Dents et dentistes à travers l’histoire/3

Laboratoire Bottu (1 - 2p. 59-70).

CHAPITRE III

LA PROTHÈSE DENTAIRE ET SON ÉVOLUTION HISTORIQUE

Il est de notion courante que, déjà 2.400 ans avant notre ère, Hippocrate connaissait l’art de fixer, au moyen de fils d’or, les dents devenues vacillantes, soit par accident, soit spontanément ; mais on possède aujourd’hui la preuve que la prothèse dentaire est bien antérieure aux livres hippocratiques. Dans ces dernières années, les tombeaux nous ont livré tous les secrets de cette prothèse, qui semblaient ne devoir jamais être pénétrés[1].

Le Dr Lambros a recueilli, dans sa riche collection d’instruments et appareils de chirurgie des Grecs anciens, un dentier exhumé à l’ancienne Tanagra, près de Thèbes, que des mains profanes avaient détérioré, mais qui n’en conservait pas moins un intérêt capital pour les dentistes, comme pour les archéologues. Cette pièce remarquable fut trouvée à côté de plusieurs de ces statuettes qui ont rendu célèbre la vieille cité ; or, les poupées de Tanagra étant généralement présumées être du IIIe ou du IVe siècle avant J.-C., on peut, avec assez de vraisemblance, induire que le dentier en question date de cette époque.

Tel qu’il s’est présenté aux observateurs modernes, ce dentier ne contient plus qu’une seule incisive, mais on a la preuve qu’il était constitué par une bandelette d’un or très pur, très malléable. Cette bandelette devait fixer deux incisives médianes, branlantes, en les serrant entre ses deux lamelles, qui prenaient leur point d’appui sur les deux incisives externes encore fermes. Les quatre incisives étaient donc serrées entre les deux lamelles d’or qui tapissaient leur base en avant et en arrière.

On peut voir, au Musée du Louvre, un dentier découvert dans la nécropole de Saïda (Sidon, Phénicie), qui remonterait au-delà de 400 ans avant J.-C. « C’est une portion de mâchoire supérieure de femme, présentant les deux canines et les quatre incisives, réunies par un fil d’or. Deux de ces incisives paraissent avoir appartenu à un autre sujet et avoir été placées là pour remplacer celles qui manquaient[2]. »

Le dentier seul subsiste, la mâchoire a disparu complètement.

Les Phéniciens ont transmis aux Étrusques leurs connaissances sur la prothèse dentaire, mais ceux-ci ne se sont pas bornés à imiter servilement leurs devanciers, ils ont perfectionné leur pratique.

Dans une nécropole située près d’Orviéto, à côté de bijoux en or, de vases et de poteries, remontant à 500-600 ans avant l’ère chrétienne, on a trouvé une mâchoire supérieure ornée d’un appareil en or.

Le personnage auquel appartenait cet accessoire présentait, à son maxillaire supérieur, les deux incisives de droite en assez mauvais état ; le dentier se fixait à gauche, à la troisième incisive, disparue avec le temps. On s’est servi, pour cette circonstance, d’un or très pur, sans alliage, et la soudure a été faite avec du métal de la même pureté.

Il existait deux procédés pour enserrer les dents branlantes et les lier aux dents voisines saines : l’un s’exécutait au moyen de fils ; l’autre, de lames. À Orviéto, on a eu recours aux lames d’or. Quand la bouche s’ouvrait, les lamelles apparaissaient, révélant du même coup l’infirmité qu’elles servaient à combattre. Un autre dentier a été trouvé à Valsiarosa, dans un des nombreux tombeaux découverts dans cette localité, à Faléries et dans le voisinage de Civita Castellana. Un des crânes qu’on a mis à jour[sic] portait encore à la mâchoire inférieure un dentier en or.

La technique des anciens Étrusques nous est révélée dans le passage suivant[3] :


Comme on le fait aujourd’hui, le dentiste moulait la région qu’il fallait réparer, et c’était d’après ce moule qu’il faisait sa pièce artificielle. Il disposait la lame d’or d’après la longueur de la région malade et d’après la hauteur des dents. Il fermait chaque anneau par l’interposition d’une petite lamelle d’or, qu’il soudait à la paroi postérieure de celui-ci. La dent artificielle destinée à remplacer celle qui manquait était perforée, mise dans son anneau et fixée par un rivet. Tout étant ainsi préparé, l’appareil était glissé sur les dents qui pénétraient aisément chacune dans son anneau respectif tenu plus large qu’il n’était nécessaire. Une fois bien en place, au moyen de pinces, l’or, très malléable, était moulé, pincé, serré sur la dent qu’il entourait.


Mais la trouvaille la plus importante a été celle qu’a mise à jour la fouille des tombeaux étrusques de Corneto-Tarquinies, en 1823. Les lames d’or enveloppaient sept dents.

Le dentiste étrusque avait ce problème à résoudre : les deux incisives médianes et la petite molaire ayant disparu, comment y pourvoir ?

À cet effet,


Il disposa sa lamelle d’or, de façon à ce qu’elle formât sept anneaux juxtaposés et faisant corps tous ensemble. Il prit pour point d’appui la canine et la première incisive droites, et pour second point, la canine, la première petite molaire, et la première grande molaire du côté gauche.

Pour remplacer ces deux incisives absentes, le dentiste ne voulut pas se servir de dents arrachées à une autre personne. Les coutumes et les idées religieuses s’opposaient à ce qu’il se servît des dents d’une personne morte. Il employa une seule dent de bœuf, sur le milieu de laquelle il fit une rainure, de façon à simuler l’intervalle qui sépare deux dents. Cette grosse dent de bœuf, qui en figure deux, tient en réalité la place de trois. Peut-être le sujet n’avait-il jamais eu l’incisive latérale gauche ; ou, plus probablement, la prothèse se sera faite tardivement, à une époque où l’espace normalement occupé par les incisives s’était rétréci. En tout cas, l’incisive latérale droite et la dent de bœuf simulant deux incisives médianes, occupent la place de quatre incisives.


Le Dr Guerini, qui a eu la pièce sous les yeux, serait porté à croire que le dentiste étrusque a pris, dans le maxillaire d’un veau arrivé à la seconde dentition, une dent toute neuve encore et s’en est servi pour remplacer les incisives absentes.

Le musée de Corneto renferme d’autres dentiers en or, provenant de l’antique Tarquinie. Le plus petit se compose de cinq alvéoles. L’appareil, long de trois centimètres, est formé d’une lame d’or, qui s’adaptait exactement au collet de deux dents voisines ; l’alvéole du milieu contient encore la dent artificielle, et la cheville en or est fixée dans la cavité voisine[4].

Au musée étrusque de la Villa Giula, à Rome, sont exposés trois dentiers en or ; le musée étrusque de Florence en conserve également deux. Ces dentiers, présume le Dr P. Noury, de Rouen, a qui l’on doit une étude particulière sur cette question encore mal débrouillée, ces dentiers, résistants et fixés solidement à la mâchoire, permettaient la mastication ; il est probable qu’ils étaient à demeure et ne pouvaient être retirés à volonté.

On n’a pas lieu de s’étonner de la haute antiquité de la prothèse dentaire. Le besoin de remplacer par des dents artificielles celles que nous avons perdues s’impose pour plusieurs raisons : l’absence d’une ou de plusieurs dents vicie la prononciation ; les maladies de l’estomac sont souvent la conséquence d’une mastication incomplète ; les dents ajoutent à la beauté du visage et entretiennent sa jeunesse, par le soutien qu’elles prêtent aux joues et aux lèvres. Enfin l’absence de dents étant une fréquente cause de railleries, ceux qui en étaient affligés ont réclamé de bonne heure aux hommes de l’art qu’ils les débarrassent de cette pénible infirmité.

Ce qui n’est pas sans causer quelque étonnement, c’est que des médecins, dont la pratique fut considérable, comme Galien, ne mentionnent même pas la prothèse dentaire, alors qu’un littérateur, comme Lucien, nous indique qu’en Grèce, cette opération avait cours en son temps.


Peu après, écrit-il, je devins l’amant d’une femme âgée et je vécus assez grassement à ses dépens, en feignant d’être amoureux de cette beauté septuagénaire, à laquelle il ne restait plus que quatre dents attachées avec un fil d’or. La pauvreté me forçait à subir ce rude travail et me faisait trouver délicieux ces baisers froids, cueillis sur le bord d’un cercueil.


Mais on peut remonter bien plus haut qu’à Lucien : la loi des Douze Tables, que l’on croit avoir été rédigée en l’an 451 avant J.-C. par les décemvirs, nous apporte le plus ancien document connu sur la prothèse dentaire.

La table X (art. XV) défend d’enfouir de l’or avec un cadavre ; mais, si les dents du mort sont attachées avec de l’or, on pourra l’ensevelir ou le brûler sans le lui ôter. Le texte est suffisamment explicite : il s’agit bien de dents artificielles.

Celse se contente d’indiquer l’usage du fil d’or ou de soie, quand les dents, à la suite d’un coup ou d’une chute, sont devenues mobiles.

Pour l’obturation des dents, Pline conseillait un procédé dont notre délicatesse ne s’accommoderait guère : il consistait à remplir les cavités avec de la cendre de crottes de rat, ou du foie sec de lézard.

Martial qui vivait, comme Pline, sous le règne de Domitien, parle d’un certain Cascellius, qui avait recours à une matière obturatrice moins répugnante et plus durable, il se servait de l’or :


Dentem auro incluso reficit.


Cascellius, le dentiste le plus célèbre de son époque, avait son cabinet sur le mont Aventin.

Le même Martial, avec son indulgence coutumière, accable de ses épigrammes la vieille Aelia, crachant ses dernières dents dans un accès de toux, mais ses maigres ressources ne lui permettaient pas de les faire remplacer :


{{taille| Il te restait, Aelia, s’il m’en souvient, quatre dents. Un premier accès de toux t’en fit cracher deux ; un second, les deux autres. Désormais, tu peux impunément tousser du matin au soir ; un troisième accès n’a rien à faire.|90}}


Qui ne se souvient du passage d’Horace, où le favori d’Auguste nous montre les sorcières Canidie et Sagana, courant à travers la ville, et perdant l’une son râtelier, l’autre ses cheveux postiches ?

C’est la prothèse grecque qui se retrouve dans les écrivains arabes.

Abulcasis, dans son traité de chirurgie, daté du Xe siècle, n’expose pas des théories qui lui sont spéciales, il les a puisées dans des manuscrits conservés aux bibliothèques de Séville, de Grenade, de Tolède et de Cordoue.


Si, écrit-il, les dents antérieures sont branlantes, si elles ont été heurtées dans un coup ou dans une chute, si le malade ne peut plus mâcher, et que l’on l’ait inutilement traité par les médicaments astringents, il ne reste plus d’autre ressource que de les consolider par des fils d’or ou d’argent. L’or est préférable. En effet, l’argent s’altère et verdit au bout de quelques jours, tandis que l’or ne se laisse pas attaquer et se conserve toujours dans le même état. Le fil sera d’un calibre moyen et proportionné à la largeur de l’intervalle qui sépare les dents… Si le fil se relâche ou se rompt, il faut lier avec un fil nouveau, qui devra être conservé à perpétuité.


Guy de Chauliac, au XIVe siècle, s’est inspiré des livres arabes :

Si les médicaments ne servent de rien, que les dents soient liez d’une chaînette d’or avec les saines, comme dit Abulcasis. Et s’ils tombent, qu’on y mette des dents d’un autre, ou qu’on en forge d’os de vache et soient liez finement et on s’en sert longtemps.


Ambroise Paré invoquera, deux siècles plus tard, l’autorité d’Hippocrate :


Quelquefois, par un coup orbe, ou autrement, les dents de devant sont rompues, ce qui fait que, puis après, le patient demeure édenté et défiguré avec dépravation de sa parolle. Par quoy, après la cure faiste et que les gencives seront endurcies, luy en faut adapter d’autres d’os ou yvoire faites par artifice, lesquelles seront liées aux autres dents proches, avec fil commun d’or ou d’argent, comme nous apprend Hippocrate…


Soit qu’on ait perdu le secret de la prothèse, soit qu’on trouvât plus pénible de porter un râtelier que de subir les inconvénients multiples dus à l’absence de dents, on constate, au XVIIe siècle, que les personnages les plus qualifiés n’ont pas eu recours à des dents artificielles ; trente ans avant sa mort, Louis XIV n’avait presque plus de dents à la mâchoire supérieure, et celles d’en bas étaient toutes cariées. Madame de Maintenon se plaignait à une de ses correspondantes, Madame des Ursins, qu’on ne l’entendait plus, parce que la prononciation s’en était allée avec les dents.

Les râteliers de cette époque, ou d’une époque peu antérieure, étaient d’une construction si vicieuse, qu’on les ôtait pour manger. On a souvent reproduit ce passage des Historiettes, de Tallemant des Réaux.


Mademoiselle de Gournay, fille d’alliance de Montaigne, avait un râtelier de dents de loup marin ; elle l’ostait en mangeant, mais le remettait pour parler plus facilement, et cela assez adroitement à table ; quand les autres parlaient, elle ostait son râtelier et se dépeschait à doubler les morceaux et après elle remettait son râtelier pour dire sa râtelée[5].


Les mignons de Henri III ne répugnaient pas à porter des dents artificielles, mais ils les ôtaient avant de prendre place à table. Les râteliers de cette époque servaient donc moins à la mastication des aliments, qu’à aider à la prononciation, et à conserver les traits du visage.

Au XVIIIe siècle, les dentiers se sont perfectionnés ; le dentiste Ladoucette annonce qu’il vient d’imaginer « de nouveaux ressorts en or, pour maintenir, avec toute la solidité possible, les mâchoires artificielles dans l’usage de la mastication et de la parole. Elles servent surtout, à défaut de dents naturelles, à une trituration des aliments, ce qui, comme l’on sait, est la base de toute l’économie animale ».

À la veille de la Révolution, un dentiste du nom de Catalan passe pour un ouvrier incomparable dans l’art de la prothèse. « Il vous fera un râtelier complet, avec lequel vous broyerez tous les aliments sans gêne et sans effort[6]. »

La prothèse dentaire est revenue, et n’a cessé d’être depuis en faveur. C’est aujourd’hui un art véritable, on imaginerait difficilement qu’il nous manquât.

  1. Voir sur cette question : La Prothèse dentaire dans l’Antiquité, par le Dr Deneffe, Anvers, 1899.
  2. Mission de Phénicie, dirigée par Ernest Renan (1864).
  3. Deneffe, 71.
  4. La Prothèse dentaire chez les Étrusques, par P. Noury. (Chronique médicale, 15 janvier 1914, pp. 49 et s. q.)
  5. Historiettes, t. II, p. 346.
  6. Séb. Mercier. Tableau de Paris, t. V.