Les éditeurs de La Lecture (p. 156-169).


XV

JUGES ET BOURREAUX


Les proscrits trouvèrent leurs compagnons en proie à une vive exaltation ; ils réunissaient leurs armes, fourbissaient leurs carabines et le chef distribuait des cartouches.

— Que signifie tout cela ? demanda Clary ; sommes nous encore menacés ?

— O’Warn, dit Gaspard, je vous attendais pour décider le départ de notre expédition.

— Où allons-nous ?

— Patience, jeune homme, vous le saurez bientôt ; prenez d’abord quelques heures de repos avec vos camarades, ce soir il y aura un grand conseil.

Le conseil des montagnards se réunissait seulement dans les occasions très graves ; Gaspard commandait en chef absolu, mais ainsi que tous les despotes, il voulait, en certains cas, se donner des apparences de légalité : alors il réunissait les contrebandiers et les consultait d’un ton qui n’admettait guère la discussion. Imposant violemment sa volonté, il la proclamait au nom de la majorité et les opposants se taisaient, car le poignard du brigand eût sans pitié mit fin à une tentative de résistance.

Vers le soir tous les montagnards s’assemblèrent au bord du lac dans une enceinte formée de rochers à pic qu’ombrageaient pendant la belle saison des bouquets d’arbres, des herbes et des ronces ; au milieu de l’enclos un grand feu était allumé, la flamme éclairait de ses lueurs rougeâtres les visages menaçants des proscrits. Gaspard se tenait adossé à un rocher, son attitude était résolue, il posait la main sur le manche d’un poignard qui brillait à sa ceinture ; plusieurs hommes à l’aspect farouche se serraient auprès de lui, c’étaient ses lieutenants, ses créatures, ceux qui ne reculaient devant rien.

— Camarades, dit-il, l’heure de la justice a sonné, préparons-nous à frapper le grand coup. Le maître exécré qui opprime le pays a comblé la mesure. Il y a peu de jours deux paddies qui tiraient un lapin sur ses terres ont été tués comme des chiens ; d’autres célébraient une fête en dansant autour d’un feu de joie ; cela a déplu au landlord ; il a lancé plusieurs domestiques armés qui ont fait feu sur les innocents paddies et en ont blessé plusieurs grièvement ; l’un est mort, les autres gisent sans secours sur la paille infecte de leur cottage. Les malédictions s’élèvent de toutes parts, le sang répandu crie vengeance.

— Jack, mon enfant, approche-toi, parle le premier ; que devons-nous faire ?

Le jeune garçon s’avança, son pâle visage était contracté par la douleur, sa voix étouffée ne prononça qu’une seule parole :

— Vengez ma mère !

— Bien, mon enfant, tu seras satisfait. Et vous camarades, qu’en pensez-vous ?

— Vengeance ! vengeance ! s’écrièrent les bandits en agitant leurs poignards.

— Avec votre assentiment, reprit le chef, je déclare que lord Sulton a mérité la mort ! que vous en semble ?

— La mort ! la mort ! s’écrièrent les Outlaws.

Tomy, atterré, aurait voulu fuir ces hommes sanguinaires dont la société lui pesait ; il espérait du moins n’être pas désigné pour cette coupable exécution. D’autres montagnards pensaient comme lui, mais n’osaient manifester leur opinion, car si le lac eût pu entr’ouvrir ses ondes, il eût montré les cadavres de ceux qui avaient résisté à la terrible volonté du chef.

Clary, pâle, ému, mais d’une nature vaillante, prit place au milieu du cercle et dit :

— Le droit de châtier n’appartient qu’à Dieu, Il jugera les actions de cet homme ; l’assassiner, serait nous rendre aussi misérables que lui.

Gaspard bondit de colère, ses yeux lancèrent des éclairs, l’écume blanchissait ses lèvres.

— Qui ose parler ainsi ? fit-il d’une voix tonnante ; qui ose traiter d’assassins ceux que le pays arme pour sa défense ?

— Le pays ne nous a confié aucun mandat, répliqua froidement Clary ; ce crime ne servirait qu’à attirer sur lui et sur nous de nouveaux malheurs.

— Lâche, trois fois lâche ! s’écria Gaspard. Descendant dégénéré des O’Warn, tu acceptes la tyrannie de celui qui a tué les tiens ! Que faut-il de plus pour émouvoir ton âme faible ? N’y a-t-il pas eu assez de sang versé, n’entends-tu pas l’Irlande gémissante demander des vengeurs ? Clary, lève ton poignard et jure de le plonger dans le cœur du monstre.

— Jamais ! s’écria le jeune homme.

— Misérable ! rugit le chef en s’élançant vers lui.

Clary ne bougea pas.

Plusieurs proscrits se placèrent devant lui.

— Chef, dirent-ils, il n’est pas permis de verser le sang d’un O’Warn.

Gaspard s’arrêta ; le prestige de ce nom était tel qu’il n’osa pas porter sur le jeune homme une main criminelle ; il se retira lentement, dévorant en silence ce qu’il considérait comme un affront.

— Camarades, reprit-il d’une voix rude, la délibération est close ; moins Clary, vous avez tous ratifié la condamnation portée contre sa Seigneurie ; l’exécution aura lieu ce soir même, préparez-vous à partir, j’ai assuré d’avance le succès de cet acte de justice.

Les bandits approuvèrent en grand nombre et poussèrent des hourrahs frénétiques. Une large ration de whiskey leur fut servie afin d’exciter leur ardeur. Clary jeta à terre celle qu’on lui présenta.

— On ne triomphera pas de moi par l’ivresse, dit-il.

Ses compagnons ne se montrèrent pas aussi délicats, ils burent copieusement et Gaspard les encourageait par son exemple.

Le signal du départ fut donné. Douze hommes, armés jusqu’aux dents, se rangèrent autour du chef. Tomy essayait de se dissimuler, mais Gaspard lui dit :

— Podgey, tu seras des nôtres.

Le jeune homme tressaillit.

— Oh ! je sais bien que tu n’es encore qu’une poule mouillée, fit ironiquement le chef, aussi je ne compte pas sur ton assistance pour frapper le grand coup, je veux seulement que tu sois présent ; Clary, je te commande aussi de nous suivre.

— J’irai, répondit le jeune homme en prenant ses armes.

Il espérait empêcher l’acte criminel que méditaient les brigands ; d’ailleurs il fallait obéir.

La nuit avait étendu son voile sur la terre ; la lune, chassant les nuages qui couvraient le ciel, projetait sa blanche lumière sur cette scène lugubre ; malgré les beaux sentiments qu’on lui prête, l’astre des nuits éclaire aussi doucement l’assassin poignardant son semblable que l’amoureux soupirant son amour à l’oreille d’une femme aimée ; ses rayons froids et brillants semblaient ce soir-là favoriser le sinistre complot. Les sentiers de la montagne, raffermis par quelques jours secs, étaient praticables ; les bandits marchaient en silence, le bruit de leurs pas résonnait lourdement et réveillait les échos endormis ; quelques oiseaux nocturnes, troublés dans leur solitude, poussaient en s’enfuyant des cris aigus ; les cascades, grossies par les premières fontes de neige, roulaient comme la vie humaine leurs flots ininterrompus.

La petite troupe était sortie de la montagne, elle traversa les tourbières et atteignit la route de Greenish à Cork ; de là, elle gagna un chemin qui menait à l’ouverture d’un bois ; elle s’embusqua en cet endroit et attendit.

— Mon Dieu, murmurait Tomy à l’oreille de Clary, s’il pouvait passer par un autre côté.

— Le chef est sûr de ce qu’il fait, répliqua le jeune homme, ce chemin mène à l’entrée du parc.

— « C’est affreux ! dit Tomy. Oh ! si j’avais su, je ne serais pas revenu ; je partirai, je ne peux vivre au milieu d’assassins.

— Silence ! fit Gaspard, j’entends le bruit lointain de plusieurs chevaux ; tenez-vous prêts à m’obéir.

Le bruit se rapprochait insensiblement, il devint plus distinct, enfin deux cavaliers apparurent venant assez vite, car il était tard ; c’était le landlord et un domestique.

Une double détonation se fît entendre, les deux chevaux roulèrent dans la poussière ; leurs maîtres qui n’étaient pas atteints se dégagèrent vivement, mais avant qu’ils pussent se servir de leurs armes, des mains vigoureuses s’étaient emparées d’eux ; malgré leur résistance, ils furent enlevés et transportés dans l’intérieur du bois, à l’entrée d’une clairière.

Le chef fît signe à ses hommes de se ranger en cercle ; il prit place au centre ; en face de lui était le landlord, tenu par deux brigands ; le domestique avait été bâillonné et lié à un arbre.

Gaspard regardait froidement son adversaire ; ses yeux étaient l’éclat voilé de ceux de la bête fauve qui couve sa proie ; il rejeta son manteau et écarta en partie le large chapeau qui dissimulait ses traits ; sa taille semblait plus haute, plus menaçante, un sourire sinistre contractait ses lèvres.

En considérant cette assemblée d’hommes énergiques, vêtus de fourrures, dont on ne voyait presque pas le visage, on eût pu se croire au sein d’une réunion de bêtes féroces s’assemblant au plus profond de la forêt pour se disputer les lambeaux d’une proie humaine.

Lord Sulton était brave, doué de sang-froid, mais il comprit de suite que tout secours étant impossible, il allait être victime d’un guet-apens.

— Que me voulez-vous, dit-il ; ignorez-vous qui je suis ?

— Non, répliqua Gaspard d’une voix railleuse, les Irlandais qui ont le malheur de vivre dans ce pays connaissent le noble, le magnanime et humain lord Sulton.

— Pourquoi m’arrêtez-vous ? Est-ce pour me dévaliser ? Je ne refuse pas de vous donner ma bourse, rendez-moi la liberté.

— Nous ne voulons pas de ton or, il est composé de la sueur et du sang de l’Irlande dont toi et les tiens vous vous abreuver à loisir ; ta vie est entre nos mains, tu vas répondre de tous tes crimes.

Le seigneur anglais frissonna, mais il conserva son attitude digne.

— De quel droit prétendez-vous m’interroger, dit-il, vous que la justice a flétris. Êtes-vous innocents pour juger un coupable, alors même que je le serais ? Ce que vous voulez faire est un acte odieux qui attirera sur vos têtes de terribles représailles.

— Ces menaces ne m’effraient pas, lord Sulton, elles n’ajouteront rien au malheur des Irlandais ; innocents ou coupables, leur sort est le même. Tyran exécré, tu as bu à flots les pleurs de tes victimes, tu as ri de leurs gémissements, des angoisses de leur agonie. Tu les as livrés sans pitié a la faim, à la mort, tu as recueilli leurs dépouilles. Que t’avaient fait ces hommes que tes gens ont tués cruellement et sans motif l’autre jour ? Que t’avait fait cette pauvre vieille femme que les constables ont assassinée devant sa cabane en flammes ?

— Ce n’est pas moi, je n’avais point donné cet ordre, reprit le landlord.

— On sait que les excès de ce genre restent toujours impunis.

— J’ignorais ces détails, je ferai une enquête et je vous promets de châtier sévèrement ceux qui ont agi ainsi.

— Tu n’en ferais rien. Il est trop tard, tes crimes ont comblé la mesure, tu es à ma merci.

— Qui êtes-vous donc ?

— Qui je suis ? Regarde-moi.

Gaspard se plaça devant le seigneur le visage en pleine lumière ; la lune, entourée d’un cercle de nuages paraissait suivre attentivement les détails de ce drame étrange ; une forte brise agitait les branches des arbres qui semblaient frissonner d’horreur.

— Je suis Gaspard, le fameux brigand que ta police recherche depuis quinze ans et dont la tête a été estimée à cinq livres sterling, ajouta le proscrit en ricanant. M’as-tu oublié, lords Sulton ? Si le nombre de tes victimes ne te permet pas d’en conserver le souvenir, je vais te rafraîchir la mémoire.

— Je me rappelle, fit le landlord en tressaillant. Gaspard, j’ai eu tort, je réparerai le mal que je vous ai fait.

— Me rendras-tu ma femme et mon enfant morts de misère pair ta faute ?

— Pardon, murmura l’Anglais.

— Il n’y a pas de pardon, répliqua durement le brigand ; quinze années j’ai attendu l’heure de la vengeance, j’ai compté tes crimes, j’ai vu couler le sang de tes victimes, j’ai recueilli leurs plaintes et leurs suprêmes malédictions. Le moment est venu, lord Sulton, il n’y a pas de pardon pour toi.

— Tomy Podgey, ajouta le chef, approche-toi.

Le jeune homme tremblant sortit des rangs. Gaspard reprit son rôle d’accusateur.

— Lord Sulton, tu vois ce jeune homme ? Il y a vingt ans, il est plein de sève, d’intelligence, de générosité ; eh bien ! grâce à toi, il est réduit à vivre en aventurier dans la montagne. Son père avec ses huit enfants est proscrit pour n’avoir pu payer son misérable fermage et s’être laissé aller, dans un moment de désespoir, à résister à tes agents. Tomy avait été condamné à être pendu pour avoir incendié son cottage, un coup de main l’a arraché à la mort. Irlandais, il ne peut reparaître au grand jour en Irlande ; homme, il n’a plus d’avenir, plus de bonheur, plus rien à espérer dans la vie. Le témoignage que porte Tomy Podgey, cent autres peuvent le rendre. Camarades, parlez.

Les bandits s’avancèrent successivement et d’une voix menaçante accusèrent leurs griefs. L’un dit :

— Tu m’as fait battre de verges et je n’ai échappé à la mort que par la fuite, sois maudit !

Un second :

— Tu m’as chassé de la chaumière où j’étais né, tu as fait de moi un vagabond et un brigand, sois maudit !

Un autre :

— J’ai vu autour de moi mourir par la famine mes enfants et mon vieux père ; en vain comme des ombres gémissantes, les infortunés se sont traînés sur ton passage, tu les as repoussés ainsi qu’un vil troupeau, sois maudit !

Le landlord, la tête abaissée, dans l’attitude d’un criminel, écoutait ce flot de malédictions si longuement amassé. Un seul homme n’avait encore rien dit, c’était Clary. Il avait autant souffert que les autres et sa haine était vive contre l’auteur de ses maux, mais dans l’âme noble et droite du jeune homme, le malheur n’avait pu détruire le sentiment de la dignité humaine et du devoir. L’acte accompli en ce moment était un crime. L’homme n’a jamais le droit de se faire justice lui-même ; Dieu, dans ses commandements, le défend formellement.

— À ton tour, O’Warn, dit le chef.

Clary s’avança et d’une voix émue, il prononça ces paroles :

— Il serait indigne de moi de porter le dernier coup à un ennemi vaincu. Je suis prêt à combattre l’adversaire de ma race, les armes à la main sur un champ de bataille ; mais je réprouve le meurtre d’un homme sans défense, tué la nuit, dans le carrefour d’une forêt ; aucune considération ne peut excuser un pareil acte.

Lord Sulton avait relevé la tête, il examinait celui qui venait de parler. À la vue de ce beau jeune homme à l’air noble et doux, un peu d’espoir se glissa dans son âme.

— Qui êtes-vous, demanda-t-il, vous que de si généreux sentiments animent ? Votre visage m’est connu.

— Je suis le dernier des O’Warn.

Le landlord se souvenait parfaitement de cette famille.

— Vous aussi, vous avez à vous plaindre de moi. Vous êtes le digne descendant d’une noble race ; les Anglais eussent dû essayer d’attirer à eux les Irlandais au lieu de les proscrire, c’est une faute qui a amassé des haines profondes. Je travaillerai désormais à cette œuvre d’apaisement, je réparerai les injustices commises, une ère nouvelle commencera pour le pays soumis à mon autorité, je vous en fais le serment. Votre générosité, O’Warn, a eu plus d’influence sur mon âme que les menaces de ces hommes égarés.

— Mes amis, dit Clary, il est de l’intérêt de nos compatriotes de permettre la réalisation de ces promesses ; en leur obtenant à l’avenir une administration juste et bienveillante nous leur rendons un immense service, tandis qu’un crime ne ferait qu’augmenter la somme de leurs maux. Mylord s’engageera à nous rendre à tous la liberté et nous facilitera les moyens de vivre honorablement.

— Éloigne-toi, Clary, tu ne commandes pas ici, fit le chef avec une explosion de colère. Tu as une âme lâche, indigne du nom que tu portes. Retire-toi, où je mêlerai le sang de l’irlandais dégénéré à celui de l’Anglais maudit.

— Lord Sulton, tu as entendu les accusations portées contre toi, qu’as-tu à répondre ?

Le landlord essaya de se défendre ; il dit que ses ordres étaient souvent mal exécutés, qu’on lui cachait la vérité, que les réclamations de ses tenanciers ne lui arrivaient pas ou étaient dénaturées ; il promit d’adopter une meilleure administration, il fit enfin appel aux doctrines de la religion catholique, la conciliation, le pardon.

— Ah ! vraiment, exclama Gaspard, il est commode d’opprimer les consciences, de persécuter les hommes et, lorsqu’on a encouru leur juste colère, on invoque les principes qu’on a combattus pendant des siècles. Perfides Anglais, le jour approche où vous aurez à répondre de tous vos crimes. Il se forme dans le monde entier, parmi les proscrits et les déshérités, un vaste mouvement de défense commune ; un plan d’attaque contre les tyrans de quelque nom qu’on les appelle. L’orage gronde dans les bas-fonds des sociétés opprimées, il éclatera, l’heure des revendications sera terrible. La Révolution est la grande libératrice des peuples, elle marche vers nous et je la salue comme l’ère de la liberté. En attendant ce moment de suprême justice, je veux donner à l’Irlande un châtiment exemplaire. Lord Sulton, tu as mérité la mort, demande pardon à Dieu et prépare-toi à mourir.

— Grâce ! murmura l’infortuné.

— Grâce ! répétèrent les voix de Clary et de Tomy.

À un signe de Gaspard deux brigands se jetèrent sur les deux jeunes gens et arrêtèrent leur intervention.

La nature elle-même semblait protester contre l’illégalité de ce jugement ; la lune s’était voilée laissant la terre dans l’obscurité ; le vent qui soufflait avec violence tordait convulsivement les branches dénudées, elles tombaient sur le sol avec un bruit terrible ; la chouette chassée de son nid fuyait à tire d’aile jetant dans l’espace son cri strident.

— Allumez les torches, fit le chef.

Les taillis s’illuminèrent alors de reflets blafards ; la flamme vacillante projetait à l’entour des ombres bizarres ; on eût dit une bande de fantômes qui hurlaient follement dans la nuit.

Lord Sulton, les cheveux dressés, regardait avec des yeux dilatés par l’effroi. N’était-il pas victime d’un horrible cauchemar ? Les démons de l’enfer accouraient-ils consommer sa perte ? De tous les buissons surgissaient de nouveaux ennemis, le sol s’ébranlait sous ses pas, le vertige envahissait son cerveau. À l’horizon, qu’une échappée de vue permettait d’embrasser, une vive lumière surgit tout à coup, elle s’éleva, elle s’étendit, elle monta vers le ciel en colonnes de feu. Dans la vallée tout s’éclaira, des formes fantastiques couraient affolées, des clameurs lointaines remplissaient les airs, les nuages prenaient des teintes de soufre, de la terre semblaient jaillir des flammes ; c’était l’abîme sans doute qui s’entr’ouvrait pour recevoir la malheureuse victime.

Gaspard considérait ce spectacle avec une joie féroce, ses yeux avaient un éclat sinistre, il ressemblait à un prince des démons.

— Vois, lord Sulton, dit-il, cette brillante illumination ; c’est ton château qui brûle, le feu anéantira le repaire d’un monstre. À toi, maintenant.

— Grâce ! fit l’infortuné.

— Misérable, tu n’as pas le courage de mourir.

L’Anglais, revenu à lui, se redressa. Il n’était pas lâche, il avait servi dans l’armée et versé son sang sur plus d’un champ de bataille ; mais autre chose est de périr glorieusement pour une noble cause ou de tomber sous le poignard d’un assassin.

— C’est vous qui êtes des lâches, fit-il, que mon sang retombe…

Il n’acheva pas, quatre poignards s’abaissèrent sur lui ; il jeta un cri et s’affaissa sur le sol.

— Malheur à nous ! s’écria Clary en voilant son visage de ses mains.

— Quel beau spectacle ! dit Gaspard se tournant vers la demeure seigneuriale que les flammes dévoraient.

— Chef, dit un des bandits, et le domestique, qu’en ferons-nous ?

— Laissez-le là.

— S’il allait nous dénoncer ?

— Tu as raison, un homme mort ne parle plus.

Il plongea son poignard dans le cœur de l’infortuné.

— Tout est fini, partons maintenant.

Gaspard s’assura que lord Sulton ne respirait plus.

Il le heurta du pied en disant :

— Voilà notre ennemi renversé dans la poussière comme un vil paddy, que les corbeaux se disputent sa dépouille, que sa mémoire soit exécrée parmi les hommes.

Les bandits poussèrent un formidable grognement, sorte de cri guttural par lequel les Irlandais, comme les Anglais, manifestent leur colère. Quelques hommes cependant restèrent silencieux.

Un grand mouvement se faisait dans la vallée, l’alarme avait été donnée, les habitants couraient au feu. Grâce à cette diversion, les brigands purent regagner la montagne sans être inquiétés.

— Nous sommes chez nous, maintenant, dit Gaspard, nous n’avons plus rien à redouter. Ah ! John Buck va nous servir une fameuse ration de whiskey. Clary, je te conseille cette fois de ne pas faire le dédaigneux, tu as besoin de te remonter, tu es impressionnable comme une femme. Mille morts ! tu m’as causé joliment de l’embarras aujourd’hui !

Le jeune homme dédaigna de répondre, il était pâle, troublé et maudissait le sort qui l’avait placé au milieu de ces êtres pervers.

À l’entrée des cabanes, les aventuriers qui étaient restés attendaient leurs compagnons. Gaspard, d’une voix cynique, leur annonça l’heureuse réalisation de leur complot ; la nouvelle en fut accueillie par des cris de joie et, le verre en main, on célébra la délivrance du pays.

Le sens moral était perverti dans l’âme de ces hommes, arrachés violemment à la vie sociale depuis de longues années et vivant d’une existence aventureuse, isolés, ignorants, privés des douces et salutaires influences de la religion. En proscrivant le catholicisme, en essayant d’arracher du cœur de l’Irlandais le germe de la foi, l’Angleterre n’a pas compris qu’elle travaillait à sa propre perte, car s’il était possible d’enlever la notion de Dieu à ce peuple qui souffre, il se jetterait, dans sa colère, sur celui qu’il considère comme un ennemi séculaire.

Aveugle celui qui ne voit pas l’effet moralisateur de cette religion sublime, la seule qui parle à l’homme de vraie fraternité, d’union et d’amour réciproques, la seule qui impose le pardon des injures, qui enseigne à rendre le bien pour le mal, qui proscrit le vice et commande la vertu.

Les peuples catholiques ont prouvé en tout temps la vitalité qu’ils puisent dans leur foi. La Pologne et l’Irlande sont là pour l’affirmer. « Coupez un Irlandais en quatre, disait un pamphlétaire anglais au temps de Cromwell, et vous aurez quatre Irlandais vivants et entiers. » Oui, la persécution développe les forces d’un peuple au lieu de les diminuer ; aux premiers siècles chrétiens, les racines de l’Église n’ont-elles pas germé dans le sang des martyrs ?

Les drames semblables à celui que nous venons de dépeindre se sont reproduits plus d’une fois, de nos jours, dans la malheureuse Irlande ; bien que tenant compte de l’égarement des coupables, nous devons flétrir énergiquement un pareil crime au nom de la religion et de l’humanité.