Les éditeurs de La Lecture (p. 170-184).


XVI

LA FUGITIVE


La stupéfaction fut grande, le lendemain, lorsqu’on apprit l’assassinat du landlord. Sa Seigneurie ne laissait aucun regret dans le pays, mais les habitants savaient que ce crime serait châtié par le gouvernement et qu’il en résulterait pour eux un redoublement de mauvais vouloir de la part du nouveau propriétaire.

Avec les prompts secours arrivés du village, on avait pu arrêter l’incendie ; une aile du château seulement avait été détruite. Il y avait un lien évident entre ce crime et le meurtre du landlord.

Le fils aîné de lord Sulton, lieutenant dans la garde royale, jura sur le cadavre de son père de le venger et de purger la montagne des aventuriers qui l’habitaient.

Quand la triste cérémonie fut terminée, il fit venir le second juge de paix et le brigadier de la constabulary, et leur dit :

— Je suis obligé de retourner à Londres afin de régler quelques affaires ; en attendant mon retour prochain, vous allez ouvrir une enquête sérieuse ; ne vous pressez pas, je veux des informations certaines. Les coupables sont les brigands de la montagne, mais ils doivent avoir des complices dans le pays, c’est là ce qu’il est important d’établir ; si vous mettez la main sur quelques-uns, leurs aveux aideront à découvrir les autres. Soyez prudents, ne faites pas d’arrestation douteuse ; je veux un châtiment exemplaire, mais juste. Je vais demander à Sa Seigneurie le gouverneur général à Dublin un corps de troupes qui fouillera la montagne, et cherchera les brigands jusqu’au fond de leurs repaires.

— On l’a déjà fait, mylord.

— Fort mal, monsieur, puisqu’on n’a obtenu aucun résultat ; ce n’est pas une excursion de quelques heures au milieu des neiges qui peut livrer les retraites cachées des bandits. J’attendrai que la saison soit favorable, les troupes mettront un mois s’il le faut, mais il n’y aura pas une motte de terre qui ne soit fouillée ; je dirigerai l’expédition en personne. Il est un moyen plus sûr de réussir, c’est à vous de le tenter, je vous offre un crédit illimité à cet effet ; celui qui dénoncera les coupables ou qui fera connaître le point de refuge des brigands touchera une prime importante. Marbleu ! au milieu d’une population de misérables, avec de l’or, on peut, quand on le veut, obtenir beaucoup de choses.

Le juge de paix et le brigadier promirent d’employer toute leur activité dans cette mission délicate ; ils le firent en effet avec le zèle des subalternes qui souvent vont au delà de la volonté du maître.

Tous les habitants furent interrogés individuellement ; malgré le proverbe injuste qui dit : « Mettez un Irlandais à la broche, vous en trouverez dix pour le retourner, » on ne put obtenir aucun aveu ; cependant les bandits avaient des complices, ils n’eussent pu seuls organiser ce coup. Quand une police de cette nature ne trouve pas de vrais coupables, elle en invente ; les constables voulaient prouver leur intelligence et plaire à Mylord ; le chef ordonna à ses hommes de dresser une liste des noms des habitants suspects d’entretenir les relations avec les proscrits.

— Monbrigadier, dit Wilson, je vous signalais dans le temps des particuliers dont la conduite n’était pas claire ; conséquemment j’avais conçu des doutes qui se confirment aujourd’hui.

— Explique-toi.

— Il est patent, mon brigadier, que les bandits sont informés des agissements de la police ; ils communiquent avec les débitants et leur vendent du whiskey de contrebande. Conséquemment ils violent la loi.

— C’est l’affaire de la douane, Wilson, rentre dans la question.

— J’y reviens, mon brigadier, cette question subsidiaire a un point de rattachement à notre affaire ; on pourrait voir dans ces relations des proscrits le lien que nous cherchons.

— Camarade, sois donc précis ; de qui m’as-tu parlé ce jour-là ?

— Il y avait d’abord, mon brigadier, la cabane de la vieille Jane qui était fréquentée par les bandits.

— Elle n’existe plus, ni sa propriétaire ; une entêtée qui s’est laissée mourir de froid sur la glace plutôt que de céder de bonne volonté, murmura le brigadier à qui ce souvenir était désagréable.

— Son fils est par là et continue subséquemment son métier d’espion ; depuis le jour de l’événement on ne l’a plus revu au village.

— Si vous saisissez ce lapin-là, ne le laissez pas échapper.

— J’ai l’œil sur lui et si on a la chance de le prendre, ce sera du côté de la chaumière de Colette Buckly.

— Est-ce que décidément la belle Colette aurait des intelligences dans la montagne ?

— Oui, elle en a, c’est certain, si nous en avions autant qu’elle, nous débrouillerions mieux cette trame obscure.

— Son père est-il aussi complice ?

— Non, c’est un brave homme, il ignore que sa fille est de connivence avec les ennemis de sa seigneurie.

— Il faudrait donc la mettre en arrestation. Marbleu ! avoir fait tant de bruit pour arriver à ne saisir qu’une fille, ce serait nous couvrir de ridicule.

— À mon sens, reprit le constable, il faudrait aussi s’emparer de la personne de deux cabaretiers. On ne manquera pas de griefs à leur opposer ; qui nous empêche de dire que des hommes d’allures suspectes ont été vus chez eux le jour du crime ?

— Tu as l’esprit fertile en expédients, mon brave, j’en conférerai avec Sa Révérence ; peut-être quelques circonstances nouvelles se produiront-elles.

Les constables continuèrent à battre les buissons pour en faire sortir des conspirateurs ; enfin la veille de l’arrivée du nouveau landlord, le juge de paix et le brigadier décidèrent d’arrêter les deux cabaretiers et Colette Buckly, signalée coin me l’âme du complot ; car elle poursuivait de sa vengeance ceux qui avaient condamné Tomy Podgey. Colette était devenue tout à coup la Charlotte Corday de Greenish.

De leur côté, les proscrits veillaient ; ils avaient leurs espions dans le village, ils savaient tous les agissements de la police ; ils apprirent la décision qui devait atteindre Colette.

— Ah ! ah ! fit Gaspard, ce digne juge de paix veut aussi compter avec nous. Qu’il y prenne garde, s’il ne désire pas aller évangéliser les Anglais de l’autre monde. Lâche hypocrite, pour trouver des coupables aux yeux de son maître, il sacrifierait les innocents.

— On ne peut laisser arrêter Colette, dit Tomy qui était présent.

— Ils ne la toucheront pas, affirma Clary.

— Cette fois tu ne serais pas si miséricordieux, ricana Gaspard.

— Je n’hésiterai jamais à défendre un ami, répliqua O’Warn ; mais je refuserai toujours d’être un assassin.

— J’ai raisonné comme toi, jeune homme ; l’expérience te guérira de tes généreuses folies. En attendant, je ne veux pas que cette pauvre enfant soit victime des services qu’elle nous a rendus, j’irai plutôt moi-même l’arracher à la justice ; il faut la prévenir et lui offrir un asile dans la montagne jusqu’à ce que son innocence soit proclamée. Tomy Podgey, ta famille consentira sans doute à recevoir cette jeune fille ?

— Oh ! oui, répondit-il, et je me charge de la prévenir.

— Non, je me défie d’un amoureux, ton imprudence t’a déjà exposé à de grands dangers ; Clary, qui a rempli plus d’une mission délicate, réussira mieux que toi.

Tomy n’insista pas, il aurait voulu ne laisser à aucun autre le soin de sauver Colette et de veiller sur elle ; mais le chef ordonnait, il n’y avait rien à dire. D’ailleurs Tomy éprouvait une joie extrême à la pensée que Colette, proscrite à son tour, allait venir vivre près de lui, chez ses parents. Jamais dans ses rêves les plus insensés, il n’avait osé entrevoir un bonheur semblable. La jeune fille désormais ne pouvait épouser William Pody, elle ne rentrerait plus à son village, un sort commun allait les rapprocher, et Colette l’aimait maintenant ; devenue libre, ne consentirait-elle pas à partager sa vie, à le suivre en Australie ?

Le jeune homme, en se rendant au cottage de ses parents, contemplait avec ivresse le tableau de l’existence qui allait devenir la sienne et que son imagination paraît des plus séduisantes couleurs. Les Podgey accueillirent avec empressement la proposition de recevoir Colette ; elle avait sauvé Tomy, il était juste de faire quelque chose pour elle.

Clary, de son côté, se disposa à partir sans retard ; la nuit était venue, le moment semblait favorable. Il choisit quatre montagnards déterminés, en laissa deux à l’entrée du défilé, deux autres au centre des tourbières et s’avança seul vers le cottage des Buckly qui se trouvait à l’extérieur du village. Enveloppé de son manteau, Clary se glissa dans l’ombre, s’abritant derrière les buissons. Près de la chaumière, il s’arrêta, et réfléchit sur le meilleur parti à prendre : il n’osait entrer, ne sachant s’il trouverait la jeune fille seule ; peut-être sortirait-elle, alors il lui parlerait. En effet, Colette ne tarda pas à paraître, Clary s’avança vers elle.

— Vous ici ! dit la jeune fille. Ne savez-vous pas que toute la police est sur pied et vous cherche depuis le crime affreux de l’autre jour ?

— Je le sais, Colette, mais vous aussi vous êtes menacée et je viens vous sauver.

— Moi ! Qu’ai-je fait ?

— Rien certainement ; vos relations avec nous vous ont depuis longtemps rendue suspecte, on vous accuse de complicité dans l’assassinat du landlord.

— C’est impossible !

— L’ordre de vous arrêter a été signé aujourd’hui ; dans quelques heures peut-être, les constables seront ici.

— Oh ! mon Dieu ! gémit la jeune fille.

— Colette, il n’y a pas de temps à perdre. Avez-vous confiance en moi ?

— Oui, Clary.

— Eh bien, suivez-moi dans la montagne, le seul refuge qui vous reste désormais ; la famille Podgey vous recevra.

— Non, je n’irai pas, ce serait quitter pour toujours mes parents. Que peut-on me reprocher ? Il me sera bien facile de me justifier.

— Vous vous trompez, Colette, en ce moment les juges sont fort excités, ils veulent à tout prix déployer leur zèle et faire un exemple, vos protestations seront vaines, vous serez condamnée.

— Que faire, mon Dieu ? disait la jeune fille en pieurant.

Clary lui prit la main.

— Venez, Colette, le temps s’écoule, hâtons-nous.

Il ajouta plus bas :

— Tomy vous attend.

La jeune fille tressaillit.

— Et mon mariage qui doit avoir lieu dans quinze jours.

— Vous n’épouserez personne dans quinze jours si vous restez ici. Colette, je vous offre le seul moyen de salut possible. Si votre innocence est reconnue, vous serez libre de revenir ensuite, mais il est prudent de fuir.

— Ma mère est là, je ne veux pas sortir sans l’embrasser ; elle mourrait d’inquiétude si elle ne me voyait pas rentrer.

Colette, quittant le jeune homme, s’élança dans la chaumière, Clary la suivit. Quand la mère apprit le danger qui menaçait sa fille, elle se livra à un violent désespoir.

— Tu es perdue, Colette, ma pauvre enfant ; tu auras beau dire, on ne te croira pas et William Pody n’est pas ici !

— Il ne pourrait rien, fit Clary.

— Si, il l’emmènerait à Cork.

— Croyez-vous que la police ne l’y trouverait pas ?

— Oh ! c’est affreux, m’enlever ma fille, les misérables. Qui a pu la dénoncer ?

— Un des constables qui a opéré l’arrestation de Tomy.

— Un monstre ! que l’enfer l’engloutisse ?

Un bruit qui se rapprochait peu à peu attira l’attention de Clary ; on distingua même bientôt le cliquetis des armes.

— Écoutez, dit-il, les voilà ; Colette, venez ou vous êtes perdue.

— Et mes parents ? Si je fuis, on les arrêtera.

— Non, ils ne courent aucun danger, les constables ont déclaré que vous seule aviez des rapports avec nous et contre la volonté de vos parents ; n’avez donc aucune crainte pour eux et songez à votre sûreté.

La jeune fille réfléchit un instant.

— Je reste, dit-elle.

— Comme vous voudrez, Colette ; votre obstination nous perdra tous les deux.

Le jeune homme s’assit près de la porte.

— Que faites vous, Clary ? Si on vous prend vous êtes perdu.

— Je le sais.

— Fuyez donc, malheureux ; de grâce, partez.

— Colette, j’ai reçu la mission de vous sauver, je ne retournerai pas sans vous à la montagne. Entendez, ajouta-t-il en se levant, ils approchent, je vois briller leurs armes, quelques minutes encore et il sera trop tard. Ils ne vous toucheront point tant qu’il me restera un souffle de vie, mais lorsqu’ils m’auront égorgé sous vos yeux, Colette, que deviendrez-vous ?

La mère s’était précipitée vers la porte.

— Les voilà ! les voilà ! c’est bien vrai, je ne pouvais le croire ! Ma fille, sauve-toi, ils viennent te prendre, ils te tueront peut-être. Oh ! Clary, emmenez-la, sauvez-la. Va, mon enfant, fuis, il est temps encore.

Colette s’était jetée dans les bras de sa mère et ne pouvait se décider à la quitter. Cependant les constables arrivaient ; il n’y avait plus de doute, la chaumière allait être envahie, Clary saisit la jeune fille et l’entraîna de force après avoir dit à sa mère :

— Tâchez de les retenir un peu pour nous donner le temps de fuir.

Quand Colette et son sauveur atteignirent le petit chemin qui longeait le bas de leur champ, ils entendirent la voix du brigadier qui commandait halte ! à ses soldats.

Que se passa-t-il à la chaumière ? La pauvre femme affolée ne sut pas sans doute dissimuler son chagrin, les constables comprirent que cette fois encore la mèche était éventée, que la jeune fille avait été prévenue.

— Mort de mon âme ! rugit le brigadier qui dirigeait l’expédition en personne ; il existe une police occulte mieux avisée que la nôtre. L’oiseau s’est envolé, il faut le poursuivre.

La porte ouverte, plusieurs objets renversés dans la cour révélèrent une évasion récente. Mais de quel côté ? Comment le savoir par une telle obscurité ? Les constables n’avaient pas heureusement à leur disposition un appareil de lumière électrique pour éclairer la campagne, leur lanternes sourdes ne leur découvraient pas un vaste horizon ; ils se séparèrent en deux bandes et ils explorèrent les environs.

— Nous sommes suivis, dit tout à coup Clary, j’entends des pas, mais nous avons un peu d’avance ; Colette, bientôt nous serons à l’abri.

Les constables, eux aussi, entendaient du bruit dans cette direction ; ils prirent le pas de course. Clary entraînait Colette haletante, dont la frayeur paralysait les mouvements.

— Qui vive ! cria tout à coup une voix rude.

— Nous sommes perdus, dit la jeune fille ; Clary, laissez-moi et sauvez-vous, on ne vous poursuivra pas.

— Vous laisser Colette ! me prenez-vous pour un lâche ?

— Non, mon ami, mais vous ne pouvez pas lutter seul contre tous, vous péririez sans me sauver.

— Allons toujours, peut-être leur échapperons-nous. Voilà l’entrée des tourbières, ce chemin m’est plus familier qu’à eux.

— Qui vive ! cria-t-on une seconde fois.

Une détonation se fit entendre.

Clary avait saisi la jeune fille dans ses bras pour la préserver des balles et essayer de fuir encore.

Une seconde détonation retentit. Le jeune homme laissa échapper un gémissement de douleur, il était atteint à l’épaule.

— Vous êtes blessé, dit Colette avec effroi.

— Ce n’est rien, répondit-il.

Il ne pouvait soutenir plus longtemps la jeune fille, il s’arrêta et lança dans l’espace un cri aigu.

Les constables répondirent par un bruyant hourrah et doublèrent le pas. Un coup de sifflet, puis un second répondirent au cri de Clary ; deux bandits armés jusqu’aux dents apparurent, suivis bientôt de deux autres.

— Ça va mal, camarade, dirent-ils ; nous avions entendu les coups de feu et nous accourions. Il s’agit, je crois, de rouler les constables.

— Je suis blessé, dit Clary à l’un des montagnards en lui désignant la jeune fille ; prends-la et fuis au plus vite.

— Et vous, Clary, allez-vous rester aux mains de la police ? je ne m’éloignerai pas sans vous, reprit Colette.

— Je vous suivrai, dit le jeune homme.

— Morbleu ! fit un des bandits, il faut ralentir leur ardeur. Attention, camarades, sur une ligne, maintenant, feu !

Une violente décharge fut dirigée sur les constables qui ne s’attendaient pas à une semblable riposte. Profitant du trouble qui en résulta parmi les soldats, les proscrits s’éloignèrent en toute hâte. Quelques balles sifflèrent dans l’air, mais n’atteignirent personne.

Les constables, se sentant vaincus, n’osèrent pas s’aventurer en si petit nombre dans la campagne, ils avaient deux blessés, ils rentrèrent au village.

Les proscrits venaient de franchir l’entrée du défilé, ils étaient sauvés.

— Halte ! fit l’un d’eux, il est permis de prendre un peu de repos.

— Et de s’occuper de la blessure de Clary, ajouta la jeune fille.

— C’est peu de chose, Colette ; ne vous inquiétez pas, j’en souffre à peine.

La blessure n’avait, en effet, aucune gravité, mais Clary perdait beaucoup de sang et la fatigue aussi l’avait affaibli ; on pansa sa blessure et un peu de calme le remit.

Colette éprouvait une certaine terreur en se trouvant la nuit au fond de ce défilé, au milieu de ces hommes inconnus au visage farouche ; la présence de Clary la rassurait.

Au sortir du défilé un coup d’œil splendide s’offrit aux yeux de la jeune fille. L’astre des nuits semblait régner en maître dans cette vaste solitude. Brillante comme un globe de feu, la lune reposait mollement sur un lit vaporeux de petits nuages satinés qui se doraient de l’éclat de ses rayons ; des myriades d’étoiles charmantes fleurs de la nuit, scintillaient sur la voûte azurée, se reflétant sur le vaste lac qui dormait au fond du vallon ; les sommets des montagnes vivement éclairés dessinaient leurs bizarres festons, tandis que les ténèbres s’étendaient à leurs pieds ; des feux allumés çà et là annonçaient la présence des habitants.

Colette regardait ce beau spectacle, malgré sa tristesse elle ne pouvait s’empêcher de l’admirer. Les Irlandais ont l’esprit enclin à la poésie, c’est un peuple chez lequel le merveilleux tient beaucoup de place ; on y conserve encore les légendes du passé, les bardes y ont longtemps occupé un rang à part.

Après la chute du druidisme, le barde conserva en Irlande le prestige qu’exerce toujours le poète chez un peuple enthousiaste, avide de chants et de poésie. Les sublimes croyances du catholicisme ajoutèrent, pour ainsi dire, de nouvelles cordes à sa harpe ; et si les exploits d’Odin et les louanges de Bélus cessèrent de servir de thème à ses brillantes improvisations, au milieu des assemblées et des festins, il trouva dans les mystères de la religion et dans les naïves légendes de l’Église primitive des sujets plus dignes de la haute mission de son art.

Aussi la rapide et complète conversion du peuple irlandais au catholicisme fut-elle due en grande partie aux bardes, qui aidèrent puissamment l’œuvre commencée par les premiers missionnaires, dont ils vulgarisaient les enseignements en les revêtant de ce langage hardi, figuré et seul capable de frapper vivement un peuple chez lequel prédomine l’imagination et l’amour de la forme.

— Voyez comme notre montagne s’est faite belle pour vous recevoir, Colette, dit doucement Clary.

— Si je la visitais en amateur, je la trouverais superbe, mais je ne pourrais y vivre.

— Vous vous y ferez. Quel est le coin de terre qui ne semble beau quand le bonheur y réside ?

— Êtes-vous heureux, vous, Clary ? demanda la jeune fille.

Elle ne vit pas l’expression du visage de son compagnon. mais il y avait une amère tristesse dans sa voix lorsqu’il répondit :

— Non, le bonheur n’est pas fait pour moi.

— Pourquoi donc ? Vous êtes noble et généreux, Dieu ne peut vous refuser votre part de félicité.

— Pensez-vous que tous la reçoivent en ce monde ?

— Vous avez eu de grands malheurs, reprit la jeune fille ; vous êtes jeune, la vie est longue, elle vous ménage peut-être des jours meilleurs.

Clarv secoua négativement la tête.

— Je l’espère, moi, reprit Colette ; je prierai Dieu de toute mon âme, afin qu’il vous rende heureux. Que vous faudrait-il donc pour cela, Clary ?

— L’homme sait-il ce qu’il veut ? répondit Clary en s’efforçant de sourire.

— Vous voudriez voir l’indépendance de l’Irlande et rentrer en possession du rang qu’occupaient vos ancêtres ?

— Je donnerais ma vie pour arracher mon pays à la domination qui l’écrase, Dieu m’est témoin que mon patriotisme est pur de tout sentiment personnel. Hélas ! je ne conserve aucune illusion ; l’Irlande est anéantie, on a usé tous les ressorts de cette indomptable énergie. Comment lutter contre la puissante organisation de l’Angleterre ? on l’a essayé en vain. Les Irlandais eussent-ils réussi à s’affranchir un jour, ne seraient-ils pas retombés tôt ou tard sous la domination de leurs terribles voisins ?

Colette, voici Tomy qui vient à votre rencontre.

— Pourquoi ne vous a-t-il pas accompagné ?

— Le chef a craint que son inexpérience ne lui fît commettre une imprudence. Tomy est assez heureux pour laisser à un autre le bonheur de vous sauver.

— Je vous remercie, Clary ; vous êtes un noble cœur.

Tomy accourait avec son père et ses frères. Willy Podgey dit à la jeune fille :

— Ma chère enfant, nous sommes la cause de votre malheur, permettez du moins que nous essayions de l’adoucir ; venez sous notre toit, notre demeure sera la vôtre, ma femme et mes filles vous entoureront de soins et d’affection.

Tomy avait pris la main de Colette.

— Je devrais déplorer ce qui vous arrive, dit-il, et pourtant il m’est impossible de m’attrister en vous voyant parmi nous.

— Cependant, mes amis, reprit Colette, je ne vous cache pas que j’ai le cœur brisé de me voir à jamais séparée de tous les miens ; si Clary ne m’avait pas emmenée de force, je serais restée. Pauvre Clary, il a failli payer mes hésitations de sa vie.

— Ce n’est rien, dit le jeune homme ; j’aurai une balle de plus à rendre aux constables.

On arriva au cottage des Podgey où Colette fut reçue avec effusion. La jeune fille demeurait triste, elle accueillait assez froidement les témoignages d’amitié qu’on lui prodiguait. Tomy, surpris, se demandait s’il ne s’était pas trompé en croyant que Colette l’aimait. N’avait-elle éprouvé que de l’intérêt pour son malheur ?

La jeune fille ne se départit de sa tristesse silencieuse que pour exprimer sa reconnaissance à Clary ; Jenny Podgey possédait une pommade merveilleuse pour les blessures, elle en prépara une compresse et Colette l’aida à panser le jeune homme. La lumière terne de la lampe éclairait la tête gracieuse de Clary, son visage était pâli par la souffrance, cependant un doux sourire errait sur ses lèvres en regardant Colette ; il était si beau ainsi que Tomy en éprouva un sentiment douloureux. O’Warn lui était bien supérieur sous tous les rapports ; la distinction, l’intelligence, la bonté, la bravoure, le prestige d’un nom fameux, il possédait cela au plus haut degré. Si Colette allait s’en apercevoir ! s’il ne l’avait retrouvée que pour la perdre !

Telles étaient les idées qui tourmentaient le pauvre garçon ; son abattement devint si grand que, plus tard, quand Clary fut parti et que vint le moment de se séparer pour la nuit, Colette, retrouvant un instant son humeur enjouée, dit au jeune homme :

— C’est maintenant, mon bon Tomy, que vous paraissez compatir à mon sort ; vous avez l’air malheureux à souhait.

— Je suis triste, Colette, car vous avez l’air vraiment de ne plus me connaître.

— Eh bien, si mes juges m’en laissent le temps, nous referons connaissance, répondit-elle en souriant.

— Vous désirez retourner à Greenish ?

— Oui, le plus tôt possible. Ne me boudez pas pour cela, Tomy, je vous aime bien quand même.

Elle lui tendit la main avec un si charmant sourire que le jeune homme en fut à moitié désarmé.

Susy entraîna Colette qui devait partager sa petite chambre, bien pauvre, car les lits consistaient en une couche de fougère fraîche ; mais à seize ans on dort quand même et d’ailleurs cette literie est malheureusement la plus usitée chez les paysans irlandais.