Les éditeurs de La Lecture (p. 35-47).


III

UN RAYON D’ESPOIR


Tomy, sombre et taciturne, toucha à peine au repas qu’on lui servit. Les événements de la journée, l’amère déception qu’il avait éprouvée et surtout le remords du crime accompli involontairement dans un coupable accès de colère, torturait son âme et ne lui permettaient pas de goûter le repos.

Ses parents ne l’interrogèrent pas, ils pensaient que le chagrin d’avoir manqué la fête à laquelle il tenait tant l’attristait ainsi.

Un bruit de pas retentit au dehors.

— Qu’est-ce donc ? s’écria Jenny.

— À cette heure ! reprit le fermier.

Mu par un vague effroi, Tomy s’élança vers la muraille, saisit le fusil de son père et l’arma. Il lui semblait que son crime était connu et que les constables venaient le prendre pour le conduire en prison.

— Holà ! vous autres, ouvrez donc ! criait-on du dehors.

— Que demandez-vous ?

— Je vous apporte un objet perdu, ricana une voix éraillée.

— Nous n’avons rien perdu, dit la femme.

— Oui-dà, ouvrez pour voir.

Le paddy, voyant qu’il n’avait affaire qu’à un homme, poussa le premier verrou.

— Prends garde, dit Jenny, c’est peut-être une ruse.

— Il est seul.

— Qui sait, les autres sont cachés ; si tu m’en croyais, tu n’ouvrirais point, il y a des malfaiteurs dans le pays.

— Allez-vous me faire passer la nuit ici, il fait froid et je suis pressé, cria le visiteur.

— Quel est votre nom ?

— James Book pour vous servir, ouvrez donc, morbleu !

Willy retira le dernier verrou et la porte grinça sur ses gonds rouillés.

— Entrez, James Book, on ne savait pas que ce fût vous.

— Vous avez bien tardé à vous en informer.

Le nouveau venu était un garçon de quinze ans, maigre, pâle, nerveux ; il pénétra dans la chaumière et, regardant Jenny en clignotant ses petits yeux verts, il dit :

— Vous prétendez n’avoir rien perdu, mère Podgey, ah ! ah ! ceci est plaisant. Sur vos huit enfants il vous en manque un et vous dites que vous n’avez rien perdu !

— Ketty n’est pas rentrée, c’est vrai.

Tomy frissonna.

James Book avait déposé sur la table un lourd paquet ; il défit avec soin la vieille couverture qui l’enveloppait : c’était la petite Ketty inanimée, ses vêtements mouillés, pâle comme une morte.

Tomy s’approcha d’elle et l’examina avec une visible anxiété.

— Vit-elle encore ? demanda-t-il.

— Oui, ma mère lui a donné les premiers soins ; maintenant il faut la changer et ta mettre au lit.

Tomy éprouva un immense sentiment de soulagement. Il dit à sa mère de s’occuper de l’enfant.

Jenny prit la petite fille d’assez mauvaise grâce, la déshabilla, la frictionna durement et la coucha sans plus de sollicitude.

— C’est bien, mon gardon, dit le fermier voyant que James restait là immobile ; on vous remercie de votre peine, bonsoir, mes compliments à votre mère.

Le jeune garçon ne bougeait point.

— Qu’attendez-vous ? demanda brusquement Jenny, voilà votre couverture ; bien obligée, James Book.

Celui-ci décidément avait pris racine dans le sol, il retournait entre ses doigts son chapeau déformé.

— Willy Podgey, commença-t-il timidement, lorsqu’on rend un service.

— Quoi ? que dites-vous ? fit le paddy se retournant vers lui et le considérant d’un air narquois.

— Oui, lorsqu’on rend un service, on a droit à un témoignage de reconnaissance.

— Cela dépend de la valeur du service rendu.

— J’ai risqué ma vie pour retirer de l’eau votre fille.

— Vous avez eu tort de vous exposer.

— J’aurais pu périr.

— C’eût été de votre faute.

— J’ai mouillé mes vêtements.

— Faites-les sécher.

— Que voulez-vous donc ? interrompit la fermière.

— Mistress Podgey, quand on a rendu un service…

— On sait le reste, vous croyez que je vous donnerai seulement un penny pour avoir tiré de l’eau un semblable poisson. Alors même que les shillings rempliraient mon armoire, je ne donnerais rien ; mon pauvre garçon, vous avez fait une mauvaise spéculation.

— Vous eussiez été plus contents, n’est-ce pas, que je laissasse l’enfant dans l’étang ! mais je n’ai pas un mauvais cœur, moi, je l’en aurais tirée quand même, oui, je l’aurais sauvée pour rien et cependant ce n’est pas ma fille, ni ma sœur. Et j’agirai toujours ainsi.

— Vous ferez bien, répliqua sèchement Willy Podgey en ouvrant la porte, maintenant bonne nuit, il est temps de rentrer chez vous.

— Je n’ai pas un mauvais cœur, moi, répétait le jeune garçon rouge de colère, j’ai six frères et sœurs et je n’en jetterais aucun dans l’étang.

Tomy devint blême ; poussant James dehors, il lui dit :

— On n’abuse pas ainsi de la patience des gens, va-t’en.

Le paddy referma la porte et poussa les deux verrous.

— Vous êtes de méchantes gens, cria James à travers la serrure, cela vous portera malheur. J’étais là, Tomy, oui, j’y étais.

— Que dit-il ? demanda la mère.

— Je ne le comprends pas, le garçon est un peu innocent.

— Ah ! bien, oui, reprit la fermière, donner mon argent pour nous avoir rendu cette petite chenille-là !

— L’argent est trop rare chez nous, ajouta Susy.

— On aurait pu au moins le remercier, dit William.

Une heure plus tard la famille était couchée. Le père ne dormait pas, il pensait qu’il ne pourrait payer son fermage et qu’il serait expulsé. Tomy ne parvenait pas non plus à fermer la paupière ; les paroles de James l’effrayaient peu, celui-ci n’avait aucune preuve contre lui ; d’ailleurs Ketty était sauvée ; ce qui le tourmentait maintenant c’était le souvenir de la scène dont il avait été témoin entre Colette et William.

Le jour le surprit dans ses douloureuses réflexions. Il se leva et s’habilla à la hâte, il lui tardait de sortir, d’être seul et de respirer l’air pur de la campagne. Avant de quitter la maison, il jeta un regard sur la couche où reposait Ketty ; elle avait la fièvre.

— Susy, dit le jeune homme, prépare de la tisane pour la petite.

Sa sœur le regarda surprise.

— Pour Ketty ? dit-elle.

Tomy comprit en ce moment combien était odieuse leur conduite à l’égard de ce pauvre être inoffensif.

— Oui, pour Ketty, répondit-il ; il faut la soigner comme une autre ; si tu veux m’être agréable, ma chère sœur, tu t’en occuperas.

— Je le ferai, frère, répondit Susy, qui aimait pardessus tout Tomy, dont elle était aussi la préférée.

Le jeune homme sortit ; ce bon mouvement avait produit un certain apaisement dans son âme, il se sentait moins malheureux en se rendant à son travail.

Il évita de passer le soir devant la prairie où se trouvait Colette, il ne la revit pas pendant huit jours.

Ketty se remit, grâce aux soins de Susy. Tomy ne la maltraitait plus, il empêcha même sa mère de la battre. Avec l’intuition des êtres souffrants, la petite fille sentit ce changement dans les manières de son frère à son égard et la frayeur qu’elle avait d’abord montrée à sa vue s’effaça rapidement.

La misère devenait chaque jour plus grande pour la pauvre famille ; le désespoir fut à son comble lorsque le bailli fit signifier à Willy Podgey qu’il était mauvais payeur, que la ferme ne rapportait pas suffisamment en ses mains et qu’il eût à chercher une position ailleurs.

Que devenir ? Louer une autre ferme ? c’était impossible. Une morne douleur régnait dans la chaumière.

— Notre seule ressource est d’aller mendier ou mourir de faim au bord d’un chemin, disait Jenny en pleurant.

Les enfants sanglotaient. Tomy, silencieux et triste, se demandait ce qu’il pourrait faire pour sa famille.

Le moment approchait où les Podgey devaient quitter leur cottage ; Willy, malgré toutes ses tentatives, ne trouvait pas à s’occuper ; Tomy n’avait plus de journées, ni l’espoir d’en avoir.

On était au mois de septembre, l’automne commençait sombre et pluvieux, l’hiver apparaissait avec ses inquiétudes cruelles pour les pauvres gens.

Un jour que Willy Podgey se tenait mélancoliquement sur sa porte, regardant autour de lui ces lieux où il avait vécu vingt ans d’une existence tourmentée, mais entremêlée cependant de quelques joies, il vit venir à lui un gentleman d’un aspect correct et grave.

— Bonjour, monsieur, dit l’étranger, vous êtes bien Willy Podgey ?

— Oui, monsieur, en quoi puis-je vous servir ?

— Je voudrais causer un peu avec vous et vous demander quelques renseignements.

— Sur cette ferme ?

— Ne la quittez-vous pas ?

— On m’en chasse, répliqua Willy d’une voix sourde.

— Le sort de l’homme attaché à la terre est intolérable en ce pays, dit l’étranger.

— Ah ! oui, bien malheureux ; nous n’avons ni avenir ni sécurité.

— Vous dites vrai, mon ami, fit le monsieur en s’asseyant près de Willy et de son fils ; pourtant sans sécurité et sans avenir un homme ne peut vivre, il gémit dans l’esclavage.

— C’est notre sort, répondit Tomy.

— À votre âge, jeune homme, je ne comprends pas que vous subissiez une loi si dure.

— Que faire, monsieur, pour m’y soustraire ?

— Lutter contre les difficultés et vous créer une position meilleure.

— Vous savez bien, monsieur, que c’est impossible, notre pays n’offre par l’intelligence et le travail aucune perspective à un pauvre diable comme moi.

— Pourquoi ne pas demander à une autre contrée ce que votre ingrate patrie vous refuse ?

— Comment cela ?

— N’avez-vous jamais entendu parler de ces pays nouveaux où la fortune sourit aux travailleurs, où la terre donne à profusion ses trésors, où la richesse et le bonheur sont le partage des courageux colons qui se vouent à sa prospérité ?

Willy et son fils écoutaient attentivement l’étranger ; celui-ci parlait avec conviction, il reprit :

— Par delà les mers, il est des pays merveilleusement fertiles, favorisés d’un climat enchanteur, des colonies superbes auxquelles il ne manque qu’un nombre suffisant d’habitants pour les exploiter. Elles tendent les bras vers le vieux monde et disent : « Venez donc avec nous, vous tous que la misère écrase, vous que le malheur broie sous un joug de fer ; venez, déclassés, proscrits, persécutés ; nous offrons à tous le travail, le relèvement, l’aisance pour vous et la richesse pour vos enfants. Vous gémissez sous l’oppression, voici des horizons de liberté, d’indépendance, de bonheur. Si vous avez encore des journées de fatigues et d’épreuves, du moins vous ne connaîtrez plus le despotisme humiliant, vous serez les égaux de tous. Enfants d’une même patrie nouvelle, vous grandirez dans la mesure de votre intelligence et de votre activité. Travaillez, la récompense est proche ; voyez parmi nos hommes heureux, nos millionnaires, nos puissants, il en est qui étaient bergers ou manœuvres et aussi pauvres que vous, leur mérite et leurs efforts courageux les ont placés au premier rang.

Tomy demanda à l’étranger :

— Quels sont ces pays dont vous parlez, monsieur ?

— Le plus beau de tous est l’Australie.

— Le connaissez-vous ? demanda Willy Podgey. Je me méfie de ces belles choses lointaines.

— Vous avez raison de vous tenir en garde contre des fictions mensongères ; il m’est facile de vous prouver la vérité de mes paroles, j’ai habité l’Australie.

— Vraiment ! fit Tomy.

— Ce que je vous dis, je l’ai vu. Je suis Irlandais aussi ; voulez-vous connaître mon histoire, elle sera la meilleure attestation en faveur de la belle et prospère Australie ?

— Nous vous écoutons avec un vif intérêt, monsieur, dit le fermier.

L’étranger commença :

— Je naquis dans un pauvre village du Munster. Je vois encore la colline sur le penchant de laquelle s’étageaient deux ou trois cents huttes de terre, dont une ouverture au toit de chaume laissait échapper la fumée du foyer. C’est dans une de ces demeures infectes, sans air, sans lumière que je vins au monde. L’étable délabrée abritait un poney poussif et une vache étique. Derrière l’habitation un petit clos, ensemencé de pommes de terre, était séparé des clos voisins par des pierres entassées formant une muraille mobile. Au-dessus du village s’élevait le clocher de la vieille église dont la mousse et le lierre soutenaient les côtés chancelants.

Mon père était un pauvre tenancier chargé de famille, accablé par les exigences du landlord, par la dîme due au ministre protestant, par les vexations de toutes sortes ; il gémissait dans la misère et mon enfance fut bien triste.

À l’âge de dix-huit ans, je résolus de m’embarquer, afin de me créer une position et de venir un peu en aide à ma famille ; je naviguai durant quelques années.

Je me trouvai un jour dans un port au moment d’un départ d’émigrés pour l’Australie ; je m’informai, on me dit les avantages qu’allaient trouver dans ce pays les infortunés qui tous fuyaient la cruelle misère.

Mon parti fut pris, je me rendis au commissariat et je signai l’engagement de résider deux ans dans la colonie.

Mes parents approuvèrent ma détermination, ils promirent de me rejoindre dès que j’aurais pu me créer une situation suffisante.

Les premiers temps de mon séjour en Australie furent tristes ; cependant je ne me laissai pas abattre, je me livrai résolûment au travail. Le pays, alors sans culture (c’était au commencement de la colonisation), n’offrait pas tous les charmes qu’il possède aujourd’hui, mais le soleil était si radieux, le climat si doux, la vie si calme que j’oubliai tout pour ne voir que les espérances d’avenir qui me souriaient.

Il fut fait une distribution de terres aux nouveaux colons, les unes louées, les autres vendues avec la facilité de payer par dixième chaque année.

J’acquis un lot de terre à cette condition ; je me construisis une petite cabane où, à défaut de confortable, je jouissais d’un air pur et salubre. Ce sol, une rare fertilité se prête à toutes les cultures : le blé, le riz, le houblon, me donnèrent bientôt un revenu suffisant, puis la vie était à si bon marché !

Je me sentais heureux, j’entrevoyais le jour prochain où je deviendrais propriétaire de mon exploitation, où des perspectives nouvelles s’ouvriraient devant moi.

J’étais dans la colonie de Victoria, non loin de Melbourne, une ville de peu d’importance alors, qui compte aujourd’hui trois cent mille habitants, et possède la richesse et les splendeurs des plus belles capitales européennes.

La campagne se peuplait de modestes villages ; sur les collines de jolis cottages miraient leur façade de briques de couleur dans les eaux transparentes de la Yarra. Les chaumières des nouveaux émigrés n’étaient point confortables, mais elles ne valaient pas moins que celles qu’ils avaient quittées et elles leur appartenaient. Là ils ne connaissaient plus la misère ni l’oppression ; ils ne souffraient ni du froid, ni de la faim ; les enfants qui jouaient devant la porte étaient en haillons, c’est vrai, mais leurs visages frais et vermeils respiraient la santé et le bien-être. Les parents souriaient en les regardant, ils entrevoyaient pour eux un bon avenir.

Avec le temps et l’économie, la position de ces fermiers grandit ; quelques années plus tard, à la place des pauvres cabanes s’élevaient de jolies maisonnettes ayant parterre et verger.

Je pus bientôt faire venir près de moi mes parents et mes frères et mes sœurs ; quelle joie d’être réunis jouissant d’une large aisance, de la liberté et du grand air !

Je n’entrerai pas dans tous les détails de notre existence, elle était douce, stable et heureuse ; une circonstance vint la changer totalement.

De riches mines d’or venaient d’être découverte à Bellarat ; l’or est un des produits du sol australien et de toutes parts on accourait vers cette nouvelle source de fortune. Je fis comme les autres, en moins de deux ans j’étais riche ; je fondai à Melbourne une maison de commerce qui prospéra ; je m’associai un de mes frères, le second resta avec nos parents dans une exploitation importante que je lui créai, le troisième monta une maison de banque ; je dotai mes trois sœurs qui se marièrent parfaitement.

— Pourquoi n’êtes-vous pas resté dans ce pays ? demanda Willy Podgey, qui avait écouté avec une grande attention le récit de l’étranger.

— Mon intention est d’y retourner bientôt ; je voyage en ce moment, pour étendre les relations commerciales de ma maison, qui fait l’exportation des laines. En Angleterre, comme en Irlande, on m’a prié de démontrer dans quelques conférences les avantages réels mais peu connus de l’émigration ; convaincu de l’utilité d’une si belle cause, je m’en suis fait volontiers l’apôtre ; je rends service à mes compatriotes que j’aime toujours et à mon pays d’adoption. Je pars prochainement pour Melbourne, heureux si je peux emmener avec moi de nombreux colons.

Hier j’ai appris que le landlord avait décidé l’expulsion de plusieurs de ses tenanciers ; j’ai cru faire un acte de philanthropie en venant vers vous qui ignorez ces choses et qu’une affreuse misère attend dans peu de jours.

— Hélas ! c’est bien la vérité, gémit le paddy.

— Tenez-vous à rester dans votre pays ? demanda l’étranger.

— Notre pays ! fit l’Irlandais d’une voix brisée, des infortunés comme nous ont-ils un pays ? Le pays c’est la terre bénie où se trouve la chaumière paternelle, où les jeunes années se sont écoulées en une joyeuse insouciance. Dans notre malheureuse patrie, ce bien nous est refusé comme tous les autres ; notre sort est semblable à celui du bœuf ou du pourceau, un caprice du maître peut à tout moment nous enlever notre position précaire. C’est ce qui nous arrive.

— Quittez donc l’Irlande et émigrez en Australie.

— Je le voudrais bien, monsieur.

— Qu’est-ce qui vous arrête donc ?

— Pour entreprendre un si long voyage il faudrait de l’argent.

— N’est-ce que cela ?

Le paddy regarda avec stupéfaction l’étranger, qui avait l’air de traiter de bagatelle une si grave question.

— Ce n’est que cela, monsieur, mais c’est assez.

— Si vous voulez émigrer pour l’Australie, il ne vous en coûtera pas un penny.

— Comment cela ?

— Chaque colonie australienne inscrit à son budget une forte somme pour provoquer l’immigration. Si vous fournissez les garanties nécessaires et signez l’engagement de résider deux ans en Australie, on vous accordera le passage gratuit, on vous nourrira, on prendra soin de vous à votre arrivée et on vous facilitera le travail qui vous conviendra le mieux. La vie est à très bon marché et les salaires très élevés, un ouvrier peut gagner par jour une demi-guinée et plus.

— C’est magnifique, reprit le paddy ; femme, qu’en dis-tu ?

Jenny s’était rapprochée depuis quelques instants et avait entendu les propositions de l’étranger.

— Je voudrais bien, répondit-elle, mais nous n’avons plus de vêtements pour nous couvrir, mes enfants sont en haillons.

— On vous donnera les objets indispensables, cela vous convient-il ?

— Oui, monsieur, oui, s’écrièrent à la fois Willy et sa femme.

Tomy gardait le silence, les offres de l’étranger lui souriaient, mais il pensait à Colette. La jeune fille ne l’aimait pas encore, cependant elle n’était pas pressée de se marier ; qui sait ? tout espoir ne lui était pas enlevé.

Ce rêve semblait impossible, mais le cœur n’a-t-il pas des raisons que la raison ne peut comprendre ? Empêchera-t-on la jeunesse de se nourrir d’illusions ?

L’étranger avait tiré de sa poche un élégant calepin, il prit les noms et les âges de tous les membres de la famille Podgey.

— C’est donc convenu, dit-il, je vais faire les démarches nécessaires. Vos fils sont-ils aussi de cet avis ? ce sont des jeunes gens d’âge à se prononcer.

— Nous consentons, dirent George et William.

— Et vous, jeune homme ? demanda l’étranger à Tomy.

— Je ne sais pas, balbutia-t-il ; je veux réfléchir.

— Mais tu ne peux faire autre chose, lui dit son père.

Tomy se demandait si Colette consentirait à le suivre en Australie ; non, sans doute, et il ne pouvait se décider à partir.

— Ton obstination causera notre perte, dit Willy.

— Non, reprit l’étranger, votre fils est maître de prendre seul une direction dans la vie, vous ne pouvez à cause de lui sacrifier l’avenir de ses frères et sœurs ; acceptez mes offres, il viendra vous rejoindre de lui-même.

— Je dois le faire, répondit le paddy, je vous remercie, monsieur, vous rendez l’espoir et la vie à une pauvre famille.

L’étranger les quitta en leur promettant bientôt de ses nouvelles.

— Tomy, demanda Susy, pourquoi ne veux-tu pas venir avec nous ?

— Je veux mûrir ma détermination.

Le jeune homme demeura songeur.

« Si Colette voulait m’attendre, pensait-il, j’irais ramasser beaucoup d’or en Australie et je reviendrais bien plus riche que William Pody. On ne sait pas, après tout, j’essaierai. »

Et Tomy écouta en souriant ses frères et sœurs exalter les avantages qui les attendaient dans cet heureux pays.