Dents et dentistes à travers l’histoire/4

Laboratoire Bottu (1 - 2p. 71-81).

CHAPITRE IV

LES MUTILATIONS DENTAIRES ET LEUR SIGNIFICATION ETHNIQUE ET ESTHÉTIQUE

« L’homme a l’instinct du beau. Civilisé ou sauvage, il aime à embellir sa personne, ses objets mobiliers, son habitation. Pour se parer, l’homme n’hésite pas à s’imposer parfois de cruelles souffrances et à se faire de véritables mutilations[1]. »

Les mutilations d’ordre esthétique ont donné lieu à d’innombrables publications ; le percement des oreilles, le tatouage, l’introduction dans les lèvres de plateaux de bois léger, des entailles sur les joues et le front, n’ont pas seulement pour but de satisfaire l’instinct du beau, chez les peuplades où elles sont en honneur ; elles ont, aussi, un caractère d’utilité plus pratique : « Le sauvage, comme le civilisé, emploie l’ornementation pour impressionner l’esprit des autres hommes. L’homme cherche à rendre plus effrayante sa physionomie, pour mieux intimider ses adversaires ; le nègre, par ses balafres et ses cicatrices, essaie de donner à son visage une expression de férocité. »

Les mutilations dentaires ont-elles la même signification ? Nous laissons à d’autres le soin de le rechercher, nous bornant au côté ethnographique, le seul qui nous retiendra dans cette étude.

Le célèbre Magitot, dans une communication qu’il fit au Congrès de Genève, en 1890, distinguait six variétés de mutilations dentaires ; nous les énumérons d’après lui : 1° les mutilations par fracture ; 2° les mutilations par arrachement ; 3° les mutilations par limage ; 4° les mutilations par incrustation ; 5° les mutilations par abrasion ; 6° les mutilations par prognathisme artificiel.

Les mutilations par fracture ont été signalées par un explorateur chez les tribus du Gabon. « L’opérateur, armé d’un ciseau ou d’un marteau, casse les angles des incisives, ou la couronne en totalité. »

Le centre géographique de ces pratiques paraît être le golfe de Guinée, mais on les a trouvées aussi sur la côte de Mozambique.

Les mutilations par arrachement ont été constatées au Pérou, en Afrique (Congo, Haut-Nil), en Australie, etc.

Les dents arrachées sont le plus souvent des incisives, et l’opération, chez quelques peuplades, est considérée comme une marque infamante ; dans d’autres, elle n’a qu’un but esthétique[2].

Chez les Hawaïens, elles sont une manifestation de deuil.

Chez les D’zems (clan de race Bantou), les indigènes se font extraire les deux incisives médianes inférieures. On a recherché la cause de cette ablation, et voici les résultats de l’enquête faite dans le pays même. C’est, d’abord, une marque distinctive, un signe de reconnaissance ; puis, un agrément du visage, la consécration de la beauté physique ; et, surtout, une façon de montrer qu’on appartient à un clan respecté et brave. Cette mutilation maxillaire permet à ces peuplades de montrer qu’elles ne ressemblent pas à cet animal peureux et craintif qu’est la chèvre femelle, qui possède toutes ses incisives inférieures. Un dicton a cours dans ce pays : ressembler à un cabri, et il n’est comparaison plus injurieuse.

Le mode opératoire de l’extraction n’est pas sans intérêt : l’avulsion est précédée du déchaussement des dents, en détruisant par la chaleur la gencive qui enserre le collet de chaque dent. Ayant remarqué que la dent luxée restait adhérente à la gencive, les opérateurs indigènes ont essayé de trouver un moyen de détruire, avant l’extraction, cette gencive gênante. Le procédé est aussi simple qu’inattendu.


Après avoir préparé un feu de branches déjà demi-calcinées, ils placent sur les charbons ardents l’enveloppe fibreuse de plusieurs bananes (fruit très commun dans cette région). Quand le feu les a calcinées, elles sont prises par l’opérateur et placées brûlantes à plusieurs reprises sur le bord gingival des dents à extraire, jusqu’à ce que la gencive soit détruite… Les adhérences détruites, l’opérateur va procéder à l’extraction. Pour ce, il se munit d’un morceau de bois, auquel il donne la forme d’un maillet et d’une tige de bois dur, courte, de la largeur d’une dent. L’extrémité agissante de cette tige est polie par frottement sur la pierre du foyer. L’opérateur s’assoit à son aise, ayant devant lui le patient, dont la tête est maintenue par des aides. Un morceau de rotin est mis entre les dents du patient, en guise d’écarteur maxillaire ; la face polie du morceau de bois est remplacée sur la face externe d’une des incisives. Mû par la main de l’opérateur, le maillet frappe à coups secs l’extrémité libre du bâton et chasse ainsi de son alvéole, petit à petit, l’une puis l’autre incisive médiane inférieure[3].


Est-ce par superstition, ou pour tout autre motif qui nous échappe ? Les D’zems jettent dans la brousse leurs dents avulsées.

Les mutilations par limage comptent parmi les plus anciennement pratiquées. Sur un crâne fossilisé, découvert à Oldoway, dans le nord-est de l’Afrique orientale, et décrit en 1914, on a constaté les traces d’un limage des plus nets[4].

D’après Marcel Baudouin[5], le limage des dents incisives, opération limitée aux dents qui sont visibles, les lèvres entr’ouvertes, ce limage était destiné à faire ressembler les êtres humains à des têtes de bovidés, lesquels n’ont pas d’incisives, à la mâchoire supérieure tout au moins, ou à des têtes d’oiseaux.

On a trouvé des incisives, tronquées et usées à plat jusqu’à la couronne, sur des momies d’Égypte. Cette même habitude a été constatée chez les Esquimaux de la Mer Glaciale dans les îles Aléoutiennes, où l’on utilise, pour cette opération, « une languette de grès arrondi ». Mêmes pratiques en Californie australe, chez les Malais d’Asie, en Colombie.

Au XIIIe siècle, les Scandinaves limaient encore leurs dents ; de même en Nubie, sur les bords du fleuve des Gazelles.

L’archipel malais (Java, Sumatra, Bornéo, les Célèbes, les Moluques) semble être la région où le limage dentaire est le plus répandu. On le signale encore au Congo, et dans certaines tribus de l’intérieur de l’Afrique.

Ces mutilations sont si répandues en Malaisie, que tout centre un peu important de population possède un artiste qui a pour métier spécial de limer les dents[6].

Le limage des dents est un acte religieux qui s’accomplit avec solennité à l’époque de la puberté. L’opération se pratique soit au moyen de limes, soit d’instruments en pierre. La forme de la mutilation varie avec la tribu et la contrée. À Java, le limage qui porte sur les incisives et les canines est transversal et a pour effet d’amincir leur bord tranchant.

On connaît une autre mutilation dentaire, c’est celle qui consiste à incruster dans les incisives et les canines des pierres précieuses. Le Dr M. Baudouin a publié un cas de cette espèce, provenant de l’Amérique centrale, et qui est des plus démonstratifs[7]. Notre distingué confrère et ami serait disposé à croire que cette ornementation spéciale avait pour but de distinguer les hommes voués au culte, c’est-à-dire les Grands-Prêtres, représentants de la Divinité sur la terre. C’était comme la tonsure chez les chrétiens, la trépanation chez les néolithiques.

Ces incrustations étaient limitées au maxillaire supérieur, aux incisives et aux canines, seules dents apparentes.

On a trouvé les pierres les plus précieuses incrustées dans les dents : des fouilles dans l’État de Campêche ont mis à jour une mâchoire supérieure, avec des incrustations de turquoises.

Les mutilations par abrasion consistent dans la fracture transversale complète de la couronne des incisives supérieures. On l’a signalée chez les Esquimaux des rives du Mackenzie[8].

Les Indiens de la baie de la Trinidad, au rapport de Vancouver, se liment les dents horizontalement, jusqu’au ras des gencives, et les femmes exagèrent cette mode, au point de les réduire au-dessous de ce niveau.

Au seizième siècle, les Indiennes du Yucatan avaient la coutume de se couper les dents en forme de dents de scie : ce qu’elles considéraient comme une marque de beauté. « C’étaient de vieilles femmes qui leur rendaient ce service, en leur limant les dents avec une certaine pierre et de l’eau[9]. »

D’après une autre relation, les Indiens de la province de Panuco, au Mexique, avaient conservé le même usage ; mais, non seulement ils taillaient leurs dents en pointes aiguës, mais ils y creusaient des trous et les mastiquaient de noir[10].

Les voyageurs qui ont visité le Mexique en ces dernières années, ne signalent aucune mutilation dentaire chez les populations actuelles du Yucatan, ou du Mexique oriental et austral. Nulle part, relate le Dr Hamy[11], ni chez les Mayas, ni chez les Huaxtèques, ni sur les hauts plateaux, les indigènes, même ceux qui se sont tenus le plus constamment en dehors des influences européennes, ne se livrent plus à aucune de ces pratiques étranges. On les retrouve, cependant, encore chez certains peuples.

Les Malais se font limer les dents en pointe ; celles-ci sont, en outre, percées de trous, dans lesquels sont enserrés des boutons de métal.

Beaucoup de Cafres se trouent aussi les dents, tandis qu’ils se cassent à demi les autres. L’opération est, on le conçoit, des plus douloureuses. Mais qu’importe ! Ce qui déroute, dans ces modes barbares, ce sont les incommodités volontaires auxquelles on s’astreint ainsi.

Quand lady Baker explorait le Nil-Blanc, des femmes, qui se firent arracher quatre dents, pour les remplacer par un tube en cristal poli, déclaraient ingénûment que la voyageuse anglaise, avec toutes ses dents, manquait d’élégance.

D’après E. Longuet, dans le journal l’Odontologie, chez les Dinkas, les Herreros et autres nations nigritiennes, l’extraction des incisives médianes de la mâchoire inférieure sert à marquer le passage de l’enfance à l’adolescence.

Dans une tribu dont le territoire est voisin du lac Albert-Nyanza, on arrache les quatre incisives inférieures chez les enfants.

À Bornéo, en Malaisie, de nombreuses peuplades ont l’habitude de limer leurs dents en pointe.

Chez les Dayaks, on perce les incisives, pour y introduire une cheville de laiton, et cette cheville y est martelée en forme de clou. On ne voit pas bien le motif de pareilles mutilations.

Le Dr Tournier, médecin-major des troupes coloniales, a fait connaître les mutilations des dents chez les indigènes du bassin de la Haute-N’Counie (Gabon). Elles ne diffèrent pas sensiblement de celles que nous avons décrites ci-dessus ; nous y renvoyons[12] le lecteur curieux de s’instruire.

Il nous resterait à parler, pour être complet, des mutilations par prognathisme artificiel. Nous n’en dirons que quelques mots, d’après le savant travail de M. Oscar Amoëdo, auquel nous avons fait, à maintes reprises, des emprunts.

Les mutilations par prognathisme artificiel ont été rencontrées, par le général Faidherbe, dans les tribus du Sénégal. Les Drs Brancal et Hamy les ont étudiées dans la suite.

C’est dans un but de coquetterie que les femmes exercent, sur leurs enfants, des tractions qui avancent la mâchoire et les dents supérieures.

Le même fait aurait été observé chez les créoles de Cuba.

Les mutilations dentaires, en général, font partie des caractères morphologiques de la race, au même titre que les tatouages. Elles se rattachent, la plupart du temps, à des coutumes religieuses, à des superstitions, à des légendes locales.

Actuellement, l’usage de ces mutilations s’est plus ou moins modifié et, dans chaque groupe ethnique, on trouve des variantes. Mais cette coutume n’apparaît plus que comme une conception purement ornementale, de même que l’habitude de s’épiler.

Notre confrère Desfosses a pu dire, non sans humour, que le nègre se pare, comme l’oiseau, à la saison des amours, revêt son plus brillant plumage.

La mutilation des dents compte au nombre d’un de ses moyens de séduction.

  1. P. Desfosses. Mutilations et parure. (Presse médicale, 27 mai 1908.)
  2. Dr Oscar Amoëdo, L’Art dentaire en médecine légale.
  3. La Semaine dentaire, 9 mai 1926.
  4. H. Reek. Silzungsber dei Gesel, Nalurfor, Freunde, Zusterlin, 1914.
  5. Cf. La Semaine dentaire, 24 août 1924.
  6. Mém. de la Société d’Anthropologie de Vienne (III, 217, 1878).
  7. L’ornementation des dents chez les Néolithiques de l’Amérique centrale. (Presse dentaire, 1920, XXII, mars, n° 3, pp. 103-105.)
  8. Bulletins de la Société d’Anthropologie, 1880.
  9. Diego de Landa. Relation des choses du Yucatan. Paris, 1864, in-8, 183.
  10. M. de la Mota Padilla, Historia de la conquista de la provincia de la Nueva-Galicia. Mexico, 1870, in-4°.
  11. Les mutilations dentaires au Mexique et dans le Yucatan. (Ext. des Bulletins de la Société d’Anthropologie, 21 déc. 1882.)
  12. Ce travail a été publié par la Revue de Stomatologie et reproduit dans le Monde dentaire.