Les éditeurs de La Lecture (p. 221-224).


XX

DENT POUR DENT


Lord Sulton, satisfait du résultat de l’expédition de la montagne, ordonna la mise en liberté de toutes les personnes qui avaient été arrêtées pour participation au complot et contre lesquelles il n’y avait pas de preuves sérieuses.

Le landlord, voulant réparer autant que possible à l’égard de la famille Buckly l’erreur de la police qui avait causé la perte de Colette, lui envoya une somme d’argent et l’assura de sa protection.

Un soir la mère de Colette se tenait dans son cottage avec sa fille Mary ; elles parlaient des récents événements et du malheur qui les avait frappés.

— Depuis son départ, je n’ai pas eu de nouvelles de Colette, disait la mère, peut-être a-t-elle péri avec les autres.

La petite Mary ne pouvait que pleurer, elle ne trouvait aucune parole pour rassurer sa mère.

Une ombre surgit tout à coup dans l’ouverture de la porte, un jeune garçon entra.

— Jack, dit Mary, c’est toi ; d’où viens-tu, sais-tu ce qu’est devenue Colette ?

L’enfant mit un doigt sur ses lèvres et s’étant assuré que les deux femmes étaient seules, il dit :

— C’est elle qui m’envoie vers vous.

— Elle vit ! s’écria la mère.

— Oui, elle est sauvée, les autres aussi ; mais n’ayez pas l’air de le savoir, car tout danger n’est pas encore passé.

— N’aie pas peur, ce n’est pas nous qui les trahirons, bien qu’ils nous aient fait beaucoup de mal.

— Les montagnards ne sont pas la cause de ce qui est arrivé, c’est la police et aussi la méchanceté de William Pody.

— Mais Colette peut revenir, le landlord a reconnu son innocence.

— C’est impossible ; écoutez ce qu’elle m’a chargé de vous dire.

Jack raconta ce qui s’était passé dans la montagne, le mariage de Colette avec Tomy et son prochain départ pour l’Australie.

La petite Mary se mit à pleurer à la pensée de ne plus revoir sa sœur ; la mère réfléchissait.

— Colette nous a parlé souvent, dit-elle, du projet d’émigration de la famille Podgey et des avantages qui lui étaient offerts ; si mon mari voulait, moi, je ne tiens pas à rester vivre dans la misère ici, j’aimerais bien mieux suivre Colette.

— Moi aussi, dit Mary.

Mylord nous a donné une jolie somme d’argent, reprit la mère, elle pourrait servir à notre voyage, Jack, que vas-tu devenir, toi ?

— Colette m’emmène avec elle.

— Eh bien ! dis à ma fille que je suis heureuse de la savoir saine et sauve ; j’approuve son mariage avec Tomy qui est un bon garçon, tandis que William s’est couvert de honte par sa trahison, et je ne voudrais pas, si Colette était libre, qu’elle devint la femme de cet homme si méchant. Dis-lui aussi de nous faire savoir de ses nouvelles ; si elle se plaît en Australie, peut-être son père se décidera-t-il à émigrer.

— Merci, répondit Jack, Colette va être bien contente de savoir tout cela ; elle n’attendait pour partir que votre assentiment ; au revoir, alors, car, j’en ai l’espoir, nous nous reverrons bientôt.

William Pody ne revint pas à Greenish ; il refusa les libéralités du landlord, réalisa sa petite fortune et quitta l’Irlande. On n’entendit plus parler de lui.

Un mois après les événements auxquels nous avons assisté, il y avait grande réception au château de Greenish. Le capitaine qui avait commandé l’expédition de la montagne venait d’obtenir, par les soins de lord Sulton, un poste important dans l’armée des Indes ; avant son départ le landlord l’avait invité à un dîner auquel assistaient les officiers qui l’avaient secondé dans cette affaire.

Au dessert de ce repas arrosé de copieuses libations, sa Seigneurie porta la santé du commandant en ces termes :

— Je bois au brave officier qui a délivré notre pays du brigandage[illisible].

Un hourrah salua ces paroles.

Au même instant des coups de feu retentirent dans la plaine ; les convives se levèrent.

Une flèche lancée par une main invisible, pénétrant dans l’appartement, s’abattit sur la table du festin, un papier y était fixé ; lord Sulton s’en empara et lut :

« Au vainqueur des brigands de la montagne. Gaspard. »

« — Mort de mon âme ! s’écria le landlord en brisant son verre ; messieurs, que signifie cette comédie ?

Les officiers consternés mirent la main à l’épée en s’écriant :

— Le misérable a échappé, il faut le poursuivre !

— C’est inutile, messieurs, cette sortie ne serait que ridicule.

Et prenant le brevet qu’il se disposait à remettre au capitaine, lord Sulton le déchira en disant :

— Si vous ne poursuivez pas mieux les ennemis de Sa Majesté, le gouvernement ferait un mauvais choix.

On entendit alors de tous côtés les cris : Au feu ! au feu ! Les communs du château brûlaient, le parc était en flammes, les arbres enduits à l’avance d’une matière résineuse se consumaient avec bruit, l’incendie gagnait du terrain, il envahissait déjà l’habitation seigneuriale, les efforts de la police et des habitants étaient impuissants contre les ravages du fléau.

Les paysans affolés couraient en désordre ; plusieurs apercevaient au-dessus du palais en feu une ombre qu’entouraient les vapeurs embrasées, elle agitait une torche que la violence du vent ne pouvait éteindre. C’était le spectre des O’Warn qui venait venger la mort du dernier de la race.

Sur un mamelon faisant face au château, les flammes, qui projetaient au loin leurs sinistres reflets, éclairaient un groupe d’une vingtaine d’hommes armés qui contemplaient cette horrible scène. Gaspard, le terrible chef de la montagne, se frottait les mains en ricanant.

— Ils ont reçu ma carte de visite, disait-il.

— Il ne restera pas pierre sur pierre du château, ajouta un bandit.

Gaspard étendit le bras vers le palais qui s’écroula et d’une voix tonnante il s’écria :

Lord Sulton, je suis vengé, je t’ai rendu dent pour dent.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


FIN