Les éditeurs de La Lecture (p. 208-220).


XIX

TRAÎTRE ET SACRILÈGE


Bien triste fut le lendemain d’une si belle fête. La trahison poursuivait son œuvre ; cette fois l’expédition projetée par le landlord demeura tellement secrète que les montagnards ne se doutèrent point du danger qui les menaçait.

Lord Sulton, ne se fiant pas aux constables du pays, avait obtenu du gouvernement deux compagnies de troupes régulières ; les soldats arrivèrent le matin et l’ordre leur fut donné d’envahir immédiatement la montagne.

William Pody marchait à l’avant-garde servant de guide. On espérait surprendre les bandits. Le landlord avait ordonné de faire le plus de prisonniers possible et de ne tuer qu’à la dernière extrémité. Il tenait surtout à ce que le chef Gaspard lui fût amené vivant.

Les montagnards ne soupçonnant pas ce qui se passait étaient dispersés, les uns pour chasser, les autres s’absorbant dans leurs occupations habituelles. Les troupes avançaient lentement, quelques gibiers affolés fuyaient seuls à leur approche.

Une vingtaine d’hommes commandés par un lieutenant et guidés par William marchaient en éclaireurs, le gros des forces suivait à une certaine distance.

— Ce sont, je crois, des brigands imaginaire, dit l’officier ennuyé de n’avoir rien à faire.

— Leurs crimes ne sont pourtant pas imaginaires, répliqua William.

— Morbleu ! où se logent-ils donc ? on ne voit pas trace d’habitants.

— Patience, monsieur le lieutenant ; si vous croyez venir à une parade vous vous trompez.

— À la bonne heure, c’est ce que je désire. Mais qu’est-ce que cela ? j’entends du bruit.

Les soldats écoutèrent ; un froissement se fit dans le feuillage ; à l’entrée du sentier, le solitaire parut. À la vue de cet homme vénérable dont la haute taille et l’imposant visage commandaient le respect, la petite troupe s’arrêta.

— Qui êtes-vous ? demanda l’officier.

— Laissez-le, c’est un pieux ermite qui vit loin du monde dans la prière et le silence, répondit William ; ne troublons point son repos.

Au son de cette voix, le vieillard releva la tête et son regard profond se fixa sur le visage du jeune homme qui essayait vainement de se dissimuler.

— William Pody, que venez-vous faire ici ? Comme Judas vous conduisez ceux qui doivent arrêter vos frères. Le sang des traîtres coule dans vos veines, la malédiction de Dieu pèse sur vous ; j’avais pardonné cependant. Seigneur, épargnez les innocents, que les trames des impies soient impuissantes ; s’il vous faut une victime, j’offre les derniers jours d’une vie déjà bien longue.

— Qu’est-ce que ce vieux radoteur ? fit l’officier d’un ton goguenard, que parle-t-il d’innocents et de victimes, nous n’avons que faire d’une vieille carcasse comme la sienne.

Les soldats se mirent à rire de ces grossiers propos adressés à tout ce qu’il y a de plus vénérables, une noble vieillesse couronnée de vertus.

Le solitaire leva tristement vers le ciel ses mains amaigries en murmurant :

— Mon Dieu, pardonnez-leur.

Puis se tournant vers William, il lui dit d’une voix sévère :

— Jeune homme, la main du Seigneur vous frappera dans sa colère ; déjà votre trahison a été châtiée, la fiancée que vous cherchez et dont vous êtes indigne ne vous appartient plus.

William bondit vers lui.

— Où est-elle, qu’est-elle devenue ? dit-il d’une voix égarée.

Le solitaire répondit :

— Colette est aujourd’hui l’épouse de Tomy Podgey ; que Dieu les bénisse et les protège toujours.

William poussa un cri de rage.

— Tout est fini pour moi, s’écria-t-il ; il ne me reste plus que la vengeance, elle sera terrible. Tomy, j’aurai ton sang ; Colette, tu expieras ta trahison.

— Arrêtez, fit le vieillard, courbez la tête devant Dieu et ne poursuivez pas votre œuvre criminelle.

— Renoncer à les châtier, laisser Tomy jouir paisiblement du bonheur qu’il m’a ravi, jamais, jamais ! Je le poursuivrai, je connais le repaire où se cachent ces bandits dont il fait partie ; venez, mes amis, venez, traquons-les sans merci, n’épargnons personne ; le landlord m’a promis la mort de mon rival, je l’aurai. Ah ! ah ! qu’il sera doux le jour de la vengeance !

Le solitaire comprit qu’il n’arrêterait pas ces hommes acharnés, il voulut du moins faire entendre aux montagnards un appel désespéré, il s’éloigna de quelques pas et porta à ses lèvres une trompe suspendue à sa ceinture.

— Ne sonnez pas ou vous êtes mort ! s’écria l’officier. Nous épargnons votre vieillesse, n’entravez pas l’action de la justice, en permettant aux misérables que nous poursuivons de se soustraire à nos recherches.

— Pour quelques coupables que d’innocents sacrifiés, répondit le solitaire sans abaisser la trompe qu’effleuraient ses lèvres.

William Pody tremblait de voir sa vengeance lui échapper, il savait qu’il y avait dans la montagne des retraites inaccessibles, il fallait surprendre les bandits. Une ardente colère remplissait son âme et troublait son cerveau ; il dirigea son revolver sur le vieillard en s’écriant :

— Malheur à vous si vous nous trahissez !

— Qui parle de trahison ? William Pody, que mon sang retombe sur vous.

Réunissant ses dernières forces, le vieillard lança dans les airs les sons vibrants qui, d’échos en échos, jetèrent l’alarme dans la montagne.

— Malédiction ! hurla William Pody en déchargeant son arme.

Le solitaire s’affaissa lentement comme un de ces troncs centenaires qu’abat la hache du bûcheron.

Les soldats reculèrent d’horreur à la vue de l’auguste vieillard gisant inanimé sur le sol, sa longue barbe blanche couverte de sang. Cette existence d’un siècle venait d’être brisée par une main sacrilège ; le reste de vie qui animait la vénérable victime avait été généreusement offert pour le salut des proscrits innocents que le solitaire aimait et dont il était profondément respecté.

— J’avais défendu qu’on tirât sans mon ordre, fit l’officier sévèrement ; Pody, nous ne sommes pas ici pour accomplir vos vengeances, je ne veux pas commander à des assassins.

William consterné du crime qu’il venait de commettre dans un accès de rage folle, baissa la tôle et se mit A marcher silencieusement.

L’alarme était donnée, les proscrits quittaient en toute hâte leurs cottages et gagnaient les bords du lac, les montagnards répétaient le signal et se réunissaient ; malheureusement quelques-uns étaient éloignés.

— Ils vont nous échapper, dit l’officier, ils se rassemblent de tous côtés.

— Nous les rejoindrons à l’entrée de leur caverne, fit William, tâchons d’y arriver au plus tôt.

Le lieutenant envoya deux soldats informer le commandant du détachement et le prier de faire avancer rapidement ses troupes dans la direction du lac.

Gaspard, toujours calme, présidait aux dispositions prises pour sauver les habitants de la montagne.

— Nous avons été trahis, disait-il, il y aura des victimes. Nos espions n’ont rien su et nous ignorons le nombre de nos adversaires.

Un bandit qui s’était glissé en éclaireur dans les taillis revint au plus vite en disant :

— Chef, ce sont les habits rouges, il y en a beaucoup ; j’ai vu les uniformes et les armes des soldats.

— Et nos compagnons qui ne rentrent pas ! fit Gaspard inquiet.

Colette et Tomy, accompagnés de leurs frères et de quelques amis, s’étaient un peu écartés dans la montagne. La jeune femme prenait plaisir à se promener au milieu des splendeurs de cette nature sauvage qu’embellissaient les premiers charmes du printemps. Elle échangeait avec Tomy de riants projets d’avenir ; l’amour et le bonheur illuminaient de leurs doux reflets l’horizon lointain de cette patrie nouvelle qui allait devenir la leur.

Tout à coup le signal d’alarme se fit entendre.

— L’ennemi est dans la montagne, dirent les proscrits, hâtons-nous de gagner l’entrée du souterrain, nous allons être surpris.

Clary, avec plusieurs camarades, les rejoignit et ensemble ils essayèrent d’éviter la rencontre des troupes.

— Mes amis, le clairon sonne, il ne s’agit pas cette fois de constables, mais de soldats de l’armée, c’est plus grave. Tomy, tâchez de vous rendre à la caverne avec Colette, nous arrêterons ici la troupe pour quelque temps.

— Non. Clary, répondit la jeune femme, que personne s’expose pour moi ; fuyons tout s’il en est temps encore, sinon je partagerai votre sort.

— Nous avons vu d’autres dangers, s’écria un bandit. Corbleu ! messieurs de l’armée nous connaissent ; moi je ne les crains pas et j’échangerai volontiers avec eux la politesse de quelques balles, on se rouille dans l’inaction.

— La chose sera sérieuse, reprit gravement Clary, un grand malheur plane sur nous, ce jour verra la fin de la race des O’Warn.

— Mon ami, ne dites pas cela, répondit Tomy, ne vous laissez pas envahir par le découragement, nous échapperons comme nous l’avons déjà fait une fois.

Clary secoua la tête en souriant tristement.

— On n’évite pas sa destinée, dit-il. Cette nuit, le spectre des O’Warn m’est apparu ; il parcourait la vallée, son visage était triste, des larmes coulaient de ses yeux, sa main étendue vers la plaine maudissait des ennemis invisibles ; il m’a montré le ciel et j’ai senti au cœur la douleur aiguë d’une blessure. La veille du jour où a été commis le meurtre du landlord, le génie tutélaire de ma famille m’annonça le danger ; je n’ai pu le détourner, il éclate maintenant, c’est la justice de Dieu.

— Mais vous n’êtes pas coupable, fit Colette très émue, vous avez tout fait pour empêcher le crime. Marchons plus vite, j’entends du bruit, ajouta-t-elle.

Les fugitifs pressèrent le pas, malheureusement les soldats leur coupaient la retraite, ils furent aperçus tout à coup.

— Ah ! voici des brigands en chair et en os, s’écria l’officier en s’élançant vers eux suivi de ses hommes.

Les proscrits se trouvaient en face des soldats, il leur était impossible de fuir.

— Rendez-vous, fit l’officier.

— Jamais, répondirent les montagnards.

Ils savaient tous le sort qui les attendait, mieux valait donc périr les armes à la main en vendant chèrement leur vie. Tomy se plaça devant sa femme pour lui faire un rempart de son corps.

William Pody le reconnut ainsi que Colette ; fou de haine et de désespoir, il bondit en avant.

— Traître, assassin, à nous deux, cria-t-il en relevant son revolver, ta vie m’appartient ; lâche, tu mourras de ma main.

Colette pensant que sa vue apaiserait William, se découvrit soudainement, cela ne servit qu’à l’exaspérer davantage.

— À toi d’abord, fiancée infidèle, reçois le prix de ta trahison, s’écria-t-il.

Avant que personne n’ait pu le prévoir, une détonation retentit. Prompt comme l’éclair, Clary s’était jeté entre Colette et la mort ; il gisait à terre, la balle l’avait atteint en pleine poitrine.

Tomy et les bandits, ivres de rage, voulant venger la mort d’O’Warn, attaquèrent les soldats le revolver ou le poignard au poing, une lutte sanglante s’engagea.

Colette, agenouillée près de Clary expirant, essayait d’arrêter le sang qui s’échappait à flots de sa blessure ; il restait au blessé à peine un faible souffle. Le jeune homme saisit de sa main défaillante la main de Colette, l’appuya sur son cœur, il rendit à Dieu sa belle âme. La race des O’Warn était éteinte, l’Irlande perdait un de ses plus nobles enfants.

Les montagnards n’étaient que dix contre vingt, mais ils se battaient avec l’ardeur du désespoir ; les Anglais culbutés, écrasés, se replièrent en désordre vers le lieu où étaient massées les troupes.

Profitant de ce moment de déroute, les montagnards relevèrent leurs blessés et le corps de Clary et gagnèrent les bords du lac où tous les habitants des cottages étaient réunis.

Six soldats anglais gisaient blessés ou morts sur le terrain.

Les proscrits pénétrèrent tous dans le souterrain, l’entrée fut barricadée à l’intérieur par des blocs énormes ; cette longue galerie aboutissait à un enfoncement de la montagne, une sorte de trou aux bords escarpés comme ceux d’un précipice : là ils étaient à l’abri de toute poursuite.

Les troupes anglaises se rallièrent à la hâte et, conduites par William, arrivèrent devant la caverne.

— Voilà les cabanes où habitent les brigands, dit-il, et maintenant voici leur repaire ; ils se sont solidement barricadés.

Le commandant ordonna de déblayer l’entrée. À l’aide d’un levier, on souleva les blocs de pierres qui fermaient l’ouverture ; après un long travail on parvint à y pénétrer.

— La visite du souterrain sera périlleuse, dit un des officiers, car nous ne pouvons faire entrer plus de deux ou trois hommes de front, et les brigands se défendront énergiquement.

— Il faudrait cependant, répliqua le commandant, être un peu fixé sur la profondeur et les dispositions intérieures de cette caverne. Qu’on allume des torches et que dix hommes y entrent avec prudence.

Les soldats pénétrèrent dans le souterrain, ils avançaient lentement ; bientôt ils se trouvèrent au sein d’un labyrinthe où il leur était impossible de se diriger ; craignant de s’égarer, ils revinrent sur leurs pas et rendirent compte de ce qu’ils avaient vu.

— Ce souterrain est très profond, dit l’officier qui était à la tête des dix hommes, il sera impossible de fouiller tous les recoins de cet obscur dédale.

Le capitaine était indécis sur le parti à prendre. William Pody eut une inspiration digne de lui.

— Mon commandant, dit-il, vous ne pouvez espérer prendre ces hommes vivants.

— Cependant si nous n’amenons point de prisonniers on croira que nous n’avons rien fait. Mylord voudrait avoir au moins le trop fameux Gaspard, l’assassin de son père.

— On ne l’aura jamais. Cet homme sait le sort qui l’attend, il préférera mourir les armes à la main.

— Eh bien ! nous ferons le siège du souterrain.

— Mon commandant, ce sera long, les bandits sont approvisionnés pour un certain temps.

— Vous croyez ?

— J’en suis sûr ; ils savent que leur sécurité peut être à tout moment menacée et ils tiennent cette caverne constamment en état de les recevoir.

— N’a-t-elle pas d’issue ?

— C’est impossible, elle s’enfonce dans la montagne et n’aboutit à rien ; j’ai visité le versant opposé, on n’y rencontre aucune ouverture.

— Alors arrivera un moment où, suivant le proverbe la faim fera sortir le loup du bois.

— Mon commandant, le plus simple serait d’y faire mettre le feu.

— Non, je veux faire des prisonniers.

— Je les connais mieux que vous, ils ne se rendront jamais.

— Alors, enfermons-les comme des renards.

Des cris de joie saluèrent cette proposition.

Aussitôt les soldats réunirent des branchages, des herbes, des lianes et les poussant en monceaux devant eux pour se garantir, ils pénétrèrent très avant dans la caverne et en fermèrent toutes les issues ; quand ils eurent rempli un espace assez considérable, ils y mirent le feu. La fumée et les flammes s’engouffraient sous les voûtes profondes et l’écho répétait le bruit saccadé des crépitements de l’incendie ; on eût dit les plaintes et les gémissements des victimes expirant d’une horrible mort.

William savourait les délices de la vengeance, ce plaisir des dieux, suivant les préceptes du paganisme ; il eût voulu jouir de la vue du supplice de son heureux rival ; la pensée même de Colette n’attendrissait pas son âme cruelle, il souriait d’une joie diabolique, il excitait l’ardeur des soldats, il apportait au feu des éléments.

— Morbleu ! vous n’êtes pas tendre, fit un officier en s’adressant à William. Je comprends que cette belle jeune fille vous ait préféré un autre mari ; oui, ma foi, personne ne peut l’en blâmer.

— Vous vous trompez, monsieur, répliqua Cody d’une voix sourde ; je ne suis pas méchant, c’est sa trahison qui m’a rendu mauvais. Agiriez-vous mieux, si vous aviez le cœur plein de haine et de désirs de vengeance ? Dites, vous montreriez-vous plus clément ? Ce n’est pas un Anglais qui a le droit d’accuser de cruauté un malheureux égaré par la douleur. Que vous ont fait ces Irlandais que, depuis des siècles, vous torturez sans pitié ; vous ont-ils enlevé vos fiancées, ont-ils détruit votre bonheur, votre honneur, votre vie ?

— Assez, jeune homme, interrompit froidement le commandant, vous n’avez aucun titre pour instruire le procès des Anglais ; nous avons fait ce que nous devions, notre indulgence a été souvent trop grande à l’égard de l’indigne Irlande qui a toujours répondu par la rébellion aux mesures bienveillantes du gouvernement britannique.

— C’est un mensonge, cria William qui était dans un état d’exaltation facile à comprendre ; vous êtes des tyrans, des monstres et vous vous plaignez que vos victimes ne baisent pas la main qui les frappe. Sans le joug injuste qui pèse sur l’Irlande, ma fiancée n’eût pu être arrêtée, et cette crainte ne l’eût pas forcée à fuir, à m’abandonner. C’est vous, détestables Anglais, qui avez causé mon malheur, je vous maudis, je voudrais vous voir tous anéantis dans ces flammes, pendus à tous les arbres de la montagne. Périsse votre race de traîtres ! disparaisse à jamais le dernier des Anglais !

— Mon commandant, cet homme est fou, faut-il l’arrêter ? demanda un officier.

— Non, nous n’avons aucune autorité sur lui, lord Sulton en décidera ; sans cela, croyez-vous que je ne lui eusse pas déjà cassé la tête d’un coup de mon revolver ?

— Faites-le, monsieur, je ne tiens plus à la vie ; mais ma mort vous coûterait cher et la cruauté anglaise est assez froide pour savoir calculer.

William était en proie à une véritable démence ; il avait ce jour-là accompli un acte odieux contre lequel protestait sa conscience et un premier crime en avait amené d’autres ; sa main égarée avait versé le sang du bienfaiteur de sa famille, de l’homme qui lui avait accordé un si généreux pardon, du vénérable centenaire que le temps avait respecté. Et ce noble jeune homme qui s’était sacrifié pour sauver Colette, il l’avait reconnu, c’était le proscrit qui lui avait un soir épargné la vie ; et ces malheureux, innocents pour la plupart, qui expiraient, asphyxiés ou brûlés, dans d’atroces douleurs, c’était encore lui qui les faisait mourir. Que de cris, que de larmes, que de malédictions s’élevaient contre lui !

Ces poignantes émotions troublaient son cerveau surexcité par un mois de lutte et de souffrance. La douleur, le désespoir, les regrets succédaient à la rage aveugle et les paroles des Anglais contribuaient à l’irriter davantage, car ils étaient les vrais auteurs de ses maux.

William ne craignait pas leur colère. Que lui importait de mourir désormais ? Un dernier reste de la foi, non encore complètement éteinte dans son âme, l’empêchait seul de mettre fin à une existence brisée à jamais par les souvenirs de ce jour néfaste. Le jeune homme sentait l’énormité de ses crimes et il eût tremblé devant le jugement de Dieu.

Lee Anglais, d’ailleurs, ne se seraient pas permis de le toucher, il était sous la protection de lord Sulton ; aussi William s’accordait-il l’amère satisfaction de les insulter.

Les soldats continuaient à attiser le feu, à rire et à plaisanter des souffrances de leurs victimes.

— Qu’est-ce que cela ? dit le commandant.

Un bruit semblable à un grondement de tonnerre se fit entendre, la terre s’ébranla, les rochers volèrent en éclats, les arbres arrachés du sol s’affaissèrent écrasant plusieurs soldats ; de la caverne s’échappèrent des torrents de flammes mêlés de débris de toutes sortes, roulant, parmi les Anglais affolés, comme un ruisseau de feu. Les cris des bissés, les imprécations des mourants se mêlaient au fracas des arbres et des rochers enlevés et aux rugissements souterrains ; les soldats frappés de terreur, croyant à une explosion de l’enfer, fuyaient dans toutes les directions, abandonnant sans secours les nombreuses victimes.

William n’avait pas été atteint, il pénétra de suite la cause de ce fait étrange qui causait une telle panique dans la troupe. Les contrebandiers avaient dû réunir dans leur souterrain un grand nombre de barils d’alcool et même de la poudre qui avaient été atteints par le feu et avaient sauté.

Quelques heures après seulement, les officiers purent réunir leurs hommes, et l’ordre fut donné de camper sur les bords du lac jusqu’au lendemain ; il fallait que le souterrain fût exploré et que les cadavres des brigands prouvassent leur complète extinction.

Mais les montagnards avaient si bien pris leurs précautions que les soldats s’égarèrent dans les nombreux couloirs du souterrain, ils trouvèrent çà et là des ossements noircis par le feu dont on ne distinguait plus la forme ; ils supposèrent que les brigands avaient été brûlés et que c’étaient là les restes de leurs cadavres carbonisés.

Le commandant ordonna de lever le siège de la grotte et, à la tête de ses troupes, il rentra fièrement à Greenish affirmant à lord Sulton qu’il l’avait débarrassé à jamais de ses dangereux ennemis.