncle, après son décès, on a découvert


Du cachou plein deux quaisses.


Et le burlesque prédécesseur du Grand Roi dans la couche de la favorite, parlant à Madame de Hautefort, dans une de ses épîtres, des demoiselles qui se livrent à leurs agaceries de coquettes, expose peu galamment leurs manœuvres et leurs artifices. Elles

Ont en bouche canulle et cloux,
Afin d’avoir le flairer doux,
Ou du fenouil, que je ne mente
Ou l’herbe forte comme menthe,
Marjolaine, lin, poulliot,
Fleur de lavande et mélitot ;
Comme d’anis elles s’emplissent,
Lorsque leurs entrailles bruissent
Et pour s’empêcher de rotter,
Ce qu’elles nomment sanglotter.


Parlant de sa maîtresse, une servante nous dévoile qu’« elle a toujours une petite boule musquée dans la bouche, afin que ses joues ne paraissent point creuses, et que son haleine sente l’ambre et le musc ».

Un dentiste fort répandu au début du XVIIIe siècle, Bunon, fut l’inventeur de nombreux dentifrices. Son fils continua son commerce et propagea ses recettes. Entre autres remèdes qu’il préconisait, citons : un élixir antiscorbutique, « qui raffermit les dents, dissipe le gonflement et l’inflammation des gencives, les fortifie sensiblement, prévient toutes les affections scorbutiques et calme la douleur des dents. Les plus petites bouteilles sont de 30 sous ».

Une eau souveraine produit à peu près les mêmes effets, mais elle a, en outre, la vertu de guérir « promptement les chancres et les boutons formés dans l’intérieur de la bouche, qui la tient saine et dans un bon état de fraîcheur et qui corrige la mauvaise haleine. On peut en user tous les jours. Prix : 24 sous les plus petites bouteilles[6] ».

On trouvait encore dans les boutiques d’apothicaires l’eau admirable, dite de Mme de la Vrillière ; le marchand chargé de la débiter eût cru, à l’entendre, « manquer aux droits de l’humanité, s’il ne faisait point part au public d’un remède aussi avantageux[7] ».

Le dentiste Botot, qui a donné son nom à un élixir dont la vogue n’a pas cessé, avait son cabinet place Maubert. Il passait, ou se faisait passer pour « un des plus renommés en tout ce qui concerne les maladies des dents et des gencives ». Il faisait un cours, public et pratique, sur l’art de conserver et d’extraire les dents.

Les dentistes ont été des premiers, sinon les premiers, à pratiquer l’art de la réclame. Les almanachs, les journaux de la fin de l’avant-dernier siècle sont pleins d’annonces relatives à des produits dentifrices : l’opiat royal du sieur Dulac, parfumeur rue SaintHonoré, et « dû aux recherches d’un des plus savants médecins de l’Europe », rivalise avec le Véritable trésor de la bouche, pour blanchir les dents, nettoyer et affermir les gencives, et conserver la bouche dans la plus grande fraîcheur. Mais la palme appartient au rédacteur du prospectus de l’Élixir odontalgique du sieur Le Roi de la Faudime (ou de la Faudignère), dentiste de son Altesse Sérénissime Mgr le Prince Palatin, duc régnant des Deux-Ponts, et qui tient ses assises rue Royale-Saint-Antoine.


La découverte de cet élixir reconnu, ainsi que l’opiat qui l’accompagne, pour un des plus fameux dentifrisse (sic) contre tous les maux de dents et gencives, a mérité à cet artiste l’approbation de la haute chirurgie et un brevet de la Commission Royale de médecine. Le succès continuel de ses opérations soutient à juste titre la réputation singulière qu’il s’est établie dans toutes les parties du monde où les Français ont relation[8].


Nos agents de publicité ont pu trouver d’autres formules, ils n’en ont pas imaginé de plus efficaces.

  1. Trois livres de l’embellissement du corps humain.
  2. Curiosités historiques de l’art dentaire, par É. Grimard, Bordeaux, 1905.
  3. La santé du prince (1579), 624.
  4. Livre III, chapitre xiii.
  5. Les traités de civilité s’élèvent contre cette pratique. Dans Les Règles de la bienséance et de la civilité chrétienne, de J.-B. de la Salle (le célèbre fondateur de l’Institut des Frères des Écoles chrétiennes, il est dit : « Il est malhonnête de se servir de sa serviette pour s’essuyer le visage ; il l’est encore bien plus de s’en frotter les dents, et ce serait une faute des plus grossières contre la civilité de s’en servir pour se moucher. C’est aussi une chose indécente de s’en servir pour nettoyer les assiettes et les plats. » Preuve que cela se faisait au… XVIIIe siècle ! On se servait encore, cependant, du cure-dent, ainsi qu’en témoigne un dialogue de la pièce de Destouches, le Curieux impertinent. Crispin, voulant imiter un petit-maître, pour plaire à Nérine, ces propos galants s’engagent entre eux :

    Crispin.
    Pour être plus aimable,
    Plus piquant, plus charmant, je vais me débrailler
    Tiens, remarque ces airs.

    Nérine.
    Ah ! qu’ils vous font briller !

    Crispin.
    La main dans la ceinture, un ou deux pas de danse
    Et puis du cure-dent l’aimable contenance.

    Nérine.
    Que de raffinement !

    Crispin.
    Quand on veut plaire aux gens,
    Il n’est rien de si beau que de curer ses dents.

  6. Affiches, Annonces et Avis divers, n° du 7 juin 1769.
  7. Journal général de France, 28 février 1786.
  8. Almanach Dauphin, article : Objets relatifs et secrets approuvés contre les maux de dents.