Dents et dentistes à travers l’histoire/6

Laboratoire Bottu (1 - 2p. 1-13).

CHAPITRE VI

ANOMALIES DENTAIRES

a) Dents à la naissance

L’apparition de dents à la naissance a toujours frappé l’imagination populaire, qui attache à ce phénomène insolite une signification de présage plus ou moins heureux. Les enfants nés avec des dents sont, a-t-on écrit, comme les enfants nés coiffés ; ils ont l’assurance du bonheur et de la fortune en viager.

Les accoucheurs sont à peu près tous d’accord sur ce point, c’est que cette singularité est des plus rares ; la précocité d’éruption dentaire est exceptionnelle. Blot, sur 20.000 naissances, n’en a pas relevé un seul cas. Le professeur Audebert (de Toulouse), sur 6.000 naissances auxquelles il a présidé, n’a jamais constaté l’apparition prématurée des dents. Guéniot n’a pu fournir qu’une seule observation. Le professeur Lequeux, par contre, déclare en avoir relevé huit. Mais il ajoute qu’à son jugement ce n’étaient pas, à proprement parler, des dents, mais de petites formations sessiles, disparaissant presque aussi vite qu’elles sont venues. Le Dr Devraigne ne croit pas, non plus, à de véritables dents : « Ce sont, dit-il, des coques éphémères qu’une poussée du doigt détacherait facilement[1]. »

Le septième mois est l’époque moyenne de l’apparition des premières dents ; cependant, certaines conditions peuvent faire subir à ces moyennes quelques modifications qu’a signalées Magitot.


{{taille|Parmi les phénomènes généraux de l’évolution, déclare l’éminent stomatologue, il en est qui ont une influence incontestable sur l’éruption ; soit, par exemple, la précocité de l’âge adulte et la brièveté moyenne de la vie, c’est-à-dire que plus la vie moyenne est courte, plus l’évolution, et en particulier l’éruption des dents, sont précoces. L’homme n’échappe pas à cette loi et il résulte de quelques observations, encore peu nombreuses, que, chez certaines races humaines, dont la vie est relativement plus courte et l’âge adulte plus précoce, l’éruption des dents est prématurée. Des faits de ce genre ont été signalés par nous-même chez les Esquimaux et les Lapons. Dans une enquête, dont les détails sont consignés à la Société d’Anthropologie de Paris (Bulletins, 1880, p. 11), nous avons constaté cette relation de la manière la plus évidente chez les peuplades voisines du pôle, qui, ainsi qu’on sait, sont adultes de très bonne heure et chez lesquelles la durée de la vie est relativement courte.|90}}


Dès la plus haute Antiquité, on a remarqué les personnages venus au monde avec des dents. Pline, dans son Histoire naturelle (liv. VII, chap. xv, signale deux de ses contemporains, comme pourvus de cette anomalie : Manius Curius, surnommé, en raison de cette singularité, Dentatus, et Papirius Carbon.

On trouve encore, dans l’histoire romaine, le cas de Valeria Galeria, fille de Dioclétien et de Prisca, femme de l’empereur Valère. Les auspices consultés à sa naissance annoncèrent qu’elle causerait la ruine de la ville où on la transporterait : elle fut déportée à Suessia Ponetia, cité alors florissante, et la prédiction s’accomplit. Poursuivie par le destin, la malheureuse impératrice fut, à la suite de plusieurs aventures tragiques, décapitée à Thessalonique par les ordres de son fils Lucinius[2].

Pour les faits modernes, la plupart auraient demandé à être contrôlés. Tenons-nous-en à la tradition, sans vouloir pénétrer dans le domaine de la critique.

Seraient nés avec des dents : le fameux Robert-le-Diable, Richard III d’Angleterre, don Carlos d’Espagne, le fils infortuné de Philippe II, Mazarin, Louis XIV, Mirabeau, Danton, Napoléon Ier, le fils de Napoléon III, connu dans l’histoire sous le nom de Prince Impérial.

On possède quelques détails sur la naissance de Louis XIV, que nous avons relatés à une autre place[3] ; nous nous bornerons à résumer ici les résultats de nos recherches.

On se récria d’étonnement, lorsque Anne d’Autriche mit au monde, après vingt ans de stérilité, un prince qui avait déjà deux dents à la naissance. On dut changer plusieurs fois de nourrice, parce que le vorace Dauphin leur déchirait le sein… à belles dents. Une de ces « fonctionnaires royales » eut fort à se plaindre des coups de dents du jeune lionceau. Elle se nommait Perrette, ou Pierrette Dufour, à la suite de morsures répétées du bambin, il lui survint des duretés dans les mamelles, qui l’obligèrent à interrompre, au moins pendant quelques jours, l’allaitement. S. M. la Reine Mère n’eut qu’à toucher avec une relique les parties incommodées, pour qu’aussitôt disparussent les douleurs et les duretés ; et la nourrice put continuer à donner le sein à son auguste poupon.

Pour Mirabeau, sa naissance fut entourée d’une légende, fortement sujette à caution. « Une grossesse orageuse et la dimension surnaturelle de la tête de l’enfant mirent la mère dans le plus grand danger. La taille et la vigueur du nouveau-né étaient sans exemple, et deux dents molaires (?) étaient déjà formées dans sa bouche. »

Aux cas ci-dessus énumérés, il convient d’ajouter celui de Pyrrhus, roi d’Épire, qui resta toute sa vie édenté, ne possédant qu’une plaque osseuse pour toute dentition[4].

Une observation à ranger parmi les plus rares de toutes celles que l’on connaît, est celle d’un enfant, né à Mishavaka, et qui présentait à sa naissance huit dents, dont quatre à chaque maxillaire. Le médecin et la sage-femme présents à l’accouchement déclarèrent que « ces dents semblaient dans la gencive comme huit perles dans un écrin[5] ».

Une gravure, probablement du XVIIe siècle représente un personnage dont l’identité resta longtemps douteuse, parce que la plupart des généalogistes le confondaient avec son père, Geoffroy Ier de Lusignan, deuxième fils de Hugues VIII, dont le fils aîné devint comte de la Marche. Or, il a été établi, à la suite de la découverte d’une charte de vieux français, conservée au département des manuscrits de la Bibliothèque Nationale, que le portrait en question est celui de Geoffroy de Lusignan à la grande dent, en raison de l’anomalie dentaire qu’il présente : à la mâchoire inférieure, du côté gauche, se voyait une canine de dimensions véritablement insolites, qui non seulement dépassait le niveau des dents voisines, mais s’élevait jusqu’à la lèvre supérieure.

En 1834, au cours de fouilles pratiquées dans l’ancienne abbaye de Maillezais, on découvrit une tête en pierre sculptée, qui provenait, disait-on, du tombeau de Geoffroy, et représentant ce seigneur ; mais la pierre avait subi certains chocs, le temps en avait usé quelques parties, et on n’y voyait plus la grande dent. Cette pierre serait conservée au musée lapidaire de Niort[6].

Des faits modernes d’éruption précoce ont été recueillis dans la littérature médicale par le Dr Humbert, entre autres celui d’un enfant venu au monde avec ses dents molaires, un autre porteur de douze dents. Souvent ces anomalies ne sont pas sans provoquer des accidents plus ou moins graves, tels que : inflammation gangréneuse de la gencive et du périostite ; de l’orbite, des bords alvéolaires d’un des maxillaires ; abcès intra-alvéolaire, etc.

La signification de ces anomalies n’est pas complètement élucidée. Ce qu’on a pu établir de plus précis, c’est l’influence héréditaire[7] qui est manifeste : on la rencontre, par exemple, chez les enfants atteints de syphilis héréditaire.

En tout cas, la précocité d’éruption porte, le plus généralement, sur une ou deux dents, rarement sur plus, jamais sur l’ensemble de la dentition.

Magitot[8] insiste sur ce point que ces dents ne sont pas des dents supplémentaires. « Les cas de cet ordre ne représentent… qu’une avance de quatre à huit mois sur la date normale de l’éruption, puisque c’est en moyenne vers le septième mois qu’apparaît la première dent. » Le même praticien admet que les accidents, lésions locales, stomatite, abcès, gangrène des follicules, phlegmon du sac et élimination de son contenu, sans compter les actions réflexes soit sur le tube digestif, soit sur les centres nerveux, sont une complication de l’éruption précoce, mais non la cause du phénomène.

Il faut souhaiter qu’à mesure que la littérature médicale s’enrichira d’observations nouvelles, la pathogénie de cette anomalie se précisera, et que nous serons mieux éclairés sur ces singularités dont l’étrangeté n’est pas sans déconcerter.


b) Autres anomalies dentaires

C’était une opinion générale, au Moyen Âge, que le monde allait de mal en pis tous les jours, et l’on en donnait des preuves physiques assez singulières. « Le monde vieillit tous les jours, dit Rigord. Aussi, remarquez bien que depuis l’année où la croix du Seigneur fut prise par Saladin, dans les contrées situées au delà des mers, tous les enfants qui sont nés ensuite n’ont plus eu que vingt ou vingt-deux dents au lieu de trente à trente-deux qu’avaient les enfants d’autrefois.

Un médecin du XVe siècle, J. M. Savonarola, mort en 1462, rapporte aussi, dans un de ses ouvrages, que les enfants qui vinrent au monde après la peste de 1348, n’eurent plus que vingt-deux ou vingt-quatre dents, au lieu de trente-deux[9].

Il existe de nombreux faits de troisième, de quatrième, de cinquième et de sixième dentition. Fauchard rapporte sept observations de ce genre. Mais, avant lui, Pline, Sennert, Haller avaient décrit des cas analogues.

Sennert rapporte qu’une femme, après avoir dépassé l’âge de la ménopause, vint à souffrir de la tête et des gencives, si atrocement qu’elle crut en mourir. Mais tout se calma avec l’apparition d’une nouvelle dentition, composée de vingt dents.

Blandin (1837), Hoffmann, Romiti, Forster, ont apporté de semblables observations. Haller, Eustachi ont relevé des cas de quatrième dentition[10].

Pline raconte que Mutianus aurait vu, chez un Samothracien, toutes les dents repousser à l’âge de 104 ans. Le cas n’est pas resté unique. Le même miracle physiologique se serait produit dans la cité de Périclès, il y a quelques années. Une religieuse, du même âge que le Samothracien dont il vient d’être parlé — et c’est à se demander s’il n’y a pas autre chose qu’une coïncidence fortuite ! — cette religieuse qui tirait vanité de sa superbe dentition, s’aperçut un jour qu’il lui était poussé, à 104 ans, quatre belles dents blanches, « comme on en a à trente ans », dit le chroniqueur dont nous tenons l’information. Et le Tout-Athènes défila au couvent, pour voir de près le phénomène.

Le Dr Foissac a relaté un certain nombre de faits analogues et dont l’authenticité n’est pas moins suspecte :


Sur la fin de l’avant-dernier siècle, une femme, nommée Jeanne Gray, vécut en Angleterre jusqu’à 105 ans ; il lui poussa de nouvelles dents quelques années avant sa mort.

On lit dans les Leçons de clinique médicale de R.-J. Graves (page 536) : « Mary Horn, de Mapleton (Derbyshire), eut de nouvelles dents à 110 ans, et ses cheveux reprirent alors leur couleur primitive. Peter Bryan, de Tynan, comté de Tyrone, fit des dents à 117 ans.

{{taille|« Angélique Domengieux, de Sempe, eut à 90 ans une troisième dentition et vécut encore 13 années. Margaret Melvil, de Kelle, eut de nouvelles dents à 100 ans et vécut jusqu’à 117 ans. » À ces exemples, on pourrait en ajouter un certain nombre d’autres, plus ou moins dignes de foi[11]. Le plus extraordinaire est celui de la comtesse de Desmond qui, s’étant mariée en 1422, sous le règne d’Édouard IV, vivait encore en 1589, suivant Raleigh, qui l’avait connue. En supposant qu’elle se fût mariée à 15 ans, elle en avait donc alors 182. On dit que, dans le cours de cette longue carrière, elle avait perdu et recouvré ses dents jusqu’à trois fois.|90}}

L’exemple suivant offre un renouvellement complet ou plutôt un rajeunissement d’organes des plus merveilleux. Le Journal des savants (1666, page 61) rapporte qu’après avoir été affligé de toutes les incommodités de la vieillesse, un ministre anglais commença à se mieux porter après sa centième année ; il lui poussa alors de nouvelles dents, sa tête se couvrit de cheveux, sa vue se fortifia, tous ses sens furent rajeunis. Il mourut à 114 ans.


En 1907, le monde des médecins et des dentistes se passionna pour le cas d’un enfant, âgé de 9 ans, dont la bouche présentait cette anomalie d’être meublée de 60 dents, disposées sur cinq rangées[12]. On aurait pu rappeler, à ce propos, ce passage d’un ouvrage, en son temps très remarqué, sur Mithridate Eupalor, roi de Pont, et dû à la plume savante de M. Théodore Reinach : « Le roi semble avoir beaucoup aimé sa fille, Drypetina, un monstre qui avait une double rangée de dents à chaque mâchoire[13]...  »

Un phénomène, qu’on peut tenir pour exceptionnel, est celui qu’a relaté l’Union médicale, dans son numéro d’avril 1863 :


{{taille| Deux jeunes filles jumelles, auxquelles le professeur Moritz Heider, de Vienne, donnait ses soins, présentaient ce rare phénomène physiologique d’avoir les dents rosées, sans que l’on puisse l’expliquer ni par l’hérédité, ni par aucune particularité de l’alimentation. À la chute des dents de lait, les dents permanentes prirent la même couleur et ne pâlirent que quelques années plus tard sans perdre entièrement la teinte rose.|90}}


Comme exemple de persistance de la première dentition, le Dr Houssay, de Pontlevoy, a retrouvé une observation remarquable dans la pratique médicale de son père :


Mme A., née dans le Midi, était de taille moyenne, d’une santé relativement bonne, mais elle n’eut pas d’enfants. Elle mourut accidentellement ayant plus de 60 ans. Mme A. n’eut jamais que sa première dentition et la conserva toujours dans des proportions presque enfantiles[sic]. Elle joignait à un profil qui était loin d’être régulier, une diminution notable du segment inférieur de la face. À l’intérieur de la bouche, on voyait deux rangées de dents qui semblaient arrêtées dans leur évolution et prouver plutôt, par leur nombre et leur forme, une mâchoire d’enfant que d’adulte. Ces dents ne tardèrent pas à s’altérer dès sa jeunesse et, outre les traces de carie, présentèrent une teinte jaune noirâtre qui n’avait rien de commun avec l’émail primitif. La prononciation, rendue particulièrement désagréable par la prédominance des labiales et accompagnée de mouvements de succion et d’aspiration que rendait plus pénible encore une salivation abondante, faisait que la conversation devenait difficile avec cette femme instruite, qui eût été sans cela d’un commerce très agréable.


À ce même confrère est due une seconde observation qui lui est personnelle, celle-là, et non moins curieuse que la précédente ; il s’agit, dans celle-ci, d’une absence congénitale de la totalité des dents :


Mme B. naquit, à terme, de parents bien constitués et normaux : elle n’eut jamais de maladie d’enfance, ne présenta aucune anomalie morphologique ni tare pathologique.

Elle eut deux enfants qui vécurent et jouit toute sa vie d’une santé brillante. Bien constituée, elle supporta d’autant plus facilement le sevrage qu’à cette époque on sevrait très tard ; son estomac se fit à cette absence totale de dents, absence à laquelle elle s’habitua et qui ne gêna nullement son alimentation. Ses gencives se durcirent : elle prit l’habitude de ne pas choisir ses mets et de vivre comme les personnes pourvues de dents. Elle parla toujours distinctement, ne présenta jamais de symptômes de dyspepsie, mangea avec appétit jusque dans sa vieillesse et mourut à 86 ans sans jamais avoir souffert de cette absence de dentition. Voici donc un cas bien net chez un sujet bien constitué.


Ne cherchons pas à expliquer, enregistrons. Laissons à nos neveux quelque besogne à faire.

  1. Dr Gabriel Humbert, De l’éruption prématurée des dents temporaires. Thèse de Paris, 1921.
  2. Humbert, th. cit.
  3. Cabinet secret de l’Histoire, t. I, cf. Curiosités de la médecine, 1re série.
  4. Les personnages historiques et leurs particularités au point de vue médical et ophtalmologique (d’après le compte rendu analytique officiel d’une communication du Dr E.-N. Neeze ; in Archives d’anthropologie criminelle, février 1913, p. 132).
  5. Courrier médical, 23 février 1908 ; cf. Chron. méd., 15 mars de la même année.
  6. Curiosité universelle, 1894, passim.
  7. D’après Galippe, on observerait fréquemment, dans une même famille, de nombreuses anomalies dentaires. Les influences héréditaires les plus diverses peuvent causer des anomalies et les anomalies peuvent prendre des apparences très variées. Les issus de tuberculeux, d’alcooliques, de névropathes, de saturnin, etc., portent des stigmates de ce genre, différents selon le sujet atteint, et sans qu’une forme spéciale d’anomalie puisse être rattachée à une étiologie déterminée. Chez les droitiers, les anomalies siègent le plus souvent à gauche, et inversement chez les gauchers.
    Outre cette hérédité morbide, il existe une hérédité tératologique, c’est-à-dire que le père ou la mère porteurs d’une anomalie peuvent transmettre à leurs descendants, soit la même anomalie (hérédité similaire), soit une anomalie dentaire d’autre forme (hérédité dissemblable). Souvent l’hérédité tératologique et l’hérédité dégénérative se combinent. (Académie de médecine, 23 juillet 1901.)
  8. Anomalies du système dentaire (1877).
  9. Lalanne, Curiosités des Traditions, 415-416.
  10. O. Amoëdo, L’Art dentaire en médecine légale.
  11. Cf. Revue élémentaire de Médecine et de Pharmacie domestiques, par F.-V. Raspail, t. II, p. 40.
  12. Presse médicale, juin 1907.
  13. Chron. méd., 1919, 207.