Dents et dentistes à travers l’histoire/5

Laboratoire Bottu (1 - 2p. 83-96).

CHAPITRE V

LES DENTS DANS LE FOLKLORE SUPERSTITIONS ET CROYANCES RELATIVES AUX DENTS

On sait que le mal de dents est assez souvent attribué à des vers par la croyance populaire ; d’autres attribuent cette réaction douloureuse à du « mauvais sang », qui s’est accumulé dans la gencive et a produit son enflure ; pour dissiper celle-ci, il en est qui se piquent la gencive avec une épingle ou une aiguille, afin de provoquer la saignée libératrice.

On est persuadé, dans certaines régions, que celui qui entreprendra un pèlerinage pour le mal de dents sans nécessité, simplement pour être en bonne compagnie, reviendra avec le mal de dents.

Pour guérir celui-ci, les bonnes femmes d’autres pays recommandent de détacher, mais non arracher, un morceau d’écorce d’un saule ; puis, de la partie de l’arbre mise à nu, d’enlever un petit fragment qu’on enfonce dans la gencive malade ; de remettre le fragment de bois, teint de sang, à la place où il a été enlevé, et de le recouvrir de l’écorce détachée : le mal sera transféré sur l’arbre. On retrouve ici la doctrine du transfert des maladies[1].

Allez chez un rebouteur, vous conseille celui-ci, qui vous enfoncera un objet pointu dans la partie enflammée, pour la faire saigner ; dans ce sang, il trempera un petit morceau de linge après y avoir mis un peu de sel ; il vous remettra ce linge en disant : « Prenez cela, et, en retournant chez vous, vous le perdrez, la douleur s’en ira en même temps. »

Dans certaines contrées, quand les enfants perdent une dent, ils la jetent par-dessus leur tête, en se signant et récitant une formulette pour obtenir une nouvelle dent. Aux environs de Ninove, on s’arrache un cheveu, après avoir jeté la dent. Rêver qu’on perd une grosse dent et une petite dent signifie que deux membres de la famille, un adulte et un enfant, mourront sous peu (Brabant). Quand, à Alost (Belgique), les petits enfants perdent une dent, et qu’ils désirent que leur mère « achète encore un enfant », ils enterrent cette dent sous la fenêtre de la maison[2].

Encore aujourd’hui, écrit Amelineau, les Égyptiennes n’ont rien de plus pressé, lorsqu’elles ont mal aux dents, que d’aller enfoncer un clou dans un palmier, que l’usage a conservé pour ce remède peu coûteux.

Le R. P. Baron, des Missions Africaines, raconte qu’il a vu, près de Ziflé, un arbre tout couvert de mèches de cheveux, de cordes, de rubans et de morceaux d’habits, fixés par de gros clous. Les personnes qui souffrent du mal de dents s’engagent, si l’extraction leur enlève la douleur, à porter la molaire extirpée à l’arbre du Cheikh Charaf ed-Din, où elles l’enfoncent sous l’écorce[3].

Dans la vieille Égypte, nous apprend Hérodote, on accordait aux dents arrachées à une taupe vivante, ou à celles des jeunes chiens, portées en collier, la faculté de garantir contre les maux de dents ; et de même, l’on était encore assuré de se préserver la mâchoire, en prenant la simple précaution de mâcher deux fois, chaque mois, le cœur d’un serpent ou bien une souris tout entière.

Si ces remèdes ne réussissaient pas, on n’était pas pour cela désarmé. Les cendres de crânes de chiens, mélangées avec de l’huile de cyprès, les vers de terre en décoction dans de l’huile, les punaises capturées à l’intérieur des feuilles de mauve, les cendre de serpent brûlées avec du sel et additionnées d’huile de rose, constituaient autant de topiques plus ou moins réputés.

On utilisait encore avec succès, pour traiter les dents malades, les divers excréments des oiseaux, des chiens, des souris, les graviers récoltés à l’intérieur des coquilles de limaces, les araignées confites et roulées dans l’huile de rose, et une poudre formée avec les os ramassés dans les charniers des chiens.

En Abyssinie, on arrache encore les dents avec des daviers primitifs. Il y existe la curieuse coutume d’extraire, aux enfants en bas âge, les canines (dents de chien). Après cette opération, que rien ne justifie, on administre aux pauvres victimes un drastique violent, qui achève de les incommoder. On est persuadé que, par cette pratique absurde, on augmente, pour le patient, les chances de bonheur en cette vie !

On croit aussi qu’un ver se loge dans la canine et cause des inflammations maxillaires et sinusiennes. Pour arrêter l’hémorragie de l’extraction, on donne à avaler du miel et on frictionne la gencive avec divers sucs de plantes.

Contre la « rage de dents », les indigènes mâchent les feuilles et les tiges d’un arbuste dit tefia (Tephear æqui petala, Apocynées), qui trompe la douleur s’il n’est pas un curatif absolu. Ou bien encore, on mâchonne les sommités fleuries d’un genre de camomille, dit tchigagot.

À propos de dents, nous devons mentionner, comme très enracinée dans le peuple abyssin, l’idée de l’origine dentaire de beaucoup de maux des enfants qui n’ont pas leurs vingt dents.

Quant aux traitements, en voici un qu’un de nos confrères a vu appliquer, par un Ouollo-Galla, à un enfant de quatorze mois : on réduit en poudre, après l’avoir calcinée, une de ces coquilles fossiles qui servent en Orient à faire des colliers, des bracelets, ou à orner les paniers ; on en bat la poudre avec des jaunes d’œufs n° 2 ; on ajoute du jus de citron n° 3. Ce genre de crème ovo-calcaire, appliquée sur la tête, jouit de la réputation de faire disparaître tous les malaises d’une dentition laborieuse. Ajoutons que la même crème, appliquée au vertex « tire » les maux d’yeux au dehors. Au reste, les indigènes ont généralement une dentition incomparable, malgré le manque de soins.

Visitant l’Espagne, en 1910, le Docteur Gaullieur L’Hardy rapportait de son voyage ses impressions, qu’il livrait à La Gazette des Hôpitaux[4].


Quand approche le moment de la dentition, écrit-il, les préjugés continuent à régner en maîtres. C’est ainsi que l’on frotte les gencives avec trois chiffons imbibés d’eau salée, que l’on fait brûler ensuite, ou que l’on a recours aux amulettes suivantes : dents de serpents, concrétions de cornes d’escargots, dents de mouton noir, etc.

Comme substances thérapeutiques, on emploie, en frictions, du sang de crête de vieux coq, de la cervelle de lièvre, de la cendre de dents de chiens mélangée à du miel, et ainsi de suite.

{{taille|C’est, d’ailleurs, une croyance vulgaire que, si les dents supérieures sortent les premières, l’enfant mourra prématurément. Plus tard, lorsque tombent les dents de lait, on doit éviter de les jeter dans des endroits où elles puissent être avalées par des chiens ou des rats, car les dents définitives ressembleraient à celles de ces animaux. Par contre, si on a soin de jeter sur le toit les dents temporaires, les dents permanentes pousseront droites et belles|90}}.


Une des gloires de la médecine militaire, le baron Percy, a conté une découverte singulière, qu’il fit dans les environs de Kaisers-Cheim, près de Donawerth : des naturels lui montrèrent plusieurs petits vases d’argile, de différentes formes, ayant la plupart un couvercle de la même terre, et renfermant chacun une dent molaire exempte de carie et parfaitement conservée. Un jeune religieux, ayant conduit le voyageur auprès des ouvriers qu’il employait à ces travaux, l’un d’eux lui présenta plusieurs de ces vases, qu’il venait de déterrer à trois pieds au plus de profondeur. Ils étaient brisés, mais la dent se trouvait dans tous, mêlée avec plus ou moins de limon, et les récipients ne contenaient pas autre chose.

Les archéologues ont tenté de donner une explication de cette coutume. Selon l’un d’eux, le vase, avec la dent molaire y contenue, devait être un petit cénotaphe, qui tenait lieu de sépulture indigène au corps des personnes mortes en terre étrangère ou lointaine ; ne pouvant pas remporter tout entier ce corps, on en choisissait la partie la plus facile à séparer, à conserver et à faire voyager ; et prenant cette partie pour le tout, on accomplissait sur elle les lois du pays, des devoirs de famille et le ministère de la religion : telle est, du moins, l’opinion de M. Mongez[5], qui présume que ces vases pourraient bien être du temps des Croisades et contenir des dents de croisés teutons qui, en mourant chez les infidèles, auraient exprimé le désir que cette faible portion d’eux-mêmes fût inhumée dans leur terre natale et sainte.

Percy, en rapportant cette hypothèse, nous en soumet une autre, dont on pourra discuter la valeur, si on le juge à propos.

L’incorruptibilité de ces os les avait fait regarder, par les anciens, comme autant de germes de reproduction, et c’est en ce sens qu’ils avaient adopté la fable de Cadmus, semant des dents de dragon pour faire croître des soldats. Ils appelaient la dent le seminarium immortalitatis. Ne pourrait-on supposer que, pour s’assurer le moyen de renaître un jour, quelques anciens, imbus de ce préjugé, aient exigé qu’après leur mort, et avant d’être portés au bûcher, une dent, et de préférence une des plus grosses, fût arrachée, pour être déposée dans un vase au fond de la terre, et y être trouvée saine et entière, au jour marqué pour leur retour à la vie ? Laissons à d’autres le soin de se prononcer en un aussi grave (!) litige.

La coutume chinoise suivante a été relevée par le commandant Harfeld[6] ; les opérés doivent emporter soigneusement les dents qui leur ont été arrachées et les tumeurs qui leur ont été enlevées, pour être placées dans le cercueil lors de leurs funérailles.

Il y a une vingtaine d’années, le tribunal de Freiberg, en Saxe, eut à juger un procès vraiment extraordinaire, dont la presse rendit compte en son temps[7].


Émile Beier, fossoyeur du cimetière de la ville, était accusé d’avoir violé la tombe de sa fille. Beier protesta qu’il n’avait jamais eu de mauvaises intentions et donna sur les motifs qui l’avaient poussé à rouvrir la tombe de sa fille, morte il y avait deux ans de cela, l’explication suivante :

« Quelques jours avant sa mort, je promis à ma fille de ne pas couvrir la bière qui contiendrait son corps avec de la terre, car elle ne pourrait, me dit-elle, avoir du repos dans la tombe et reviendrait certainement tôt ou tard chez moi. Je tins ma promesse, et je m’arrangeai pour que sa bière reposât dans une espèce de cave assez espacée.

« Mais, à quelque temps de là, ma fille m’apparut en songe et se plaignit de n’avoir pas encore été reçue dans le Paradis. Dès ce moment, je fus constamment tourmenté. Voilà pourquoi je décidai, une année et demi après sa mort, de voir si ma pauvre enfant avait enfin trouvé la paix qu’elle implorait. Je descendis, en présence de la plupart des femmes de la ville, dans la tombe, et ouvris au moyen d’une hache le cercueil. Le corps était déjà en pleine décomposition.

« Je lui arrachai toutes ses dents, et après en avoir gardé une pour moi, je distribuai les autres aux femmes qui m’en avaient demandé. Je garde toujours la précieuse dent dans mon porte-monnaie ; aussi, depuis que je l’ai, je n’ai jamais perdu au jeu. »


Une femme, citée comme témoin, raconta qu’elle avait perdu la dent que Beier lui avait donnée et que, depuis ce jour-là, elle n’avait plus de chance au jeu ; elle perdait sans cesse. Le tribunal, estimant que Beier avait agi sous l’influence d’un dérangement cérébral, acquitta l’accusé.

On a prétendu sérieusement que l’eau de la fontaine située à Senlisses, village auprès de Chevreuse, avait la propriété de faire tomber les dents, sans fluxion, sans douleur et sans effusion de sang.

Le chimiste Lémery dit que les habitants des environs de cette source sont sains et vigoureux, mais qu’il y en a plus de la moitié qui manquent de dents ; il ajoute gravement que les dents branlent d’abord dans la bouche, comme un battant dans une cloche, et qu’ensuite, elles tombent naturellement[8].

L’auteur d’un Essai géologique de l’Auvergne rapporte, dans son ouvrage (p. 294), que « les Anciens ont cru que la grenouille d’arbre était venimeuse à peu près comme le crapaud, et que son venin était si dangereux, qu’il faisait tomber les dents aux bœufs qui la mâchaient avec les herbes ». Il en est résulté cette pratique, ou cette croyance, que, pour faire tomber une dent sans douleur, on n’a qu’à frotter la gencive avec la graisse de cette espèce de grenouille.

Dans quelques parties de Norvège, on peut remarquer, dans certaines maisons de riches paysans, des chaises de bois, avec des dents enfoncées dans le siège. Pendant des générations, il était d’usage d’enfoncer ainsi les dents de la première dentition. Il ne semble pas qu’on ait trouvé une explication satisfaisante d’un usage qui est, d’ailleurs, maintenant abandonné[9].

Une autre coutume avait encore lieu en Belgique, il y a près d’un siècle ; nous ne la relatons que pour son étrangeté.

Voici ce qu’ont annoncé certains journaux, parus en octobre 1837 :


Plusieurs sociétés de Bruxelles, les unes en voiture, avec drapeaux et en costume, les autres à pied, sont allées le lundi 2 octobre, à Zellich, sur la route de Gand, pour y faire des dîners, suivant l’usage à pareil jour tous les ans. Une dent d’argent a été décernée au plus fort mangeur. Voilà qui est caractéristique.


Enfin, l’écho qui suit pourrait s’intituler : l’Insecte antiodontalgique. Est-ce l’émanation, le parfum de l’insecte qui est sur les doigts, quand on l’a tenu un moment dans la main, qui provoque le phénomène ? Voici, en tout cas, ce que l’on peut lire dans l’Histoire critique du magnétisme animal, par J.-P.-F. Deleuze (2e édition, Paris, 1819, t. II, p. 189) :


{{taille|M. Gerbi[10], professeur à Pise, découvrit, en 1794, sous le nom de Curculio antiodontalgicus, un insecte, auquel on attribue une propriété bien singulière. On prétend que, si l’on broie une douzaine de ces insectes entre le pouce et l’index jusqu’à ce qu’ils aient perdu leur humidité, ces doigts conservent pendant un an la faculté de guérir la douleur de dents provenant de carie : il suffit, pour cela, d’en toucher le creux de la dent gâtée. Sur 629 expériences, 401 ont réussi. Plusieurs savant ont reconnu la même propriété à d’autres insectes coléoptères ; et M. Hirsh, dentiste de la Cour de Weimar, a assuré, dans les papiers publiés, qu’il s’était servi avec succès de la Coccinella septempunctata.|90}}

Je suis bien éloigné de croire qu’un insecte puisse communiquer aux doigts une vertu curative ; mais celui qui en est persuadé touche avec volonté et confiance, et il réussit souvent, comme il m’est arrivé quelquefois, sans avoir jamais broyé entre mes doigts aucun coléoptère.


Et, en note, Deleuze ajoute :


On trouve dans Le Journal physico-médical de Brugnatelli, t. VII, une lettre de N. Carradori, datée du 30 septembre 1793, sur la vertu odontalgique de plusieurs insectes. Ce savant, s’étant convaincu du succès des expériences faites avec le curculio de M. Gerbi, a cherché si d’autres coléoptères n’avaient pas la même vertu, et il en a trouvé plusieurs qui la possédaient à un degré plus ou moins remarquable. Il a ensuite voulu découvrir la cause du phénomène, mais il n’a pu arriver qu’à des conjectures. « Si vous me demandez, dit-il, pourquoi ces insectes ont cette propriété, je vous répondrai que je l’ignore. Mais, d’après leur odeur, je présume qu’ils contiennent un parfum volatil, qui agit sur les nerfs. Je pense, ajoute-t-il plus bas, que ces effluves ont une vertu anodine, qui modifie le système nerveux de manière à le rendre insensible au stimulus de la douleur. »


Carradori ne paraît pas persuadé que les doigts conservent longtemps la vertu que l’insecte leur a communiquée, quoi qu’il dise que plusieurs personnes ont cette opinion. Il pense même que le mieux est de toucher la dent immédiatement après avoir touché l’insecte. Ceci détruit en partie le merveilleux.

Que de faits troublants encore inexpliqués, et quelle source de découvertes pour la science de l’avenir !

Docteur Cabanès.
  1. Cf. Remèdes d’autrefois, 2e série.
  2. Revue des Traditions populaires, 1895, p. 243.
  3. Fernand Nicolay, Histoire des croyances populaires, t. I, 264.
  4. 30 juin 1910.
  5. Cf. Histoire de la vie et des ouvrages de P.-F. Percy, par C. Laurent, 496.
  6. Opinions chinoises, 127.
  7. Cf. Le Journal, 20 avril 1907.
  8. J. J. Juge, Changements survenus dans les mœurs des habitants de Limoges, pp. 170-171.
  9. La Provence médicale, juillet 1915.
  10. Le mémoire de Gerbi, intitulé Storia naturale d’un nuovo insetlo, a été imprimé à Forence, en 1794. On en trouve un extrait fort étendu dans les Opusculi scelli di Milano, tome XVIII, p. 94.