Dents et dentistes à travers l’histoire/1

Laboratoire Bottu (1 - 2p. 1-50).

CHAPITRE PREMIER

HISTORIQUE DE L’ART DENTAIRE

Aucun art ne peut revendiquer de plus antiques parchemins que l’art du dentiste. On date généralement la médecine, considérée dans la plupart de ses branches, de l’ère hippocratique ; or, des milliers de siècles avant le Père de la Médecine, aux premiers vagissements, pourrait-on dire, de l’humanité, des témoignages attestent que les hommes souffraient de maux de dents ; et que, dès l’époque préhistorique, apparut la carie dentaire. Sans qu’on ait aucune preuve positive qu’il existât même des rudiments de thérapeutique à ces époques nébuleuses, on peut présumer que l’on savait, sinon plomber les dents, — tant que les métaux n’ont pas été découverts, il ne saurait être question de plombage — mais que les êtres qui vivaient au temps de l’Homo sapiens, ou de l’Homo primigenius, ont vraisemblablement songé à combler les dents creuses avec des morceaux de silex, qui seraient ainsi les ancêtres de nos blocs de porcelaine. On peut encore supposer, l’hypothèse est de M. J.-L. André Bonnet[1], qu’« ils purent obturer les dents avec des morceaux de racines, d’écorces d’arbres, ou une espèce de macération de feuilles réduites en mastic, qui auraient eu la propriété d’obturer et de calmer la douleur ». Pure supposition, sans doute, mais qui est soutenable.

On s’accorde à reconnaître que le plus ancien document connu qui se rapporte à l’art médical, a trait à la médecine des Égyptiens : c’est le fameux Papyrus d’Ebers, que conserve la Bibliothèque de l’Université de Leipzig et qui a donné matière à tant de gloses. Ce papyrus est considéré comme le plus vieux document sur l’histoire de notre art ; il fut publié en 1890, dans une superbe édition de luxe, en allemand. De l’avis de nombreux égyptologues, et non des moins autorisés, ce document serait, plutôt qu’un ouvrage original, une copie des méthodes médicales, « une sorte de journal auquel chacun ajoutait suivant ses découvertes ». On croit qu’il fut écrit vers 1550 avant J.-C., mais une partie serait beaucoup plus ancienne et remonterait, selon certains, à une trentaine de siècles avant notre ère. Beaucoup de remèdes y sont indiqués contre les abcès, les gingivites, etc. ; il n’est fait, toutefois, mention d’aucune opération, et cependant l’avulsion des dents devait déjà se pratiquer.

Ce n’est que 500 ans avant J.-C. qu’Hérodote d’Halicarnasse mentionne l’existence de spécialistes, les uns s’occupant des yeux, les autres de la tête, du ventre, des dents, etc.

Il paraît probable, et c’est une particularité que l’examen des momies a révélée, que les Égyptiens connaissaient la prothèse dentaire : des pièces artificielles ont été retirées des bouches de momies, ainsi que des dents aurifiées. D’aucuns ont contesté ces découvertes, mais rien ne s’oppose à ce que les Égyptiens qui ont excellé sous tant de rapports, se soient appliqués à la restauration buccale avec la même perfection qu’ils ont montrée dans les procédés d’embaumement, par exemple.

Dans un ouvrage qui passe pour être le compendium de notre science chez les Chinois, deux chapitres sont consacrés aux affections odontologiques et traitent de toutes les maladies des dents et des gencives. Entre autres remèdes qui sont recommandés, citons l’arsenic, des poudres, des mixtures, et… l’urine humaine !

Les disciples de Confucius, ont semble-t-il, connu et pratiqué les pointes de feu. « Ils se servaient d’un thermocautère en or, argent ou acier. Certains docteurs déterminaient les points exacts où il fallait toucher pour guérir la douleur. Il y avait 26 points différents pour les dents et 6 pour les gencives. »

Le mal de dents et la carie dentaire étaient certainement connus chez les peuples sémites. On tient pour indubitable, qu’ils savaient pratiquer l’extraction et recouraient aux plantes pour calmer la douleur.

Du temps d’Abraham et de Jacob, des marchands israélites parcouraient l’Égypte et la Judée, en donnant des consultations aux malades, leur vendant des aromates, de la gomme, de l’ambre, de l’oliban et de la myrrhe[2].


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Un grand nom domine l’histoire de l’art dentaire, comme de toute la médecine, chez les Grecs ; c’est celui d’Hippocrate, l’illustre médecin de Cos. Nos connaissances précises datent de ce célèbre praticien, qui a consigné le résultat de son expérience dans ses œuvres, du moins celles qui nous sont parvenues sous son nom. Les chapitres relatifs aux dents, à leurs maladies, à leur traitement, comptent parmi les plus importants.

Hippocrate recommandait d’enlever les dents branlantes avec une pince de plomb, dont on a retrouvé un modèle dans le temple de Delphes. Si la dent douloureuse ne remuait pas, on se contentait de la brûler avec des ingrédients appropriés.

Le texte hippocratique vaut d’être rappelé ; le voici dans son intégralité :


Si la dent est cariée et branlante et cause de la douleur, il faut l’ôter ; si, sans être cariée ni branlante, il existe cependant de la douleur, il faut la dessécher en la brûlant ; les masticatoires servent aussi.


Hippocrate connaissait les désordres causés par la dent de sagesse, les abcès alvéolaires et la nécrose des maxillaires, dont il cite des cas ; mais les moyens thérapeutiques qu’il prescrivait étaient des plus anodins : il conseillait, contre l’odontalgie et les fluxions, des gargarismes de castoréum et de poivre ; et contre les abcès de la bouche, une bouillie de lentilles[3]. Par contre, il donne de bonnes descriptions de la période d’éruption des dents chez les enfants, décrit avec précision les périostites aiguës des mâchoires, accompagnées de fièvre, parle très judicieusement de la nécrose de la voûte palatine, de l’affaissement du nez dans certains cas ; il ne semble même pas avoir ignoré les fractures de la mâchoire inférieure et recommande un appareil qui ressemble fort à la fronde de Bouisson, dont l’invention est bien postérieure.

On sait combien les Phéniciens étaient experts en prothèse dentaire. Il suffira de rappeler la découverte faite, en 1841, par le Dr Gaillardot, dans une nécropole de Saïda, d’une portion de mâchoire supérieure présentant les quatre incisives et les deux canines maintenues par un fil d’or, pièce qui se trouve au Musée du Louvre[4].

Chez les Romains, l’art dentaire fut pratiqué de bonne heure : dans une loi des XII tables, promulguée l’an 450 avant J.-C., il est déjà question de dents branlantes retenues par des fils d’or. Il était défendu d’enterrer les morts avec des bijoux ; exception seule était faite pour les fils d’or servant à maintenir les dents. Cicéron, qui rapporte le fait, nous dévoile, en outre, l’origine du proverbe populaire : il tue les mouches à quinze pas. Son texte ne laisse place à aucune équivoque : Odor quem, ut aiunt, ne bestiolæ quidem ferre possunt.

Pline nous livre la formule d’un anesthésique, qui n’était autre qu’une dissolution de pierres de Memphis dans du vinaigre. Passons, sans y insister, sur la cendre de corne de bœuf, la cendre de la tête de loup, la fressure de lièvre, l’os de l’astragale du bœuf : la crédulité du naturaliste était sans limites.

Celse revient, à maintes reprises, sur les dents, et consacre des chapitres entiers à la thérapeutique dentaire. Il ne conseille l’avulsion, que lorsque tous les autres moyens de calmer la douleur seront restés sans effet. Les autres médecins qui vivaient au premier siècle de l’ère chrétienne se sont contentés de reproduire les idées de Celse.

Cinquante ans plus tard, Scribonius Largus, contemporain de l’empereur Claude, donna une théorie de la carie dentaire qui ne devait subir aucune modification jusqu’au dix-huitième siècle.

Sous le règne de Trajan, Archigène imagine un trépan pour forcer les dents atteintes de périostite, mais non cariées. Il trépanait au point le plus sombre de la couronne et pénétrait jusqu’à la chambre pulpaire. On voit qu’Archigène n’agissait pas autrement qu’on ne le fait aujourd’hui[5].

Les Romains ne connaissaient pas l’obturation métallique ; ils se contentaient de remplir la cavité d’une poudre d’excréments de souris, ou encore de foie de lézard, et recouvraient le tout avec de la cire.

Au temps de l’empereur Auguste, on fabriquait des dents en ivoire ou en os, et on les fixait dans la bouche, en les attachant sur les dents voisines au moyen de crins de cheval ou de fils de soie. On nous a conservé la description d’un cabinet de dentiste, qui exerçait à Rome ; ce cabinet s’ouvrait sur le Mont Aventin. Notre médicastre vivait sous le règne de Domitien et se nommait Casellius ou Cascellius.


L’entrée, élevée d’une marche, se trouvait à l’ouest ; auprès d’elle s’ouvrait une fenêtre ; une seconde fenêtre était située sur la façade est ; seule, la partie sud n’avait pas d’ouverture. Pour les opérations, un fauteuil à haut dossier, avec un coussin sur le siège, le tout recouvert d’une riche étoffe, était placé devant la fenêtre nord ; à droite, une table sur laquelle étaient disposés les instruments. Çà et là, des bottes de fleurs et de plantes vertes, des animaux de toutes sortes, des serviteurs, des flacons, des cruches avec ou sans inscriptions, tout un assemblage bizarre d’objets les plus divers, garnissaient tous les coins et recoins de la pièce. Dans un des angles se voyait une table de travail, sorte d’établi, sur laquelle étaient placés limes, scies, poinçons, marteaux, des fils d’or et des fils de soie, du plomb, de l’ivoire et des morceaux d’os. C’étaient encore des plats contenant des dents d’hommes et d’animaux, et quelques appareils de plusieurs dents tout prêts à être posés.


La profession était exercée généralement par des esclaves, et surtout des affranchis, qui pratiquaient leur industrie soit pour leur compte propre, soit de compte à demi avec leurs maîtres.

Avec Galien, l’art dentaire reprend sa place dans le domaine scientifique. Galien n’était pas partisan de l’extraction ; il était pour la conservation de la dent malade, dont on devait prévoir la chute par tous les moyens, notamment la poudre de pyrèthre, dissoute dans du vinaigre. S’il en était réduit à l’avulsion, il ne pratiquait l’opération qu’avec les plus soigneuses précautions. Pour faciliter l’éruption des dents, il recourait à des collutoires composés de lait de chienne ou de cervelle de lièvre, ou faisait porter au cou de l’enfant la corne desséchée d’un vieux colimaçon. Quant à la prothèse, Galien paraît l’avoir ignorée.

Pour enlever une dent douloureuse, le moyen préconisé par un praticien du IIIe siècle, Marcellus Empiricus, ne manque pas d’une certaine originalité. Il prescrivait d’enduire le nez du sujet avec de la sève (?) de lièvre et de l’huile verte, de retenir sa respiration et de placer une pierre entre les dents, puis de bâiller : à ce moment, le liquide qui provoque la douleur s’écoule et l’on peut enlever la dent sans souffrance.

Avec Paul d’Égine, médecin qui vivait au VIIe siècle, prend fin la période de l’Antiquité, pour pénétrer dans celle du Moyen Âge.

Une grande place doit être réservée, dans notre esquisse historique, à la médecine arabe, dont les deux plus illustres représentants furent Avicenne et Abulcasis. Le premier, qui mérita le nom de Prince des Médecins, a résumé ses connaissances en pathologie et en thérapeutique dans son Canon, où il a consigné maintes remarques sur les dents et leurs maladies. Il n’est pas partisan des poudres dentifrices trop caustiques, qui attaquent les dents, et il redoute l’effet des narcotiques. Pour éviter les douleurs dentaires, voici le régime qu’on devra suivre, selon Avicenne :


Ne pas user de choses putrescibles, telles que poissons, laitage ;

Éviter le trop chaud et le trop froid, surtout l’un immédiatement après l’autre ;

Ne pas mâcher de choses dures (os), ou visqueuses (figues ou confitures) ;

Ne pas user de viandes jouissant de la propriété de nuire aux dents ;

Ne pas se curer les dents ;

Les frotter avec du miel et du sel brûlé.


Abulcasis a composé un traité de chirurgie, où il indique un traitement des fistules dentaires, que nos modernes opérateurs ne désavoueraient pas : elles doivent être brûlées avec un cautère, dont le bouton présentera le même calibre que la fistule. Si cela ne suffit pas, on met l’os à nu, on enlève la partie malade et l’on obtient la guérison. Si la gencive est rendue spongieuse par un excès d’humidité, et si les dents deviennent branlantes, on prend la tête du patient entre ses genoux, on place un petit tube au-dessus de la dent, et l’on y introduit rapidement un petit cautère. On répète cette opération plusieurs fois, de façon à faire sentir la douleur jusque dans la racine, puis on lui fait garder de l’eau salée dans la bouche pendant une heure, après quoi la souffrance doit avoir disparu[6].

Il est parlé pour la première fois du tartre dans Abulcasis, qui donne les moyens de le détacher avec des instruments dont quelques-uns sont encore en usage de nos jours.

Nous devons mentionner également la façon particulière dont les médecins arabes opéraient leurs malades, soit en leur maintenant la tête entre les genoux, soit en les couchant sur une table.

Le chirurgien le plus fameux du Moyen Âge (XIVe siècle), Guy de Chauliac, parle peu du traitement des dents malades, alors réservé aux barbiers et aux empiriques, mais il s’élève contre leurs pratiques, qu’il juge dangereuses et qu’il voudrait voir réserver aux médecins. Il a été un des premiers à préconiser les anesthésiques et l’usage interne de l’opium.

L’emploi de l’or en feuille pour l’obturation des dents serait dû à un professeur de Bologne, qui occupait sa chaire en 1450. Il se nommait Jean Arculanus (Giovanni d’Arcoli). À la même époque, Jean de Vigo, chirurgien du pape Jules II, déplorait que l’extraction fût le privilège des charlatans et se déclarait opposé aux interventions sanglantes dans la bouche.

Le pélican, que l’on a coutume de faire remonter aux Romains, se trouve très explicitement décrit dans l’ouvrage d’un médecin et chirurgien qui exerçait à Strasbourg et mourut avant 1572 : il se nommait Walther H. Ryff (Gualtherus H. Riccius). Ryff parle de l’éruption des dents chez les nourrissons, décrit les rapports des affections dentaires et des affections oculaires et croit à l’existence de vers rongeurs dans les dents malades.

Le grand anatomiste Vésale a consacré quelques pages à l’anatomie des dents, qui « ne diffèrent des autres os que par l’absence de périoste et la sensibilité particulière de leur masse. Il considère les dents de lait comme les germes des dents permanentes ». Realdo Colombo, successeur de Vésale dans la chaire de Padoue, suit, sans modifications appréciables, les doctrines de son prédécesseur. Gabriele Fallope n’apporte que peu d’originalité dans son enseignement, et n’ajoute rien à la science de ses prédécesseurs, du moins sur la matière qui nous occupe.

Dans le quatrième livre de sa Chirurgie, Ambroise Paré donne une description assez exacte de la structure macroscopique des dents, qu’il considère comme des os ; elles ont, de plus, une membrane en dedans, qu’on peut voir en cassant une dent fraîchement arrachée.

Le naïf chirurgien n’hésitait pas à recourir aux remèdes de bonne femme, lorsqu’il souffrait lui-même des dents. Il accorde sa confiance à une gousse d’ail, mise bien chaude dans la dent douloureuse. L’huile de girofle, qu’il préconise, est encore en usage de nos jours. Le bon Ambroise tenait l’extraction pour une opération des plus délicates : « Il faut, écrit-il, que le dentateur soit bien exercé à tirer les dents, car véritablement il faut être bien industrieux à l’usage du pélican, à cause que si l’on ne s’en sait bien aider, on ne peut faillir à jeter trois dents hors de la bouche et laisser la mauvaise et gastée dedans. »

Pour opérer, le dentateur doit faire asseoir son malade très bas et lui maintenir la tête entre les jambes.

Pour Paré, le tartre est une matière terreuse, jaunâtre, qui se dépose sur les dents, comme la rouille sur le fer. Il mentionne la transplantation et la réimplantation, mais sans les avoir lui-même pratiquées. Il cite le cas d’une princesse qui, après s’être fait arracher une dent, s’en fit remettre une autre immédiatement, prise sur une demoiselle, et la dent reprenait racine, et peu de temps après la princesse pouvait mâcher dessus. Faut-il ajouter que nous lui laissons toute la responsabilité de ses assertions ?

Paré parle très sommairement des dents artificielles ; il se contente de rappeler, d’après Hippocrate, qu’elles sont d’or ou d’ivoire, et ligaturées sur les dents voisines au moyen de fils d’or ou d’argent. Par contre, il semble avoir eu le premier l’idée des obturateurs, au moyen desquels on remplaçait une partie manquante du palais, soit à la suite d’un coup de feu, soit d’une maladie, ou de toute autre cause. Ces obturations étaient des plaques d’or ou d’argent, sur la face interne desquelles on fixait une éponge qui, en s’imbibant des liquides, se gonflait et maintenait l’obturateur en place. Entre autres étrangetés relevées dans le chapitre Des Monstres, mettons à part un cas de troisième dentition chez un vieillard de quatre-vingts ans.


Peter von Foreest, professeur à Leyde, a publié de nombreuses observations sur les dents ; une d’elles est à retenir : il interdisait, comme nuisible à leur conservation, l’usage des sucreries, et cette opinion est acceptée de tous aujourd’hui.

Avant de passer au XVIIe siècle, il convient de réserver une place dans notre galerie à un chirurgien qui publia un ouvrage, en français, devenu presque introuvable, et qui porte pour titre : Recherche de la vraie anatomie des dents, nature et propriétés d’icelles avec les maladies qui leur adviennent. L’auteur s’appelait Urbain Hémard, et occupait les fonctions de chirurgien auprès du cardinal Georges d’Armagnac.

Ce prélat aimait à s’entourer d’hommes d’esprit cultivé. Il distingua Urbain Hémard et après avoir usé, sans succès, des remèdes que lui avaient conseillés les chirurgiens-barbiers de Rodez, dont le cardinal était l’évêque, celui-ci résolut de faire appel aux lumières du praticien dont on lui avait vanté l’habileté. Urbain Hémard entreprit la cure de son noble client et réussit à le guérir. Le cardinal le poussa, dès lors, à poursuivre ses recherches, et ce fut à son instigation qu’Hémard publiait à Lyon, en 1582, un Essai qu’on a coutume de tenir pour le premier traité professionnel sur les dents, publié en français.

Maintes de ses réflexions ou remarques sont à retenir ; détachons-en quelques-unes, parmi celles qu’émet l’auteur, qui, sur bien des points, a devancé son temps.

Ainsi, il était alors de croyance courante que la corruption des dents s’engendrait d’un ver au creux de la dent ; Hémard déclare qu’il n’en a jamais vu et repousse cette pathogénie. Il n’ajoute pas davantage foi aux guérisons miraculeuses par la vertu de « certains billets, caractères ou charmes », suspendus au cou, et il attribue la guérison, quand elle se produit, à l’auto-suggestion.


Quiconque saura combien peuvent en nous les facultés animales, selon qu’elles sont plus ou moins agitées, ne trouvera pas cela étrange. Il verra que, par les effets de la colère, les blessés ne sentent plus leur mal, et que si la peur peut causer des maladies, elle peut aussi en guérir d’autres.

D’où vient que nous rions quand nous voyons rire, et que nous pleurons quand nous voyons pleurer ? N’est-ce pas cette forte idée qui nous rend sensibles au plaisir et à la tristesse ? On n’ignore pas qu’il arrive souvent que ceux qui sont attaqués par de grandes douleurs de dents, ayant pris la résolution de les faire tirer et allant aussitôt chez le chirurgien-dentiste, se trouvent saisis d’une crainte qui leur fait dire qu’ils ne sentent plus aucun mal, et qui les oblige de s’en retourner jusqu’à ce qu’ils soient forcés de revenir pour la même douleur, qui, quelquefois, cesse pour toujours.


Avec le matériel instrumental dont on disposait au XVIe siècle, il était quasi impossible de soigner efficacement les molaires cariées ; aussi, notre chirurgien conseillait-il d’enlever la couronne pour donner issue « à l’humeur corrompue qui se trouve enfermée dans la cavité ». Il dit « avoir vu beaucoup d’abcès dans l’intérieur des dents sans qu’elles fussent gâtées entièrement, et qu’après les avoir rompues, il y avait trouvé une pourriture d’une odeur insupportable, ce qui ne provenait que d’une humeur épanchée, qui, ne pouvant s’évacuer, s’était corrompue dans la dent même, d’autant plus aisément que la veine, l’artère et le nerf y étant logés à l’étroit, ils sont aussitôt tendus et engorgés par les humeurs qu’ils y apportent ». À une époque où l’avulsion des dents était l’ultima ratio, le traitement presque exclusif de l’odontalgie, de pareilles théories étaient une nouveauté hardie.

Mais ce n’est pas tout : Urbain Hémard parle, avec maints détails, de la stomatite mercurielle, non pas seulement de celle qui était la conséquence du traitement de l’avarie par ce remède actif, mais aussi celle qui résultait de l’emploi des fards, dont ses contemporains faisaient abus. Hémard signale les dangers que les dames courent à employer de tels poisons et, pour les atténuer, il conseille, avant l’application de ces ingrédients plus ou moins toxiques, de se frotter les dents avec de la thériaque détrempée dans du vin blanc. Il accorde à cette mixture une confiance que nous avouons ne pas partager.

L’histoire de l’art dentaire au XVIe siècle comprend encore de très grands noms, que nous n’aurions garde d’omettre.

C’est André Vésale, l’anatomiste illustre, qui déclare que les dents ne diffèrent des autres os que par l’absence de périoste et la sensibilité particulière de leur masse. Il considère les dents de lait comme les germes de dents permanentes ; en cas d’éruption difficile de la dent de sagesse, il incise la gencive, et si cette petite opération ne suffit pas, il ouvre la « couverture osseuse » de la dent, ce qu’il pratiqua sur lui-même à l’âge de vingt-six ans.

Bartolomeo Eustachi, professeur à Rome, a cherché à expliquer l’implantation des dents dessus les maxillaires, en la comparant à celle de l’ongle dans la peau. C’est Eustachi qui aurait distingué le cément, qu’il assimile à l’écorce d’un arbre. Et nous citerons seulement, pour nous tenir dans la limite de notre sujet, Realdo Colombo, successeur de Vésale à l’Université de Padoue ; Gabriele Fallopio, également professeur à la même Université, qui ont suivi, à peu de modifications près, les doctrines de leurs prédécesseurs.

Une question a pu se poser à l’esprit de nos lecteurs : de quand date l’application de l’anesthésie à l’extraction des dents ?

Dès le XIVe siècle, dans le Décaméron, nous relevons ce curieux passage :


Maître Mazzeo, craignant que le malade ne pût supporter la douleur de l’opération, résolut de l’endormir auparavant, avec une eau dont il avait la recette. Il se mit donc à distiller cette eau soporifique.


Il n’est pas dit, à véritablement parler, que cette eau merveilleuse fut employée pour faciliter l’avulsion d’une dent, mais on peut le présumer sans trop de témérité. Nous avons, d’autre part, la certitude qu’à quelques lustres de là, les charlatans avaient recours à une méthode d’insensibilisation, qui ne laissa pas de soulever d’assez vives critiques, dont on retrouve l’écho dans une satire dont l’auteur ne manque pas d’un certain esprit.

Le pamphlétaire était docteur en médecine et s’appelait Sonnet de Courval ; passons-lui la plume, pour donner une idée de sa verve ; le charlatan visé n’est pas nommé, mais sans doute assez suffisamment désigné pour qu’on le reconnût.


{{taille|Pour décevoir et attirer le peuple plus facilement sous le voile de la charité et de la courtoisie, et pour s’achalander et se mettre en crédit, il tirait et arrachait les dents de ceux qui en voulaient faire tirer, sans prendre aucun argent de sa peine ; usant, à cette fin, d’un grand et merveilleux artifice de les tirer et arracher sans aucune douleur ny même sans user d’aucun instrument ou pelican que ses deux doigts, à savoir le pouce et l’index. Mais pour descouvrir la tromperie et la trouver en son giste avant que d’arracher la dent que le patient voulait faire oster, il la touchait de ses deux doigts, au bout de l’un desquels il mettait subtilement un peu de poudre narcotique ou stupéfactoire, pour endormir et engourdir la partie, afin de la rendre stupide et sans aucun sentiment. Et à l’autre, il mettait une poudre merveilleusement caustique, laquelle était d’opération si soudaine qu’en un moment elle faisait escarre et ouverture en la gencive, deschaussant et déracinant tellement la dent qu’aussi tost qu’il la touchait de ses deux doigts seulement il l’arrachait et quelquefois tombait sans y toucher.|90}}


Malheureusement, cette pratique était loin d’être inoffensive :


La plupart de ceux auxquelles[sic] elles (les dents) furent tirées par le susdit charlatan tombèrent peu à peu en grandes fluxions et catherres… À quelques-uns les dents en tombèrent toutes, de façon qu’ayant pris résolution de n’en faire tirer qu’une ou deux, sont estonnez qu’elles leur cheurent presque toutes, chose misérable et déplorable.


Sommes-nous bien venus à railler, nous qui savons combien sont fréquents encore les accidents qui succèdent aux injections de cocaïne ou de ses succédanés, et dont ne sont pas à l’abri les praticiens même les plus expérimentés ? Et Sonnet de Courval, qui s’élevait avec tant de vigueur contre ces procédés qui soulevaient sa juste réprobation, n’hésitait pas, pour sa part, à témoigner de sa crédulité à l’égard des remèdes les plus étranges. Il affirmait, avec une belle assurance, que les souffrances les plus violentes cédaient au seul toucher de la dent d’une taupe vivante ; de même que les dents des serpents, à quelque espèce qu’ils appartiennent, ont la propriété, lorsqu’elles ont été arrachées pendant que l’animal est encore vivant, de guérir les fièvres quartes.

Et ces superstitions trouvaient des adeptes non pas seulement dans le peuple, mais à la Cour elles étaient en faveur. Se trouvant en Espagne, où il avait été envoyé en mission auprès de la Reine, Brantôme fut tout à coup pris d’un violent mal aux dents. La Reine lui dépêcha son apothicaire, qui lui remit une « herbe très singulière, que, la mettant dans la main à l’intérieur et la tenant un moment, soudain le mal se passa ».

Le sceptique Gui Patin n’avait foi que dans un remède : la saignée, la bienfaisante, la divine saignée.


{{taille|J’eus hier, écrivait-il, en 1661, à son ami Falconet, une grande douleur de dents, laquelle m’obligea de me faire saigner du côté même ; la douleur s’arresta tout à coup, comme par un[sic] espèce d’enchantement. J’ai dormi toute la nuit. Ce matin, la douleur m’a un peu repris, j’ai fait piquer l’autre bras, j’en ai été guéri aussitôt.|90}}


D’autres donnaient la préférence aux remèdes, si bizarres fussent-ils, dont ils prétendaient avoir éprouvé les effets.

Pour faciliter l’éruption, ils recommandaient le raisin de Damas, la moelle de lièvre, le sang de crête de coq, ou les pattes de taupe pendues au cou ; pour calmer les maux de dents, excellentes les crottes de chat sauvage, mais l’urine devait leur être préférée.

L’esprit de nicotine ou petun (tabac) est un remède merveilleux pour apaiser les souffrances.

Voulez-vous faire percer les dents des enfants sans douleur ? Il faut couper un peu la crête d’un coq avec des ciseaux et frotter deux fois par jour les gencives de l’enfant avec le sang qui en est sorti. Le même auteur conseillait d’oindre les gencives avec de la cervelle, rôtie ou bouillie, d’un lièvre, mêlée avec du miel et du beurre.

Nous vous gardions en réserve le secret du Médecin des Dames. La recette est un peu longue, mais son intérêt fera pardonner sa longueur :


{{taille|Il faut — notez bien ce détail — entre les deux Notre-Dame d’août et de septembre, choisir la plus belle taupe toute vivante ; la mettre dans sa main, le dos renversé et le ventre en l’air, tout le corps dans la main et la tête dehors. On ferme ensuite les deux premiers doigts, après le pouce, appuyés sur la région du cœur de la taupe ; et les autres doigts doivent contenir la taupe que l’on ne doit pas trop serrer, dans la crainte de l’étouffer trop vite ; elle ne doit pas être non plus mollement serrée, parce qu’elle s’échapperait ou se remuerait. La taupe ainsi tenue, on appuyera son poignet sur la table, de façon que la taupe ait toujours le ventre en l’air, c’est-à-dire la main renversée. Dans cet état, la taupe doit perdre la vie. Elle se remuera, s’agitera, elle suera, elle écumera, et enfin elle périra. Alors on aura un pot de terre neuf, vernissé ; on prendra la taupe ; on la déchirera par morceaux, et on s’en frottera bien les doigts ci-dessus indiqués ; et, sur-le-champ, on se garnira la main d’un gant. Quant aux parcelles de la taupe, on les mettra dans le pot de terre, on lutera bien son couvercle ; on mettra le tout au grand feu, que l’on continuera jusqu’à ce que l’on présume que toute la taupe est réduite en cendres. On se dégantera et on se frottera bien la main de cette cendre et on remettra le gant, que l’on gardera encore pendant trois autres jours, au bout desquels, l’opération étant complètement finie, on ôtera le gant, et on se lavera les mains comme à l’ordinaire.|90}}

Cette vertu de guérir les dents par attouchement peut durer deux ans, mais il est mieux de recommencer le secret tous les ans. Il suffit de toucher la dent avec l’un des doigts ci-dessus désignés, pendant trois ou quatre minutes, pour guérir les dents qui font mal.


Certes, le remède manquait d’attrait, mais il en était de plus répugnants. Nous avons parlé de l’urine — l’essence d’urine comptait parmi ses ferventes Madame de Sévigné, qui était, il est vrai, la plus enragée commère qui fût, mais il y avait pis que cette drogue nauséabonde. Parcourez, si vous en avez le loisir, le Dictionnaire universel des Drogues simples, du sieur Nicolas Lémery, et vous constaterez, non sans stupéfaction, qu’il recommande l’oleum vel stercus humanum contre les inflammations de la bouche et de la gorge !


L’excrément de l’homme, écrit-il avec une imperturbable sérénité, est digestif, résolutif, amollissant et radoucissant ; il faut l’employer sec et pulvérisé et en avaler. La dose la plus élevée est une drachme.


Le tabac avait ses partisans : « Fumez de la sauge ou du tabac du Brésil avec une bonne pipe », prescrit un formulaire du XVIIe siècle. Se frictionner une dent malade avec une dent de mort produisait aussi, paraît-il, un excellent résultat, mais le remède n’était pas des plus faciles à se procurer.

La mère du surintendant Foucquet, à qui l’on doit un Recueil de remèdes faciles et domestiques, nous offre une recette dont nous ne vous conseillerions pas l’emploi, et que nous ne reproduisons qu’en raison de sa singularité : « Faites bouillir, puis réduisez en cendres des vers de terre ; remplissez de cette poudre la dent creuse, fermez-la avec de la cire : elle tombera. » Mais voici une autre formule, tirée de la même source, et qui, si elle ne remplit pas son effet, aura, du moins, celui de vous dilater un moment la rate :


Ayez un lézard vert, mettez-le dans un pot et le faites sécher dans un four, réduisez-le en poudre, frottez de cette poudre la gencive de la dent que vous voulez faire tomber, et vous la tirerez sans peine avec vos doigts.


Le charlatanisme a tenu une trop large place sous le « Grand règne » pour que nous ne lui consacrions pas au moins quelques lignes, dans cette monographie de l’art dentaire où l’empirisme joue un rôle si considérable.

On croit la réclame née d’hier, quelle illusion ! Ceux-là qui partagent cette croyance n’ont certainement pas lu les livres du sieur Nicolas de Blégny, qui avait sa boutique sur le quai de Nesles, au coin de la rue Guénégaud.

Pour lancer un produit, notre charlatan n’a pas son pareil ; c’est, on peut le dire, l’inventeur de la réclame. Entendez-le parler de lui-même ; oh ! qu’en termes modestes !…


{{taille|C’est le seul artiste à qui les descendants du célèbre signor Hieronimo de Ferranti, inventeur de l’orviétan, aient communiqué le secret original. Il dispense aussi tous les remèdes achetés et publiés par ordre du Roy.|90}}


Blégny était l’inventeur de l’eau anodine, qui est douée de tant de vertus qu’on n’a crainte que d’en oublier ; elle guérit, promptement et sûrement, les maux de dents et toute espèce de coliques, les véroliques et les rhumatisants, la goutte et la sciatique, et jusqu’aux douleurs causées par le mercure.

Notre apothicaire se vante encore de fabriquer une essence végétale, qui fait disparaître à jamais la douleur et la carie des dents. « Rien n’est plus commun, écrit-il, de voir des gens guéris sur-le-champ et pour jamais de la carie des dents, par l’application de l’essence végétale. »

Encore Blégny appartenait-il à une corporation dont les membres faisaient la plupart du temps bon ménage avec les médecins ; mais il y avait les opérateurs, dont les chirurgiens entendaient se désolidariser, les gens de bonne compagnie ne frayant pas avec la canaille. Un des leurs, l’illustre Dionis, les met en garde contre cette dangereuse promiscuité :


{{taille|… Les chirurgiens, conseille-t-il à ses collègues, qui sont dans la pratique de beaucoup saigner, et qui veulent toujours avoir la main ferme et légère, ne doivent jamais arracher de dents, de crainte que les efforts qu’il faut faire ne leur rendent la main tremblante ; on laissera donc cet emploi aux opérateurs, qui en font un exercice journalier, et qui n’ont point d’autre métier pour gagner leur vie.|90}}


Mais la raison principale pour laquelle Dionis détourne les chirurgiens de la pratique de l’art dentaire, est exposée en ces termes :


Si je conseille au chirurgien, poursuit le savant praticien, d’abandonner cette opération, ce n’est pas seulement pour le préjudice que sa main en pourroit recevoir, c’est aussi qu’elle me paroit un peu tenir du charlatan et du bateleur. En effet, la plupart de ces arracheurs abusent de leur talent pour tromper le public, faisant croire qu’ils n’ont besoin que de leurs doigts ou d’un bout d’épée pour emporter les dents les plus enracinées. Mais un chirurgien ne doit point connoître ces tours de souplesse, et comme c’est la probité qui doit être la règle de toutes les actions, il faut qu’il se distingue de ceux qui veulent en imposer aux autres.


Ces « arracheurs » avaient adopté le Pont-Neuf pour centre de leurs exploits.


Pont-Neuf, ordinaire théâtre
Des vendeurs d’onguents et d’emplastre,
Séjour des arracheurs de dents,
D’opérateurs et de chymiques,
Et de médecins spagyriques[7],


proclame un poète contemporain, à qui la rime est familière.

On se les représente aisément, « chamarrés d’or, l’épée au côté, assistés d’un pitre, qui leur donnait la réplique ». Tous les moyens leur étaient bons pour attirer le public au pied de leurs tréteaux : les lazzis, les parades, les farces, les chansons. Quand les badauds étaient assemblés, commençait la distribution des prospectus, qu’ils avaient tenus jusque-là en réserve. Ils se flattaient de guérir « les soldats par courtoisie, les pauvres pour l’honneur de Dieu, et les riches marchands pour de l’argent ».

L’auteur de l’Histoire de Francion, un jour qu’il était de passage à Paris, fut le témoin de leurs pantalonnades, et il nous en fait un récit des plus animés, dont le pittoresque n’est pas exclu.

Tandis que notre voyageur se promenait sur le Pont-Neuf, il voit arriver, du côté du couvent des Grands-Augustins, situé sur le quai qui porte actuellement ce nom, un beau cavalier, qui avait « une casaque fourrée, un manteau de taffetas par-dessus, une épée pendue au côté droit, et un cordon de chapeau fait avec des dents enfilées ensemble ».

Le charlatan s’arrête au bout du pont, et s’adressant à son cheval, faute d’auditeurs pour prêter l’oreille à son boniment :


{{taille|Viens ça, dis, mon cheval, pourquoi est-ce que nous venons en cette place ? Si tu savois parler, tu me répondrois que c’est pour faire service aux honnêtes gens. Mais, ce me dira quelqu’un : « Gentilhomme italien, à quoi est-ce que tu nous peux servir ? — À vous arracher les dents, messieurs, sans vous faire aucune douleur, et à vous en remettre d’autres avec lesquelles vous pourrez manger comme avec les naturelles. — Et avez quoi les ôtez-vous ? Avec la pointe d’une épée ? — Non, messieurs, cela est trop vieil ; c’est avec ce que je tiens dans la main. — Et que tiens-tu dans ta main, seigneur italien ? — La bride de mon cheval. »|90}}


Cette courte harangue produisit son effet ; à peine était-elle commencée, « qu’un crocheteur, un laquais, une vendeuse de cerises, trois maquereaux, deux filous, une garce et un vendeur d’almanachs s’arrêtèrent pour l’ouïr… J’écoutai aussi bien que les autres ». Et le malin compère poursuit son discours, « en se montrant et se frappant la poitrine… s’interrogeant toujours soi-même et tâchant à parler italien écorché, comme s’il fût un franc normand[sic] ». Ce trait est-il assez joli !

La fin est digne du début. Approchez, messieurs, approchez, mesdames !


Oui-da ! j’ai d’une pommade pour blanchir le teint ; elle est blanche comme neige, odoriférante comme baume et comme musc ; voilà les boîtes : la grande vaut huit sols ; la petite, cinq avec l’écrit ; j’ai encore d’un onguent excellent pour les plaies ; si quelqu’un est blessé, je le guérirai.

{{taille|Je ne suis ni médecin, ni docteur, ni philosophe, mais mon onguent fait autant que les philosophes, les docteurs et les médecins. L’expérience vaut mieux que la science, et la pratique vaut mieux que la théorie.|90}}


Sous la Fronde, les auteurs des Mazarinades ne manquent pas de railler :


Carmeline l’opérateur,
Vestu d’un colet de senteur,
Chausses de damas à ramage,
La grosse fraize à double eslage,
Bas d’attache et le brodequin,
De vache noire ou maroquin ;
Le sabre pendant sur la hanche,
Et sur le tout l’escharpe blanche ;
Tenant en main bec de corbin,
Monté sur un cheval aubin.


Le même Carmeline avait exposé, à la fenêtre de sa chambre qui regarde le cheval de bronze, son portrait et le mot de Virgile, tiré du sixième livre de l’Énéide :


Uno avulso, non deficit alter.


À Carmeline succéda son oncle, M. Quarante (sic), qui avait élu domicile sur le quai de la Mégisserie, au bout du Pont-Neuf.

Vers la rue Dauphine, se tenait Cormier, détenteur d’une poudre merveilleuse, qui changeait l’eau en vin : dommage que le secret s’en soit perdu !

Cormier vit un jour venir à lui une sorte de bohème déguenillé, qui se nommait Sibus, poétereau à ses heures, et dont la silhouette à la Callot mérite un rapide croquis.

Comme Panurge, il vivait le moins possible à ses dépens et le plus possible aux dépens d’autrui ; par économie, il écrivait avec son ongle, toujours maintenu fort long et taillé en forme de plume. De la suie délayée lui servait d’encre. Un trou percé dans la muraille de sa chambre lui permettait d’utiliser le soir la lumière qui éclairait son voisin. Il se chauffait en hiver aux tas de fumier élevés dans certaines cours, et se nourrissait de la fumée des viandes exposées à l’étalage des rôtisseurs.

Un jour maigre, cette chère peu substantielle lui ayant manqué, il alla sur le Pont-Neuf et offrit à Cormier de se laisser arracher deux dents en public, s’engageant à protester tout haut devant les assistants qu’il n’avait ressenti aucune douleur. Cormier accepta, et le marché fut conclu moyennant dix sols, que le poète devait toucher après l’opération[8].

Suit une scène inénarrable, où les deux compères engagent un dialogue des plus animés pour tenir les badauds en haleine.

Sur un signe convenu, le poète s’avance et consent à se laisser examiner la bouche. Le charlatan reconnaît que le patient qui se présente à lui a deux dents gâtées et que, « s’il n’y prenoit garde de bonne heure, il courrait fortune de les perdre toutes ».

Résigné à son infortune, Sibus se livre à l’opérateur, non sans faire la grimace. « La douleur qu’il sentoit estoit si forte qu’elle luy faisoit à tous momens oublier sa résolution. Il se roidissoit contre son charlatan, il s’écrioit, reculant la teste en arrière ; puis, quand l’autre avait été contraint de le lascher : « Ouf ! continuoit-il, portant la main à sa joue et crachant le sang, ouf ! il ne m’a point fait de mal ! »

Comment pouvait-on le croire, lorsqu’on voyait cet homme « les larmes aux yeux, vomissant le sang par la bouche, s’écriant comme un perdu ?… Aussi quoiqu’il en dit, y avoit-il peu d’apparence que le charlatan luy-mesme, au lieu de deux dents qu’il avoit mises en son marché, ne luy en voulut arracher qu’une ».

La fin de l’histoire est des plus réjouissantes. Le soir, quand le malheureux se présente chez l’opérateur, pour toucher le salaire convenu, celui-ci refuse d’exécuter sa promesse, « alléguant qu’il avoit tant crié qu’il luy avoit plus nuy que servy ; qu’il ne luy avait rien promis qu’à condition qu’il souffriroit sans se plaindre qu’on luy ostat deux dents, et qu’il n’avoit pas osé les luy arracher, de peur que par ses écrits il ne le déchalandast pour jamais ».

Là-dessus, grande querelle entre les deux quidams.

« Le poète, faute d’autres armes, a recours aux injures et, pour tâcher d’attirer quelqu’un en sa faveur, se plaint que l’autre luy a arraché une gencive et appelle le charlatan bourreau. Celuy-ci s’en moque et dit en riant qu’il a de bons témoins, qui luy ont entendu dire à luy-mesme qu’il ne luy avait fait aucun mal[9]. »

Cette explication mit-elle un terme à l’incident, notre annaliste n’en dit mot.

Nous sommes mieux renseignés, sur un autre charlatan, « le plus illustre des opérateurs en plein vent », et qui conquit la notoriété sous le nom de Gros Thomas, ou Grand Thomas.

Le Grand Thomas était, si nous nous en rapportons à un chroniqueur dont les informations méritent généralement créance, « reconnaissable de loin par sa taille gigantesque et l’ampleur de ses habits. Monté sur un char d’acier, sa tête, élevée et coiffée d’un panache éclatant, figurait avec la tête royale d’Henry IV ; sa voix masle se faisait entendre aux deux extrémités du pont, aux deux bords de la Seine ».

Sa dextérité était, semble-t-il, des plus contestables : « Le Gros Thomas opérait sans effort lorsque la dent tenait peu ; mais lorsqu’elle se montrait opiniâtre, il faisait, dit-on, agenouiller son homme et jusqu’à trois fois, le soulevait de terre avec la vigueur d’un taureau. Voilà, pour la mâchoire inférieure. On ne dit pas comment il s’y prenait, en pareil cas, pour la mâchoire supérieure : peut-être employait-il un cabestan. »

Comment s’était-il initié à la pratique ? Il avait, dit-on, été dans son jeune temps, garçon chirurgien à l’Hôtel-Dieu et il avait continué à fréquenter cet hôpital. On lui livrait quelques malades, auxquels il arrachait, sans le moindre contrôle, canines et molaires plus ou moins malsaines, « le tout gratis et par charité ».

Il aimait à faire faste de sa générosité. Lors de la naissance du Grand Dauphin, on put lire, sur les murs de la capitale, l’avis suivant, qui fit courir tout Paris :


{{taille|Le Grand Thomas, reçu à Saint-Côme et fameux opérateur pour la partie qui concerne les dents, donne avis au public qu’il arrachera les dents pendant quinze jours gratis, en réjouissance de l’heureuse naissance de Mgr le Dauphin, et qu’à cette occasion il tiendra lundi, 19 du présent mois de septembre 1729, table ouverte sur le Pont-Neuf, depuis le matin jusqu’au soir, et donnera pour le dessert une petite réjouissance d’artifice.|90}}

Sa demeure est quay de Conty, proche l’hôtel de Conty. On le trouve toujours chez lui ou à sa place ordinaire, sur le Pont-Neuf, vis-à-vis le cheval de bronze.


Mais l’autorité veillait : elle refusa l’autorisation sollicitée par le charlatan. Monseigneur le lieutenant de police, prétextant que les billets d’avis avaient été imprimés sans sa permission, envoya saisir le repas préparé pour la circonstance, et le Gros Thomas en fut pour ses frais ; or, il avait, entre autres provisions, fait l’achat de six cents cervelas, et combien de dents s’étaient aiguisées à la perspective d’un si beau festin.

Le jour du banquet, défense fut faite au Gros Thomas de se montrer de la journée sur le Pont-Neuf.

« Cependant arrivèrent les conviés, n’ayant pour robe nuptiale que leur chemise sale, des bonnets gras, des tabliers de cuir et des sabots. Ces messieurs n’ayant trouvé, sur le Pont-Neuf, ni pot-au-feu, ni écuelles lavées, se rabattirent au quay de Conty où demeure l’amphitryon. Ils frappèrent insolemment et dirent que le public était sacré et qu’on ne se moquait pas ainsi de lui. Le Grand Thomas se présentant à une fenêtre, crut pacifier ces affamés par l’aspect de son auguste visage, et cette éloquence publique dont il a depuis si longtemps l’usage. Ventre à jeun n’a pas d’oreilles. Les convives se mutinèrent à tel point que le Grand Thomas fut contraint, dans cette extrémité, de tirer dehors le seul plat que lui avoit laissé l’inspecteur de police ; il sortit avec un gourdin dont il régala les plus pressés. »

Et le joyeux Piron, de qui l’on tient ce récit, le termine par cette piquante réflexion :

« Amphitryon passa sa journée à voir casser ses vitres et à faire des sorties de temps en temps, au grand plaisir de ceux qui étoient loin des miettes de la table. Grébar et moi, présents à ce festin, en avons tant ri, que les reins nous en ont fait presque aussi mal qu’aux convives. »

Conter tous les avatars de Gros Thomas, un volume n’y suffirait point. Rappelons seulement un épisode de cette existence aventureuse, qu’une curieuse estampe a consacré et qu’accompagne un texte qui perdrait à être modifié :


{{taille|Le superbe cheval qui avoit l’honneur de porter l’incomparable Thomas, y est-il dit, étoit orné d’une prodigieuse quantité de dents enfilées les unes après les autres. Un valet avoit soin de le traîner par la bride, de peur que la joie et les acclamations du peuple ne le fissent sortir du sérieux qui convient à une pareille cérémonie. Les ajustements du Gros Thomas étoient nouveaux et extraordinaires. Son bonnet d’argent massif avoit à son sommet un globe surmonté d’un coq chantant. Le bas de ce couvre-chef étoit terminé par un retroucy, au milieu duquel on voyoit les armes de France et de Navarre, et sur le côté gauche, un soleil et ces mots : Nec pluribus impar. Son habit écarlate, fait à la turque, étoit orné de dents, de mâchoires et de pierreries du Temple ; de plus, il avoit un plastron d’argent qui représentoit un soleil, mais si lumineux que l’on ne pouvoit le regarder que de côté. Son sabre étoit long de six pieds. Sa suite étoit composée d’un tambour, d’un trompette et d’un porte-drapeau qui marchoient devant lui ; à ses côtés, il avoit un tisanier et un pâtissier[10].|90}}


Cet étalage de luxe n’était que de façade : le Gros Thomas se retira des affaires, sans avoir réalisé autre chose qu’une modeste aisance. « Il s’est borné, dit un contemporain, à 12.000 livres de rente, pour lui et son gros chien. »

Loin du Pont-Neuf, il en eut la nostalgie : qui lui rendrait les gentes demoiselles, accourues pour lui prodiguer leurs faciles galanteries ?

Lorsque la police se mettait à faire la chasse aux filles égarées autre part que dans les sentiers peu fréquentés de la vertu, c’est sur le Pont-Neuf que les battues étaient le plus fructueuses ; c’est du Pont-Neuf qu’on cueillait les Madeleines promises aux îles, et dont Manon fut le prototype ;


Nous allons en passer aux isles :
Puisqu’on ne nous veut plus aux villes,
Il nous faut aller au désert.


C’est tout cela que le Gros Thomas pleurait, et qu’il était bien sûr de ne plus retrouver. La fâcheuse neurasthénie l’envahit, la mort vint le saisir. Elle lui fut clémente. « Il est mort, écrit Mercier, sans avoir reconnu la Faculté. » C’était se montrer jusqu’au bout fidèle à ses convictions.

Le Gros Thomas fut remplacé dans la faveur du public par il signor Hieronymo Ferranti, d’Orvieto, qui eut d’abord son installation dans la Cour du Palais, d’où il se transporta plus tard aux abords du Pont-Neuf.


{{taille|Le spectacle du seigneur Hieronymo était un des mieux organisés et des plus courus ; aux quatre coins de la scène se tenaient quatre excellents joueurs de viole qui faisaient merveille, assistés de l’unique bouffon Galinette la Galina, célèbre par ses grimaces et l’énorme plume rouge qui coiffait son bonnet pointu. Au milieu, il signor Hieronymo, debout, en superbe équipage, une grosse chaîne d’or au cou, célébrait, dans un langage tout de miel et de sucre, et plein de la plus artificieuse rhétorique, les propriétés admirables de ses onguents, baumes, huiles, extractions, quintessences, distillations et calcinations[11].|90}}


Il avait rapporté d’Italie une drogue merveilleuse, le fameux orviétan, dont nous avons ailleurs[12] conté l’histoire. Notons seulement ici que c’est au sieur Hieronymo que revient la gloire, si gloire il y a, d’avoir le premier pratiqué l’extraction des dents sans douleur avec une poudre « stupéfactoire », tenue entre le pouce et l’index, et dont la formule ne nous a pas été conservée.

Cet attouchement par la main de l’opérateur jouit d’une vogue assez prolongée. L’auteur d’un Essay sur les maladies des dents (1743) consigne à ce sujet :


La guérison des maux de dents par le simple attouchement du doigt est une merveille de nos jours que je ne puis passer sous silence. On prétend que la vertu de l’attouchement est l’effet d’une préparation dans laquelle le guérisseur a trempé sa main ; on conjecture même que c’est du cérumen, cette espèce de cire qui se forme dans l’oreille, mise secrètement au bout du doigt… Tout ce que peut opérer l’attouchement, c’est de tranquilliser le malade par la confiance d’être guéri.


Parmi les autres moyens de calmer la douleur des dents, ou d’enrayer les progrès de la carie, on se servait du corail en bâton, maintenu quelque temps sur l’organe malade ; il y avait aussi l’eau admirable dite de Madame de la Vrillière, qui se vendait « chez M. Regnault, maître apothicaire à Paris, rue de la Harpe ». Ceux qui n’avaient pas les moyens de se procurer ces remèdes trop coûteux pour leurs maigres ressources, se contentaient d’acheter une petite barre aimantée, dont le prix était de cinquante sous ; trois livres avec l’étui. Il suffisait de « tourner le malade au nord, de poser la pointe de l’aimant sur la dent douloureuse, et de l’y laisser quatre minutes. Si la douleur continue, il faut toucher les dents voisines. Cet aimant ne guérit point quand il y a fluxion. La proximité du fer, de l’acier et d’un autre aimant, ainsi que la rouille, l’empêche aussi d’opérer[13] ».

Plus tard on préconisa l’Esprit de la Mecque, inventé par un sieur Ricci, quai de la Ferraille. Ce spécifique n’avait pas son égal pour « rétablir les affections scorbutiques des gencives, détruire les petits chancres et ulcères de la bouche, et guérir radicalement les douleurs de dents, telles qu’elles puissent être, sans qu’elles fassent jamais plus de mal[14] ». À supposer que le rédacteur du prospectus dît vrai, son produit dut avoir du succès.

Si, quittant le domaine du charlatanisme, nous réintégrons celui de la science, bien des noms, illustres ou notoires, se presseront sous notre plume.

Wilhem Fabry, plus connu sous le nom de Fabrice de Hilden, chirurgien de Berne, précise, dans ses écrits, les rapports que présentent les maux de dents avec les affections des autres parties de l’organisme. Le premier, il eut l’idée de construire des attelles avec des fils métalliques, pour maintenir un maxillaire inférieur, opéré d’une tumeur.

Dupont, un Français celui-là, a pratiqué, croit-on, la première réimplantation comme moyen thérapeutique.

À Lazare Rivière ont doit une méthode de traitement des douleurs de dents, que le peuple a conservée : elle consiste à introduire dans l’oreille un tampon de coton imbibé d’un médicament, tel que de l’huile d’amandes amères ; ou du vinaigre dans lequel on aura fait cuire de la marjolaine sauvage, ou du poireau coupé d’une certaine manière.

L’anatomiste Pieters Tulp, d’Amsterdam, qui a inspiré à Rembrandt une de ses toiles les plus remarquables, avait imaginé d’arrêter une hémorragie violente, consécutive à l’extraction d’une dent, par la compression de l’alvéole au moyen d’une éponge.

Une mention spéciale doit être accordée à Nathaniel Highmore, auquel on est redevable de la découverte du sinus maxillaire, ou antre d’Highmore, qui a permis tant d’interventions heureuses dans les affections de ce sinus. James Drake, mort en 1706, fit la première opération dans la région dont Highmore avait révélé l’existence.

Trois grands noms méritent une place à part dans l’histoire de l’art dentaire au XVIIe siècle : Frédéric Ruysch, professeur à Amsterdam ; Marcello Malpighi, professeur à Bologne et à Messine ; enfin, Anton von Leuwenhoek, de Delft, à qui est due l’invention du microscope, et qui fit, en 1678, devant la Société Royale de Londres, la première description des canaux dentaires.

Le XVIIIe siècle marque la séparation complète de la médecine et de la chirurgie avec l’art dentaire, qui sera reconnu dès lors comme une branche bien spéciale de notre art, et sera longtemps réservé aux hommes. Rappelons seulement, à cet égard, un arrêt rendu le 19 avril 1755, et qui interdisait l’exercice de la profession de dentiste aux femmes :


{{taille|Comment serait-il possible que des femmes et des filles, que la décence de leur sexe exclut des cours d’anatomie et d’ostéologie, puissent acquérir une capacité suffisante pour traiter ces parties de la chirurgie avec succès, lorsque, après bien des veilles d’un travail assidu, souvent l’expérience des plus grands maîtres suffit à peine pour ces opérations ?|90}}


Le dentiste le plus en renom de l’avant-dernier siècle s’appelait Pierre Fauchard (1690-1761), dont l’œuvre capitale, Le Chirurgien Dentiste ou Traité des Dents, n’eut pas moins de trois éditions. On a pu dire de Fauchard qu’il fut, pour l’art dentaire en France, ce que fut Ambroise Paré pour la chirurgie.

Fauchard constate que ce n’est que vers 1700 que la Faculté a obligé les dentistes à subir un examen, et il espère que cette réglementation aura pour avantage de supprimer tous les charlatans qui encombrent la profession et lui portent un préjudice moral si considérable. À côté de beaucoup de préceptes raisonnables, nous aurons à relever dans son œuvre bien des recettes que l’on retrouve dans les pratiques des commères, et qui sont, de nos jours encore, jalousement conservées dans nos campagnes.

Fauchard donne des conseils fort judicieux sur la conduite à observer pour conserver les dents saines ; il reste, à ce propos, cet aphorisme de la sagesse populaire :


Que le morceau qui longuement se masche,
Est demy cuit et l’estomac ne fasche.


Il s’élève contre l’abus des légumes et du sucre : « Il y a, dit-il, dans le sucre, un acide, pénétrant et corrosif, qui attaque les dents. » Il dévoile le truc de ces charlatans, qui se font fort d’enlever les dents à la pointe de leur sabre : « Ces prétendus opérateurs tiennent dans leur main une dent toute prête, enveloppée dans une membrane très fine, contenant du sang de poulet. Ils introduisent la main dans la bouche du prétendu malade et y laissent la dent qu’ils tenaient cachée, après quoi ils n’ont qu’à faire semblant de toucher la dent avec une poudre ou une paille, ou la pointe de leur épée, puis font sonner la clochette, et le patient crache, aux yeux des badauds ébahis, une dent et du sang à pleine bouche. » Les petits-maîtres hollandais ont rendu souvent cette scène avec un réalisme des plus plaisants.

La réimplantation et la transplantation étaient de pratique courante au temps de Fauchard. Son mode opératoire est, à peu de chose près, celui en usage de nos jours, antisepsie à part. Le redressement, le plombage, la prothèse lui sont familiers. Il connaissait la dent à pivot, qu’il nomme dent à tenon, et c’est lui qui imagina de faire tenir en place des appareils au moyen de ressorts. Il fit le premier l’essai des dents émaillées. Il possédait, en outre, de réelles connaissances en mécanique.

Par contre, il témoigne d’une crédulité, qu’on ne s’attendait pas à rencontrer chez lui, à l’égard d’une thérapeutique dont l’étrangeté ne l’a pas déconcerté. Entre autres recettes recueillies dans son formulaire, citons la suivante :


Pour détruire les feux des gencives en période d’évolution, prenez de la cervelle de lièvre ou de la moelle qui se trouve dans les os de son râble ou de ses cuisses, ou bien encore la graisse d’un vieux coq, ou à son défaut, le sang de sa crête fraîchement coupée, pour en frotter les gencives de l’enfant.

Pour les convulsions, frotter le visage de l’enfant avec de la moelle de veau est un remède souverain. Quant aux maladies causées par la sortie des dents, surtout si l’on reconnaît que la lymphe soit aigrie, il faut faire prendre de la gelée de corne de cerf, dissoute dans du lait de nourrice.


Malgré ces taches légères, l’œuvre de Fauchard a bravé les injures du temps ; son traité peut encore être utilement lu.

Mais il serait injuste de méconnaître qu’il a compté des émules, qui supportent, sans trop de dommage, de lui être comparés.

Brinon nous a révélé quelques Préjugés concernant les maux de dents des femmes grosses (1741) ; et, dans son Essay sur les maladies des dents (1743), a sacrifié aux superstitions de son temps, en préconisant la graisse de vieux coq, le lait de chienne et la cervelle de porc.

Lécluse, qui avait connu des succès, comme acteur, sur la scène de l’Opéra-Comique, et dans un théâtre qu’il avait fait construire au coin des rues de Bondy et de Lancry, fut nommé, à la suite d’avatars qu’il serait trop long de conter, dentiste du roi de Pologne. Il disait, en plaisantant, qu’il avait été nommé à cette place le jour où Sa Majesté avait perdu sa dernière dent. Lécluse avait eu la faveur de Voltaire, qu’il chargea de donner des leçons de déclamation à Mademoiselle Corneille, la descendante de l’illustre poète.

Jourdain, élève de Lécluse, gagna les bonnes grâces de Fréron et fut un des collaborateurs de l’Année littéraire, avant de faire son apprentissage chez Lécluse. Il ne semble pas avoir brillé dans l’exercice de sa nouvelle profession, mais ce fut un honorable praticien, qui méritait de ne pas être oublié dans cette nomenclature où nous n’aurions eu garde de ne pas comprendre Bourdet, qui supporte d’être mis à côté de Fauchard, qu’il se défendait de copier, mais pour lequel il ne cachait pas son estime et son admiration.

On a coutume d’attribuer à Fauchard la priorité de l’invention des dentiers en porcelaine. Tel n’est pas l’avis d’un historiographe de la chirurgie dentaire, qui en restitue le mérite à un apothicaire de Saint-Germain, nommé Duchâteau, dont la communication à l’Académie Royale de Chirurgie porte la date de 1776. Il y est rapporté que ce disciple de Galien s’était fait, sur lui-même, une application d’un râtelier en porcelaine, pour parer aux inconvénients d’un dentier artificiel, qui se décomposait rapidement au contact des acides de la bouche et des aliments qui l’entretenaient sans cesse, en raison de leur insuffisante mastication.

Un chirurgien de Paris, Dubois-Chemaut, s’assurait la propriété, disent les uns, surprenait le secret, prétendent d’autres, de l’invention récente ; mais cette innovation fut si mal accueillie au début, que son vulgarisateur la transporta en Angleterre. On lui reprochait surtout d’employer la pâte de porcelaine, « substance fragile, qui casse comme du verre, et dont les fragments avalés peuvent, par leurs cassures tranchantes, causer de violentes tranchées, des hémorragies intestinales, et peut-être des accidents plus graves encore ».

C’est au docteur Toirac, qui a fondé un prix, à l’Académie française, pour couronner la meilleure pièce de théâtre représentée sur une scène parisienne, que l’on doit l’expression de pyorrhée alvéolo-dentaire, pour désigner la chute prématurée des dents.

Raspail, qu’on ne s’attendait pas à rencontrer en cette occurrence, signala, le premier, en 1839, la cause parasitaire de la carie.

À la suite des Anglais, Delabarre fils employait le caoutchouc dans la confection des appareils de prothèse ; mais c’est Nick, dentiste français, qui fabriqua à Paris, en 1854, les premiers dentiers en caoutchouc vulcanisé.

Le premier journal professionnel, L’Art dentaire, voyait le jour trois ans plus tard (1857) ; les rédacteurs principaux en étaient Préterre et Fowler.

Le premier usage de l’aluminium est de 1858 ; mais ce métal ne fut adopté pour la prothèse que lorsqu’on eut découvert le moyen de le faire fondre directement sur les dents.

Pour terminer cette longue dissertation sur une note gaie, nous emprunterons à un dentiste-poète quelques vers de son élucubration rimée. La scène est amusante et rappelle un épisode qui fit grand bruit au temps où il se produisit : il s’agit de la dent d’or. Rappelons l’histoire en quelques lignes.

L’an 1593, la rumeur populaire ne s’entretenait que d’un jeune garçon habitant la Silésie, qui, à l’âge de sept ans, ayant perdu ses dents, les avait vues bientôt repousser ; parmi les nouvelles dents, on en avait remarqué une d’or fin « de la grandeur et taille des autres ».

« On le montrait au public pour de l’argent et comme une rare singularité. Le dentiste à qui le cas fut soumis fit venir un orfèvre, lui confia une parcelle de la précieuse dent et lui demanda de l’analyser. Il fut reconnu que c’était de l’or ! Mais, en l’examinant de plus près, on dut convenir que c’était une habile supercherie et qu’une lame d’or recouvrait une dent naturelle. »

L’aventure excita la verve d’un versificateur facétieux, et voici le poème qu’elle lui inspira :


{{bloc centré|

{{taille|On dispute souvent sans sujet de querelle ;
Que j’aime le récit du sage Fontenelle !
Un enfant, disait-on, et rien n’était plus sûr,
Avait une dent d’or, mais de l’or le plus pur.
Bientôt, de tous côtés, ce récit se répète :
Un fait si singulier est mis dans la gazette,
Et de savants auteurs écrivent à l’instant
Qu’il peut naître une dent d’or, de cuivre ou d’argent.
Chacun, à ce sujet, donne sa théorie,
Et de là maint traité de philosophie.
Pour expliquer un fait aussi prodigieux,
Plumes sur le papier courent à qui mieux mieux.
Le fait est reconnu pour certain, véritable,
Et l’on eût lapidé qui l’eût traité de fable.
Seulement, les docteurs se disputaient entre eux
Sur l’explication de ce fait merveilleux,
Pour dévoiler enfin par quel secret mystère
La dent se trouvait d’or et non pas ordinaire.
Pendant plus de sept ans on écrivit sans fin
Et l’on cita du grec, de l’hébreu, du latin,
Aristote, Hippocrate et le docteur Avicenne ;

Lorsqu’un jour, un savant, un rare phénomène
(Bien qu’à la controverse il eût déjà pris goût)
Crut devoir, à ses yeux, s’assurer avant tout.
La dent n’était point d’or, mais aux autres pareilles…
Ainsi s’évanouit la pompeuse merveille.|90}}

}}

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les dents d’or ont repris faveur, mais elles ne poussent plus toutes seules.


  1. Histoire générale de la chirurgie dentaire. Paris, 1910.
  2. J.-L. André-Bonnet, op. cit.
  3. L. Lemerle, Notice sur l’Histoire de l’art dentaire. Paris, MCM.
  4. J.-L. André-Bonnet, loc. cit.
  5. L. Lemerle, 15.
  6. Lemerle, 33.
  7. Berthod. La Ville de Paris en vers burlesques.
  8. Alf. Franklin. Variétés chirurgicales. Paris, 1894.
  9. V. dans le Recueil de pièces en prose les plus agréables de ce temps, l’Histoire du poète Sibus, t. II.
  10. Édouard Fournier, Histoire du Pont-Neuf, 1re partie.
  11. J.-L. André-Bonnet, op. cit., 181.
  12. Cf. Remèdes d’autrefois, 1re série.
  13. Alfred Franklin. Affiches, Annonces et Avis divers, n° du 1er avril 1772. (Dict. histor. des arts, métiers et professions, etc.)
  14. Almanach Dauphin, pour 1777.