Les éditeurs de La Lecture (p. 199-207).


XVIII

LE MARIAGE


Colette était depuis six semaines dans la montagne, elle commençait à s’habituer à cette existence qui ne différait pas beaucoup de celle qu’elle menait à Greenish. Plusieurs familles de proscrits vivaient depuis des années dans cette solitude, où, à défaut d’un confortable qu’elles n’avaient jamais connu, elles jouissaient d’une aisance relative et d’une entière indépendance. Les habitants des cottages étaient rarement en rapport avec les contrebandiers qui occupaient les bords du lac et menaient une existence tout à fait à part ; cependant une bonne entente régnait entre eux et au moment du danger, tous se réunissaient dans les profondes cavernes où la police n’avait jamais pénétré.

La présence de Tomy contribuait aussi à donner du charme au séjour de Colette dans la montagne ; le penchant qu’elle éprouvait pour le jeune homme s’était transformé en sérieuse affection ; elle ne pouvait songer désormais à épouser William Pody, elle préférait mille fois vivre toujours au fond de ce lieu désert et devenir la femme de Tomy.

La famille Podgey était plus que jamais décidée à émigrer.

Quelque temps après son expulsion, l’étranger que nous avons vu au début de cette histoire était revenu à Greenish ; il se rendit à la chaumière des Podgey qu’il trouva réduite en cendres.

— Qu’est-il donc arrivé ? demanda-t-il à une vieille femme qui gardait ses oies tout auprès.

— Hélas, mon bon monsieur, répondit-elle, les pauvres gens ont été expulsés.

— Podgey m’avait dit que ce malheur le menaçait, j’espérais arriver à temps, que sont-ils devenus ?

— On ne sait pas, monsieur ; le fils aîné Tomy qui a incendié le cottage, comme vous le voyez, avait été arrêté et condamné ; il allait être pendu quand les montagnards sont venus l’arracher au bourreau.

— C’est fort heureux qu’il ait eu des amis de ce côté-là.

— Oh ! lui n’en avait pas, cela vient de Colette Buckly qui portait de l’intérêt à ce garçon-là ; c’est toute une histoire, fit mystérieusement la brave femme qui semblait très disposée à la raconter.

— Cette jeune fille pourrait me dire ce qu’est devenue la famille Podgey !

— Je le crois, monsieur, on prétend qu’elle est restée en rapport avec Tomy.

— Où habite Colette Buckly ?

— Holà ! Japy, cria la bonne femme à un jeune garçon qui jouait à quelques pas, tu vas conduire monsieur au cottage de Colette.

L’enfant bondit sur ses pieds nus et rejetant une poignée de petits cailloux avec lesquels il s’amusait, il se mit à marcher devant l’étranger.

Colette était chez elle et reçut l’inconnu dont elle avait entendu parler par Tomy.

— Ah ! monsieur, que n’êtes-vous venu plus tôt, dit-elle. Les Podgey sont tous en sûreté dans la montagne, mais comment feront-ils pour en sortir sans être arrêtés ? ils ne peuvent pénétrer dans une ville d’Irlande, ni se présenter à un bureau d’émigration.

— Il y a un moyen, reprit l’étranger ; si les Podgey réussissaient à passer en France, nous avons au Havre une succursale ; ils se présenteraient porteurs d’une lettre de moi déclarant que le comité de Dublin les avait acceptés ; on leur donnerait alors les choses nécessaires et on les embarquerait. Pouvez-vous, mon enfant, faire parvenir cette lettre à Willy Podgey ?

— Oui, monsieur, j’espère y arriver ; mon père m’a défendu d’aller du côté de la montagne, mais une circonstance imprévue peut surgir.

— Je compte que vous saurez la faire naître, répondit l’étranger en souriant.

Colette répondit par un signe d’assentiment.

Le monsieur lui remit le papier en question et une petite bourse.

— Voilà, dit-il, pour se rendre en France.

Colette n’avait pas revu Tomy, ni les montagnards depuis la visite de l’étranger ; elle se demandait comment elle ferait parvenir aux Podgey cette précieuse commission ; ce ne fut que lorsque les événements la forcèrent à les rejoindre dans la montagne qu’elle put leur transmettre cette nouvelle qui les combla de joie. Ils se décidèrent à profiter de l’occasion du navire qui faisait le trafic avec les contrebandiers.

Leur départ devait avoir lieu prochainement, Colette se demandait ce qu’elle allait devenir. Elle ne pouvait rester seule en cet endroit et elle ne devait point songer à rentrer à Greenish ; les charges les plus graves pesaient sur elle, sa fuite les avait encore confirmées. Colette, cédant enfin aux instances de Tomy, avait consenti à l’épouser et à le suivre en Australie.

Le mariage devait être célébré prochainement à un village du bord de la côte, dans la montagne on se préparait à fêter joyeusement cette heureuse union.

On était au mois de mars, l’hiver avait disparu, la nature brisant son enveloppe de froidure préparait, dans le calme, l’explosion d’une vie nouvelle. Les flocons de neige n’obscurcissaient plus l’air, le givre ne faisait plus fléchir les branches grelottantes sous la bise glacée, la blanche gelée des nuits fondait sous les rayons du soleil.

À cette époque de l’année, on assiste à un merveilleux travail dans la nature, les semences confiées à la terre germent de toutes parts, l’herbe croît dans les prairies, les arbres se couvrent de bourgeons suivis bientôt d’un tendre feuillage ; les buissons se peuplent de joyeux chanteurs, les ruisseaux coulent plus gaiement entre leurs rives verdoyantes, chaque jour la campagne se pare d’une grâce nouvelle ; ce n’est pas encore le printemps, mais c’en est l’espérance prochaine.

La montagne avait pris une teinte plus riante, la mousse couvrait le pied des rocs arides, les hautes herbes s’agitaient comme de vertes aiguilles sur les bords du lac, les cascades, grossies par les pluies récentes, jaillissaient en gerbes de cristal. En Irlande, les forêts et les prairies sont d’un vert inconnu au reste du monde et les grottes, les vallées, les chutes d’eau, les échos et les montagnes de l’Émeraude des mers offrent des beautés naturelles qui, si elles étaient visités, deviendraient aussi célèbres que celles de la Suisse.

Par une belle matinée, la famille Podgey, Colette et quelques montagnards se dirigèrent vers le village de C… L’air était pur et frais, tout imprégné des premières senteurs de la brise printanière. Colette et Tomy marchaient ensemble dans ces sentiers qui ne leur avaient jamais paru si beaux, le rayonnement de leur bonheur projetait autour d’eux les reflets d’une joie nouvelle. De la montagne à la mer il y avait de ravissants passages que le printemps rendait plus charmants.

— Qu’il ferait bon de vivre là, Tomy, dit Colette, si une loi barbare ne nous contraignait point à fuir notre patrie. Dieu a donné à l’Irlandais un véritable paradis terrestre et l’Anglais en a fait un enfer ; il nous a réduits à l’avilissement, à l’esclavage.

— Hélas ! soupira Tomy, pour nous la tristesse se mêle à toutes nos joies ; écartons un moment ces pensées douloureuses, chère Colette, et jouissons de l’immense bonheur que Dieu nous accorde.

Nos voyageurs atteignirent rapidement le village, on le voyait debout sur l’éminence d’où l’on découvrait dans le lointain la mer. À l’est, dominant l’humble hameau, une vieille église, ruine à peine restaurée d’un antique monastère, servait aux besoins du culte ; la mousse, les ronces remplissaient les interstices des pierres, de petites fleurs rouges et bleues émaillaient la verdure ; cette végétation, jaillissant des débris du vieil édifice, était bien l’emblème de la vitalité de ce culte souvent proscrit, écrasé et toujours renaissant. Persécuteurs, vous pouvez renverser la croix, abattre les temples, disperser les fidèles, la vie sortira de la mort, la foi germera dans le sang et le signe victorieux brillera encore à l’horizon de d’humanité. L’Église immortelle regarde impassible les efforts de l’impiété déchaînée, elle voit l’effondrement des empires, elle demeure intacte au milieu de toutes les ruines.

Cette modeste chapelle, enveloppée de lierre, était, pour les pauvres habitants du hameau, l’image de la patrie céleste ; un coup d’œil jeté vers ce clocher à demi démoli, où l’oiseau nocturne avait établi son nid, leur parlait des anciens temps et des saintes espérances. Là, chaque dimanche, le pieux pasteur qui partageait leur pauvreté et leurs tristesses, leur prêchait la résignation et le pardon ; il disait les ineffables consolations réservées au jour de la suprême justice, il montrait dans le ciel la couronne de gloire qui ceint le front des confesseurs de la foi réconforté par cette parole paternelle, le paysan reprenait moins tristement le poids de la vie, éloignant de son âme les pensées de haine et de vengeance.

La famile Podgey pénétra dans la chapelle, le curé montait à l’autel pour célébrer le saint sacrifice de la messe. Les deux jeunes gens s’agenouillèrent sur les dalles du temple et prièrent avec ferveur.

Appuyé à un pilastre brisé, Clary la tête inclinée était absorbée dans une profonde rêverie. Tomy, qui l’aimait sincèrement, lui avait demandé d’assister à son mariage, il y avait consenti d’autant plus que ce voyage n’était pas sans danger et que sa présence pourrait être utile à ses amis. Nature noble et généreuse, il voyait avec tristesse, mais sans envie un bonheur qui anéantissait ses propres espérances ; ce rêve de jeunesse, un instant caressé, s’évanouissait laissant dans son cœur une incurable mélancolie.

Colette s’étant retournée l’aperçut, une ombre passa sur son beau et pur visage ; elle seule avait pénétré le secret de cet amour discret, sans espoir, qui l’avait troublée tant de fois. Elle aimait Tomy, elle se croyait engagée envers lui qui avait tout sacrifié pour elle, aussi son bonheur était-il très grand en l’épousant ; elle eût voulu seulement voir Clary moins malheureux. La félicité est chose si rare que le bonheur de l’un détruit souvent celui de l’autre. Conséquence inévitable de la vie humaine avec ses luttes, ses passions, son mouvement incessant.

La messe terminée, la famille Podgey se rendit près du curé pour le prier de bénir le mariage de Tomy et de Colette. Cette simple et imposante cérémonie s’accomplit devant les témoins émus et recueillis. Le prêtre, informé des détails de la situation des jeunes mariés, leur rappela leurs devoirs réciproques. « Entrez courageusement dans votre vie nouvelle, leur dit-il, le Seigneur vous bénit, soyez-lui fidèle, lui seul peut rendre votre amour durable. Soutenez-vous mutuellement dans les difficultés de la vie. Le malheur a de bonne heure frappé vos âmes, un horizon plus vaste, éclairé par l’espérance, s’ouvre devant vous dans une contrée lointaine où vous allez chercher l’indépendance et le bonheur ; enfants de Dieu, n’oubliez pas la foi de votre baptême ; pratiquez la piété et toutes les vertus chrétiennes qui sont le fondement du vrai bonheur et nous assurent une félicité sans fin. »

Les mariés, les yeux humides de larmes, écoutaient la parole vénérée du pasteur et faisaient, dans la sincérité de leurs âmes, le serment de ne jamais trahir les engagements de ce jour béni.

Leur retour à la montagne fut l’occasion d’une véritable fête ; les habitants des cottages accoururent portant des couronnes de verdure et de fleurs, les contrebandiers eux-mêmes avaient préparé une réception digne de Colette. Des coups de fusil furent tirés en signe de réjouissance, la salle du conseil ornée de mousse, de fleurs était disposée pour le festin auquel tous les habitants étaient conviés. Des gibiers de toutes sortes, des poissons, des laitages, des fines galettes d’avoine, des pommes de terre, du pain de froment, puis de l’ale et du whiskey composèrent un repas comme jamais aucun des convives n’en avait fait. Des jeux, des danses, le soir des feux allumés sur les montagnes se prolongèrent très avant dans la soirée. Les proscrits oubliaient pour un jour leur dure condition et se réjouissaient sans souci du lendemain.

Tomy ne pouvait croire à son bonheur.

— Colette, ma femme bien-aimé, disait-il, que l’avenir est plein de mystère et que l’homme a tort d’accuser la Providence quelle que soit la voie où elle le conduit. Qui m’eût dit le jour où chassé, révolté, désespéré, je vous disais un dernier adieu, qui m’eût dit que ce malheur allait nous rapprocher et me rendre le plus heureux des hommes ? Colette, dites-moi que vous ne regrettez rien.

— Tomy, je vous aime, je vous suivrai là où il vous plaira de me conduire ; mais ne vous offensez pas s’il reste au fond de mon cœur le regret de ne pas voir près de moi, en ce jour, ma famille qu’hélas ! je ne reverrai plus.

— Ne pensez pas à cela, ma chérie, reprenait doucement Tomy, dans quelques années nous serons riches et vos parents seront peut-être satisfaits de venir nous rejoindre.

Colette souriait et tous deux se laissaient aller à de beaux rêves. Le ciel était si pur, l’air si doux, les rayons du soleil doraient si brillamment la surface du lac immense, sur les bords duquel les joncs flexibles racontaient aux plantes aquatiques de mystérieux secrets.

Byron définit la vie : un balancier oscillant toujours entre une larme et un sourire. Le regret et l’espérance se partagent le cœur de l’homme, l’avenir charme par ses promesses et l’illusion calme l’amertume du passé. Tel était le bonheur de la jeune femme dont chacun admirait la beauté ; l’ombre de mélancolie répandue sur ses traits lui donnait une grâce de plus.

— Tomy, reprit Colette après un instant de silence, il est une chose que je voudrais obtenir de vous aujourd’hui.

— Commandez, ma bien-aimée, je n’ai rien à vous refuser. Ma joie n’est-elle pas de satisfaire tous vos désirs ? Je voudrais avoir la puissance, la richesse, la gloire pour les mettre à vos pieds.

— Je n’ai pas tant d’ambition, fit la jeune femme en souriant, votre affection me suffit et je serai heureuse de vivre d’une vie simple et obscure auprès de vous.

— Que désirez-vous donc, Colette ?

La jeune femme avait attiré dans ses bras la petite Ketty qui, depuis son arrivée dans la montagne, s’était vivement attachée à elle et ne la quittait pas, trouvant toujours près d’elle un accueil affectueux auquel la pauvre enfant n’était point accoutumée. Le visage de Ketty s’était transformé à son avantage ; un air meilleur, une nourriture moins insuffisante et surtout les soins de Colette lui avaient donné la santé et la gaieté qui font le charme de l’enfance. Le bon cœur de Colette avait été ému du délaissement et de l’injustice dont souffrait Ketty, elle avait accordé généreusement sa sollicitude et sa tendresse à la petite fille abandonnée ; elle en était payée par un attachement sans bornes de la part de l’enfant. Quand Ketty fixait sur la jeune femme le doux regard de ses grands yeux bleus, on comprenait tout ce que l’influence d’une bienveillante affection avait éveillé dans l’âme de l’enfant de bons sentiments, d’intelligence et de joie.

— Tomy, reprit Colette en présentant la petite fille à son mari, je veux adopter Ketty, ce sera l’aînée de nos enfants si Dieu nous en envoie d’autres. Je veux qu’elle soit heureuse, e ne veux plus qu’elle soit soumise à la dure existence qui lui a été faite dans votre famille. Ketty m’aime, ce serait briser sa jeune existence que de la séparer de moi qui ai seule éprouvé pour elle de l’affection. N’est-ce pas, ma mignonne, ajouta Colette, tu veux bien devenir ma fille ?

Ketty jeta ses bras autour du cou de la jeune femme et la supplia de ne pas la quitter.

Tomy regardait avec émotion Colette et sa jeune sœur, elles formaient un si gracieux tableau ! Il prit la petite fille et l’embrassa avec tendresse.

— Ne crains rien. Ketty, dit-il, je ne te séparerai pas de Colette, je sais trop que, lorsqu’on l’aime, il n’est plus possible de la quitter.

La jeune femme tendit la main à son mari et le remercia d’un sourire qui eût payé le plus grand sacrifice.