Dents et dentistes à travers l’histoire/2

Laboratoire Bottu (1 - 2p. 51-57).

CHAPITRE II

LES DENTS DANS LA PRÉHISTOIRE

Il est d’importance capitale, et le souligner serait superflu, d’étudier les dents chez l’homme préhistorique. Comme la dent est l’organe le plus minéralisé de l’économie, par là même, elle offre le maximum de résistance aux altérations multiples que peut subir un corps enfoui dans le sol, durant une période plusieurs fois séculaire. Ces altérations sont les seuls vestiges qui subsistent du corps humain depuis longtemps anéanti.

L’analyse des lésions dentaires et, plus particulièrement, de la carie, permet de fixer au moins une partie de la pathologie de nos ancêtres, et de constater la résistance qu’ils opposaient à l’infection.

Dans l’état actuel de nos connaissances, le plus ancien échantillon de la denture humaine devrait être reporté au début de l’ère quaternaire : c’est un fragment de mâchoire découverte à Maner, près d’Heidelberg, et qui date de l’époque chilléenne. Nulle part, on n’a trouvé trace de carie sur cette denture ; on a fait la même constatation sur presque toutes les dents actuellement connues de l’époque paléolithique. La carie, d’après les paléontologistes les plus qualifiés, n’aurait fait son apparition qu’à la fin de l’ère quaternaire, à la période dite néolithique, ou de la pierre polie.

Sur cette même mâchoire de Maner, on a cru distinguer des traces de « pyorrhée antérieure » sur les rebords alvéolaires des canines, et surtout des incisives, ainsi que des lésions de cémentite sur les racines des incisives médianes. D’autres observations ont été faites, qu’il convient de mentionner : sur les dents de Maner, on a relevé des érosions qui pourraient bien être de la syphilis héréditaire. On connaît mieux le système dentaire des hommes qui ont vécu à l’époque suivante, où les climats glaciaires précédèrent l’époque chaude du chilléen. Ces êtres primitifs offrent de nombreux stigmates de dégénérescence, que l’on aurait cru devoir correspondre à une civilisation plus avancée.

La carie fait défaut sur ces dentures préhistoriques, mais on observe fréquemment la gingivite, les dépôts de tartre, le déchaussement des dents, dus à l’arthrite chronique et allant, parfois, jusqu’à la pyorrhée véritable.

Des observateurs ont, en outre, signalé une abrasion très spéciale de la denture, qui confirme les hypothèses émises sur le mode de mastication de ces primitifs, mastication qui s’opérait, non par des mouvements d’abaissement, puis d’élévation de la mâchoire, mais bien par des mouvements de déduction et de propulsion[1].

La carie aurait été pour la première fois observée chez les hommes de l’âge du renne. De Quatrefages et Hamy ont cité, comme le plus ancien cas connu de cette lésion, celui d’une molaire d’un des maxillaires d’Aurignac, mais l’âge géologique de ces pièces n’a pas été très sûrement déterminé.

« Dès la fin des temps préhistoriques, consigne M. Bouvet[2], l’homme change son mode d’alimentation : il prépare et cuit ses aliments ; il les découpe avant de les introduire dans sa bouche ; il facilite et abrège, en un mot, le travail de mastication : la fonction diminuant, l’organe se modifie. Peut-être aussi, le broiement des aliments n’est-il pas seul en cause, et le développement du langage articulé, auquel un grand nombre d’auteurs attribuent la formation du menton, joue-t-il, accessoirement et indirectement, un rôle dans l’évolution observée. »

Donc, la carie dentaire aurait apparu, avec les premiers vestiges d’un rudiment de civilisation, à la Période Néolithique.

Cette même lésion augmentera de fréquence et d’intensité chez l’homme des temps historiques. On ne sera pas surpris qu’on l’ait constatée chez l’animal apprivoisé, vivant au contact de l’homme, et partageant plus ou moins son alimentation et ses habitudes d’existence. D’ailleurs, les chevaux et les chiens domestiques auxquels on donne du sucre à croquer, les singes des ménageries, ne souffrent-ils pas de cette affection, alors que leurs congénères, vivant en liberté, en sont, pour la plupart, exempts ?

En présence d’une abrasion, aussi constante que caractéristique, des dents préhistoriques, on en a recherché les causes, et la première explication qui s’est présentée à l’esprit est le mode d’alimentation en usage chez les Primitifs. Quelle était cette alimentation ? Les premiers hommes étaient-ils végétariens ou carnivores, mélangeaient-ils ces deux modes d’alimentation ?

À l’appui de la première hypothèse, on a fait observer que « les grands singes sont exclusivement frugivores, et que les végétaux, les graines en particulier, usent plus les dents par le broiement qu’une alimentation carnée ». Mais ce qui plaide, d’autre part, en faveur d’une alimentation carnée, c’est qu’on a retrouvé, à côté de squelettes d’hommes primitifs, des quantités considérables d’os décarnisés d’animaux (rennes, chevaux, bœufs), portant de fortes entailles et des traces de raclures, dues au silex dont se servaient ces primitifs[3].

Des fresques murales datant de l’âge du renne montrent, à l’évidence, que nos lointains aïeux étaient de grands chasseurs, et que la chair de cet animal entrait, pour une part notable, dans la nourriture de nos ancêtres.

On a retrouvé des débris d’arêtes de poissons dans le tartre de certaines dents de cette époque : n’est-ce pas la preuve que les primitifs devaient être aussi pêcheurs ?

Cette alimentation mixte suffit-elle à expliquer l’abrasion presque constante des dents aux époques préhistoriques ? Tel n’est pas l’avis d’un de nos anthropologistes les plus en renom, M. H. Martin, qui fait observer que « la nourriture, la viande en particulier, devait traîner dans des terrains sablonneux et restait ainsi imprégnée de cristaux de silice, qui auraient contribué de façon notable à l’usure des dents ».

La diminution de l’abrasion, si intense aux époques antérieures, a été attribuée à la cuisson des aliments, à l’usage du couteau.

On a parlé de la « remarquable résistance à l’infection » de nos précurseurs. On a en main trop peu d’éléments d’appréciation, un nombre trop insuffisant de documents, pour tenter des généralisations qui pourraient paraître hardies, voire même téméraires. Toutefois, la pyorrhée, si fréquente aux temps néolithiques, ne plaiderait guère en faveur de cette théorie ; de même que les complications infectieuses de la carie, abcès, fistules, sinusites, qu’on reconnaît n’avoir pas été rares à la période néolithique.

Au résumé, nous n’avons que d’imparfaites notions sur la santé générale des races préhistoriques. De ce que la race était jeune, neuve, on a cru devoir induire que les hommes de ces époques lointaines étaient particulièrement robustes, réfractaires aux maladies, et que, par opposition, les hommes de notre génération ne pouvaient être que des êtres dégénérés, par suite de l’hérédité et des tares acquises.

Pour le moment, il nous paraît au moins prématuré de conclure, car il reste toujours possible que les découvertes de demain viennent renverser ce que nous croyons savoir aujourd’hui, en remettant en question, par exemple, l’âge des pièces sur lesquelles nous étayons nos conclusions actuelles[4].

Ces notions, si imparfaites soient-elles, ne suffiraient-elles qu’à témoigner de l’intérêt que présente la pathologie dentaire de l’homme fossile, et qu’à encourager, dans cette voie, encore si peu explorée, nos jeunes chercheurs, que nous n’aurions pas regret de les avoir exposées, tout en reconnaissant notre parfaite incompétence, qui doit nous mériter l’indulgence du lecteur.

  1. Pierre Bouvet. Les Lésions dentaires des hommes préhistoriques. Thèse de Paris, 1922.
  2. Op. cit., 37.
  3. H. Martin. Recherches sur l’évolution du moustérien, dans le gisement de la Quina (Charente). Paris, 1907-1910.
  4. G. Mahé. Les Lésions dentaires des hommes préhistoriques. (La Presse médicale, 27 sept. 1924.)