Les éditeurs de La Lecture (p. 18-34).


II

TOMY PODGEY


Les premières années de Ketty furent tristes et délaissées ; privée des soins dévoués et de l’affection nécessaire à l’enfance, la petite fille s’étiolait dans une atmosphère de froide indifférence.

Willy Podgey ne pouvait lui pardonner d’avoir si fâcheusement détruit ses brillantes espérances ; sa mère la détestait et ses frères et sœurs suivaient ce coupable exemple. Ketty était dans la maison un vrai pâtira.

Si la récolte était mauvaise, le paddy rudoyait sa fille et jurait.

— Sans cette enfant, je serais à la tête d’une ferme importante, tandis que je ne pourrai encore payer mon loyer cette année ; grâce à elle un jour ou l’autre nous serons jetés dehors.

Ketty était trop jeune pour lui répondre que l’espérance seule de sa naissance l’avait préservé une fois de ce malheur.

L’infortunée ne comprenait rien à la haine dont elle était l’objet, elle se retirait à l’écart et pleurait.

Si la nourriture manquait, et ce n’était pas rare, sa mère la battait, lui reprochant d’avoir perdu l’avenir de ses frères et sœurs et d’être une charge pour tous.

— Ketty n’est pas cause d’être une fille, disait parfois William ; les traitements injustes qu’on faisait subir à sa petite sœur révoltaient son bon cœur.

— Tais-toi, lourdaud, criait la mère en lui allongeant un soufflet retentissant.

L’aisance qui régnait dans la chaumière à l’époque de la naissance de Ketty ne dura pas longtemps, les privations revinrent bientôt, les beaux meubles de chêne donnés par milady disparurent l’un après l’autre ; la batterie de cuisine, la vaisselle, le linge suivirent la même voie ; un an plus tard, la chaumière avait repris l’air pauvre et délabré que nous lui avons vu au commencement de ce récit ; le sol de la cour, défoncé par les pluies, était redevenu un bourbier où picotaient quelques volailles.

Il ne restait rien du beau rêve d’un jour qu’une immense déception, un chagrin qui aigrissait les caractères et une haine toujours grandissante contre la pauvre Ketty.

Willy s’adonnait à la boisson, sa femme devenait de plus en plus hargneuse ; Tomy, d’un caractère sombre et concentré, souffrait vivement d’une situation dont son âge lui permettait mieux de comprendre la tristesse ; il devenait dur, intraitable, son visage autrefois beau et ouvert avait pris une expression taciturne qui en enlevait tout le charme.

Tomy avait aujourd’hui vingt ans, il était grand, fort, énergique ; l’exploitation de son père ne suffisant pas à faire vivre une nombreuse famille, le jeune homme devait songer à se créer une position. Il allait en journée chez des fermiers voisins, mais ceux-ci n’étaient guère plus riches que Willy et l’ouvrage manquait souvent.

On connait la position déplorable du paysan irlandais ; déshérité des libertés et du bien-être accordés aux autres habitants des États Britanniques, le malheureux tenancier, rançonné par des maîtres très durs, sans sécurité, sans lendemain, vit misérablement sur un sol qu’il arrose de ses sueurs et d’où une loi barbare peut le chasser à tout moment.

L’Angleterre applique son joug de fer sur cette île-sœur qu’elle a de tout temps traitée avec la tendresse que témoignait à Ketty sa famille.

L’Irlande, persécutée pour sa constance dans la foi catholique, a gémi des siècles, essayant vainement de reconquérir son droit de vivre ; la révolution s’infiltrant parmi ces populations ulcérées, couve depuis longtemps et, si on n’apporte au mal un efficace et prompt remède, un cataclysme se prépare, menaçant l’existence de ce royaume, asile de tous les sectaires chassés de leur pays et qui usent maintenant si habilement des progrès de la science moderne.

Tomy cherchait donc un moyen de gagner sa vie et ne le trouvait pas.

Lady Walwich n’avait pas reparu depuis le jour de la naissance de Ketty, elle avait sans doute trouvé ailleurs l’héritier désiré et n’avait pas pensé un instant aux pauvres gens dont ses promesse avaient à jamais troublé le repos. Les Anglais sont, pour la plupart, froidement égoïstes, leur générosité tant vantée n’est souvent qu’apparente ; ils prodiguent follement l’or pour satisfaire une fantaisie ou se donner le mérite d’une action d’éclat, mais le vrai désintéressement, la charité affectueuse et cachée sont des vertus essentiellement catholiques, pratiquées seulement par ceux qui s’inspirent de cette parole du Sauveur : « Aimez-vous les uns les autres. »

Depuis un mois, Tomy travaillait à titre de manœuvre à la reconstruction d’un cottage détruit par un incendie. C’était à quatre milles de chez lui ; le matin et le soir, il pouvait encore aider son père et ses journées, bien que peu payées, donnaient cependant quelques ressources à la famille.

Tomy était satisfait ; son caractère se modifia tout à coup, il devint moins brusque, moins maussade, son visage même commença à perdre cette expression sauvage qui le rendait déplaisant.

Qu’était-il donc survenu dans sa vie ?

En le suivant à son retour du travail, nous aurons le mot de cette énigme.

Un soir, après la journée terminée, Tomy revenait lentement au logis ; plongé dans ses mélancoliques réflexions, il marchait la tête baissée, sans regarder les gens qui passaient près de lui, quand il s’entendit interpelé par une voix jeune et gaie.

— Holà ! maître Tomy, vous passez fièrement, on dirait que vous ne connaissez personne ?

Le jeune homme le va la tête et répondit en souriant :

— Bonjour, Colette, je ne vous voyais pas.

— Je crois bien, vous regardiez en dedans.

Celle qui parlait ainsi était une belle jeune fille de seize ans, blonde, fraîche, au regard vif, au franc sourire. Elle était appuyée à la barrière d’une prairie où plusieurs vaches pâturaient l’herbe épaisse.

— À quoi pensiez-vous donc, Tomy ? demanda malicieusement la jeune fille.

— Il serait gracieux de vous dire, Colette, que je pensais à vous, mais, en vérité, mes réflexions ont rarement un si aimable objet.

— Voilà un compliment singulièrement tourné, fit la jeune Irlandaise en riant aux éclats.

Tomy n’était pas adroit, en effet, il rougit et balbutia :

— Quand on est malheureux, les jeunes filles se moquent de vous.

— Ne vous fâchez pas, maître Tomy, dit Colette en reprenant à grand-peine son sérieux.

— Riez, Colette, ne vous gênez pas, fit le jeune homme d’une voix indignée. Si c’était tout ce que vous aviez à me dire, il ne valait pas la peine de m’arrêter.

La jeune fille, rieuse comme on l’est à son âge, s’amusait fort de la colère de son ami Tomy.

— De grâce, quittez cet air tragique, il n’est pas besoin d’être toujours morose parce que vous avez manqué un jour de devenir riche, s’écria-t-elle.

Cette réflexion fut loin d’amener le calme sur la figure du jeune homme.

— Décidément, reprit Colette, qu’avez-vous donc perdu ? beaucoup de folles espérances, mais votre situation n’est pas changée. À votre âge, Tomy, on a plus d’énergie, on travaille et quand les soucis viennent, on leur rit au nez.

— Vous en parlez à votre aise, Colette ; notre condition est bien malheureuse, le travail est rare et la vie si difficile.

— Allons, pour chasser vos idées noires, Tomy, aidez-moi à faire rentrer mes vaches.

Le jeune homme obéit ; chemin faisant la conversation devint plus amicale, Tomy et Colette se connaissaient depuis l’enfance, mais la pauvreté et les préoccupations de sa famille enlevaient à Tomy le goût de se mêler à la jeunesse du pays, aussi vivait-il très isolé.

— Viendrez-vous samedi à la noce de Patrick Yenky ? On dansera, il y aura beaucoup de plaisir.

— Y serez-vous, Colette ?

— Certainement.

— J’irai, reprit Tomy.

La fillette sourit avec satisfaction.

— C’est bien, nous allons redevenir amis comme autrefois. Emmenez votre sœur Susy, je l’aime beaucoup, je serai enchantée de la voir.

— Je ne crois pas que Susy vienne.

— Pourquoi ?

Tomy secoua la tête sans répondre ; il pensait que sa sœur, vêtue de ses vieux vêtements fanés, ferait triste figure à la noce.

— Vous n’êtes pas décidément un compagnon agréable, reprit Colette avec une moue significative ; heureusement que samedi William Pody sera de la fête.

Tomy la regarda avec une expression de dépit.

— Je vaux bien William Pody, fit-il.

— Lui au moins est gai et aimable.

— C’est qu’il est heureux, Colette.

— Eh ! mon Dieu, il a aussi ses soucis, mais il n’a pas l’air comme vous de s’en prendre à l’humanité. Nous voici arrivés, bonsoir Tomy, à samedi.

Les jours suivants, le jeune homme continua à passer devant la prairie où Colette filait en gardant son chapeau, il lui souhaitait le bonsoir, causait un moment et, pour ne pas s’attirer les railleuses épigrammes de la jeune fille, il reprenait sans s’en apercevoir son humeur d’autrefois.

Le samedi matin, Tomy, qui depuis huit jours ne rêvait qu’à la noce de Patrick Yenky, ou plutôt au plaisir d’y rencontrer Colette et d’être son cavalier pendant la durée de la fête, voulut s’habiller de son mieux.

— Tu tiens bien à aller à cette réunion ? lui demanda sa mère.

— Oui, j’ai promis d’y assister.

— C’est de son âge, dit le père.

— Les plaisirs ne sont pas pour les pauvres gens, reprit la mère.

— Il faut bien que les jeunes se distraient, ajouta le paddy.

— Songe donc, mon fils, que les autres seront bien vêtus et que toi tu n’as rien de beau à mettre.

— Mais si, ma mère, j’ai ma veste neuve d’il y a trois ans que je n’ai presque pas portée.

— Elle serait trop étroite pour toi, mon ami.

— Non, ma mère, je l’ai essayée la semaine dernière, elle me serre un peu, il est vrai, mais elle me va encore. William me prêtera le chapeau que son parrain lui a donné à Noël, ma bonne petite Susy a lavé et repassé mon pantalon de toile jaune, elle a mis à ma taille le gilet de noce de mon père, avec cela et ma veste bleue, je serai aussi beau que William Pody.

Jenny baissa la tête en soupirant.

Tomy commença sa toilette.

— Je voudrais bien t’emmener avec moi, Susy, dit-il en embrassant sa sœur ; plus tard, je l’espère, je pourrai te faire élégante et tu iras t’amuser ainsi que les autres jeunes filles de ton âge.

— Ma mère, qu’as-tu donc à pleurer ?

— Rien, mon fils.

— Ne dirait-on pas que je vais à un enterrement. Susy, ma mignonne, prends ma veste dans l’armoire que je la brosse avant de m’habiller.

La fillette courut à un vieux bahut où s’entassaient quelques vêtements, elle chercha mais ne trouva pas la veste bleue à boutons brillants.

— Tomy, où l’as-tu mise ?

— Dans cette armoire.

Susy chercha encore.

— Je ne trouve que ta vieille jaquette brune.

— Demande à notre mère.

Jenny continuait à pleurer.

— Mère, qu’est devenue ma veste ? fit Tomy avec inquiétude.

— Tomy, pardonne-moi, tu sais notre pauvreté, dix personnes à nourrir, l’autre jour…

— Tu l’as vendue !…

— Hélas ! il ne nous restait plus rien à mettre en gage, tous mes vêtements y ont passé depuis longtemps, ma bague de noce n’est plus à mon doigt.

— Combien l’as-tu vendue, mère ? demanda Tomy d’une voix éteinte.

— Un shilling, mon fils, c’est peu, mais les marchands sont encombrés de propositions.

— Ma belle veste bleue pour un shilling, gémit Tomy, mon Dieu, mon Dieu !

— Mère, il eût mieux valu vendre le chapeau que m’a donné mon parrain, dit William.

— Hélas ! mon pauvre enfant, ton chapeau ne nous appartient plus depuis un mois.

Un silence douloureux régna dans la chaumière.

Willy Podgey, morne, consterné, regardait fixement le sol. Les enfants pleuraient.

Tomy, sans dire un mot, repoussa les objets que Susy avait si soigneusement préparés et qu’elle considérait avec désespoir.

— Merci, ma sœur, fit-il tristement.

Passant sa blouse de travail, il enfonça sur ses yeux son vieux chapeau aux bords déchirés et sortit.

Tomy marcha, sombre et agité, jusqu’à l’entrée de la route ; là, se laissant tomber sur l’herbe du fossé, il se mit à pleurer.

Ses poings crispés semblaient maudire le sort qui l’accablait, l’inexorable misère l’enserrait de ses griffes sanglantes et lui arrachait des cris et des imprécations.

À la ferme de Patrick, on était déjà réuni ; Colette gaie et pimpante, appuyée au bras du beau William Pody, lui prodiguait ses sourires et ses joyeux propos.

Penserait-elle au malheureux qui ne regrettait la fête que pour elle ?

Fatalité d’être si pauvre ! Pas de jeunesse, pas d’amour ! le malheur, voilà son lot.

Tomy pleura longtemps, puis, pour secouer son chagrin, il se rendit à son ouvrage ; triste et taciturne, il travailla tout le jour en silence, ses compagnons ne purent obtenir de lui une parole.

Le soir, en rentrant au logis, il entendit un bruit de voix dans le chemin ; pensant que c’étaient des gens qui rentraient de la noce, il se plaça derrière un buisson pour n’être pas vu en si pauvre tenue.

Plusieurs groupes passèrent. Un peu à l’écart venait Colette au bras de William Pody.

Tomy eût voulu écraser sur place son rival.

« Ah ! se dit-il, il l’a vue toute la journée, il lui a parlé, comme ils paraissent d’accord ! William rayonne de joie et Colette est plus jolie que jamais. »

Rampant derrière la haie, le jeune homme arriva près de l’endroit où William et Colette étaient arrêtés. De là, il pouvait tout entendre, sans être vu. Le procédé n’est point très délicat ; mais qui oserait affirmer qu’à sa place il n’en eût pas fait autant ?

— Colette, disait le jeune homme, votre père m’a autorisé à vous parler comme je le fais ; il m’a dit ce matin même : William, mon garçon, je n’ai pas d’objection à faire à ton projet ; si la fillette y consent, reviens me trouver. — C’est bien parlé cela, ai-je répondu. Père Buckly, je suis reconnaissant de votre accueil, j’aime Colette depuis longtemps, j’ai du bien, je serai pour elle un mari dévoué et pour vous un bon fils ; vous me connaissez, William Pody n’a pas mauvaise renommée dans le pays. — Non, m’a-t-il dit, tous mes vœux sont pour toi, épouse ma fille, j’en serai content ; je la verrai avec plaisir débarrassée des obsessions de ce gueux de Tomy Podgey.

Un froissement se fit dans le feuillage.

— Qu’est-ce que cela ? dit Colette effrayée.

— Une couleuvre peut-être, n’y faites pas attention et répondez-moi.

— Rien ne presse, William, et nous avons le temps d’y penser.

— Ce n’est pas une réponse, fit le jeune homme.

— Il faudra pourtant vous en contenter, répartit la fillette en accompagnant ces paroles d’un frais éclat de rire.

— Vous ne m’aimez donc pas, Colette ?

La jeune fille, dégageant sa main de celle de William, s’éloigna en chantant :

J’aime l’oiseau qui s’envole,
Et les fleura de la prairie,
Le beau papillon frivole,
Glissant sur l’herbe fleurie.

William fit un geste d’impatience. Tomy s’était relevé pour se rapprocher de l’endroit où se trouvaient maintenant les deux jeunes gens.

— Colette, reprit William, dois-je croire que la demande d’un autre serait mieux accueillie que la mienne ?

La jeune fille répondit par un nouvel éclat de rire perlé qui l’irrita davantage.

— Colette, insista-t-il, écouteriez-vous mieux Tomy Podgey ?

— Ce gueux de Tomy Podgey, fit Colette en riant de plus belle.

— Cependant !

— Vous êtes fou, mon pauvre William, votre jalousie vous rend insensé. J’ai parlé à Tomy comme à un ancien compagnon d’enfance, mais je n’ai jamais pensé à l’épouser. Le pauvre garçon est loin d’y songer lui-même et, y songerait-il, il ne le pourrait pas.

— C’est certain, quand on a après soi sept frères ou sœurs, y compris ce petit garçon manqué qui a achevé de leur faire perdre la tête à tous, on ne peut se créer une famille nouvelle.

— Tomy était bon enfant autrefois, reprit la jeune fille, son malheur l’a rendu triste et farouche, je ne sais pourquoi il n’est pas venu aujourd’hui.

— On dit, fit ironiquement William, qu’après avoir peu à peu vendu leur mobilier, les Podgey envoient à tour de rang leurs habits chez le revendeur.

Et le jeune homme termina sa phrase par un bruyant éclat de rire.

— Pauvres gens ! dit Colette qui était devenue sérieuse.

Ce rire insultant et cette pitié dédaigneuse firent bondir de rage le cœur de Tomy ; serrant son front à deux mains, il comprimait à grand-peine l’explosion de sa colère.

La jeune fille reprit :

— Il y a vingt ans, Jenney Podgey était une des plus jolies filles du pays ; quand elle épousa Willy, le plus beau garçon du district, qui lui eût dit qu’elle en arriverait où nous la voyons aujourd’hui.

— Eh bien ? reprit William.

— J’en tire cette conclusion qu’il vaut mieux ne pas se marier.

— Ce n’est plus la même chose, Colette, votre sort avec moi serait tout différent ; mon oncle m’a laissé une petite fortune qui, développée par mon travail et administrée par une bonne ménagère comme vous, nous assurera une large aisance ; noue n’enverrons pas nos meubles et nos habits chez le revendeur, continua-t-il avec son gros rire moqueur.

— Qui sait, fit Colette, on peut se ruiner !

— Si cela va ainsi, un riche lord même n’est pas sûr de sa fortune.

— Sans doute, William, l’avenir est plein de mystère.

— Ne plaisantez pas, Colette, ma proposition est sérieuse.

La fillette effeuillait en souriant des fleurs arrachées aux buissons, elle en jeta une poignée à son compagnon et s’enfuit en répétant un refrain populaire.

William la rejoignit et Tomy, abrité par la haie touffue, put continuer à entendre la voix moqueuse de Colette répondant aux reproches du jeune homme par les plus jolies roulades qui pussent s’échapper de son gosier.

— Colette, disait-il en essayant de fixer l’attention de la jeune fille, ce n’est point sans raison qu’on vous appelle la linotte du Greenish ; mais si votre tête est légère, votre cœur est bon.

— Monsieur William Pody, répliqua Colette en se fâchant, pourquoi recherchez-vous pour femme une fille étourdie, une tête de linotte ?

— Je n’ai pas voulu vous offenser, Colette, vous savez que personne ne vous apprécie autant que moi.

Un autre groupe se rapprocha des jeunes gens et le bruit des voix se confondit. Tomy ne put désormais suivre leur entretien, mais il ne les perdit pas des yeux. Colette boudait son compagnon, celui-ci s’épuisait en protestations tendres, afin de vaincre le ressentiment de la jeune fille. Sans doute il y parvint, car on entendit bientôt les frais éclats de rire de Colette.

À l’entrée d’un chemin aboutissant à la route, on s’arrêta ; la jeune fille dit à William qu’elle allait rentrer à son village avec les autres personnes qui l’accompagnaient. Il fit mine de vouloir la suivre, elle refusa.

Le jeune homme prit sa main et la serra tendrement.

— Au revoir, Colette, dit-il.

Elle prononça quelques paroles que Tomy n’entendit pas, mais la brise perfide lui apporta ces mots :

— À demain, Will, venez trouver mon père.

Tomy crut voir, peut-être était-ce sa vue qui se troublait, Colette poser deux doigts sur ses lèvres roses et envoyer un baiser à William qui la regardait s’éloigner.

Tous les gens de la noce se dispersèrent, les uns chantant gaiement, excités par de copieuses libations, les plus jeunes causant ou rêvant, car plus d’un emportait en son cœur un souvenir heureux.

Tomy, resté seul sur la route que les ombres du soir commençaient à envelopper, était en proie à une rage indicible, il se demandait s’il n’allait pas s’élancer sur William et lui faire expier son bonheur insolent. Il fut au moment de rejoindre Colette.

Que lui dirait-il ? Pauvre, misérablement vêtu, sans position, il ne pouvait obtenir d’elle que pitié ou raillerie.

Ce gueux de Tomy !

Oui, William avait prononcé cette parole, il avait ri de son malheur, il l’avait traité comme un vagabond, un va-nu-pieds.

À cette pensée une colère intense grondait dans l’âme du jeune homme. Il s’élança du côté où William avait disparu.

Tout à coup il cessa sa course folle.

« Que vais-je faire ? se dit-il, je suis plus fort que William, mais il n’est pas seul ; mon agression ne servirait qu’à donner à tous le spectacle de ma jalousie et de ma honte. Attendons, William Pody, fiancé de Colette, nous nous retrouverons !…

« Ah ! murmurait le pauvre garçon en se rapprochant de sa chaumière, un peu d’argent suffit à changer une vie ; quelques livres sterling et moi aussi je pourrais être heureux ; jamais, jamais !… »

Tomy atteignait une allée de peupliers et de frênes qui bordait un étang profond ; la nuit était venue, la lune se levait brillante, reflétant sur la surface unie de l’étang ses rayons argentés ; les saules de la rive penchaient sur les eaux leurs branches flexibles, agitées par la brise du soir ; dans le lointain la chaîne de montagnes se dentelait en sombres festons sur le ciel pur ; aucun bruit ne troublait le silence de la nature, si ce n’est le coassement des grenouilles parmi les roseaux ; dans les grands arbres, le rossignol solitaire saluait la nuit sereine en préludant à son harmonieux concert.

Le jeune homme s’arrêta au bord de l’étang.

Rien ne ressemble davantage à l’âme humaine que cette surface transparente où le regard le plus exercé ne parvient à rien découvrir et qui, bous un calme apparent, cache des abîmes sans fond. Si une main téméraire avait jeté dans ces eaux tranquilles un bloc de rochers, on eût vu s’élever une violente tempête, engloutissant par sa violence les roseaux de la rive et les modestes plantes qui confient à ces ondes leur existence incertaine.

C’est ce qui se passait dans le cœur du pauvre Tomy. Pendant qu’il se livrait à ses amères réflexions, un objet que l’obscurité rendait confus s’agita près de lui.

— Qu’est-ce que cela ? fit-il.

La forme devint plus distincte, c’était un enfant.

— Ketty, s’écria le jeune homme d’une voix qui effraya la petite fille, que fais-tu ici ?

Rien ne pouvait être plus désagréable en ce moment à Tomy que la vue de cette enfant ; lui et ses parents la considéraient à tort comme la cause de leur malheur.

« Ah ! se dit Tomy, si cette stupide créature n’avait pas été une fille, nous serions riches, j’épouserais Colette. »

Cette pensée évoquait dans son esprit une vision enchanteresse trop tôt évanouie. Il voyait leur chaumière fraîche, coquette, ornée de meubles neufs, leur cour propre et bien soignée, la riche lady et son bel équipage ; qu’ils avaient été heureux un mois, que de beaux rêves, que de brillantes espérances !…

Et Ketty était venue, cette enfant causerait la ruine de sa famille.

Le jeune homme abaissa un regard de haine sur la petite fille qui se tenait timidement près de lui.

— Que fais-tu ici, vagabonde ? dit-il en la secouant rudement par le bras. Voilà deux fois que je t’adresse cette question.

Ketty avait quatre ans, elle était grêle, malingre, sa figure pâle, ses grands yeux exprimaient la tristesse et la souffrance. Jamais cette jeune âme n’avait reçu une parole d’affection, les mauvais traitements étaient son partage, aussi son existence ressemblait à une sorte de végétation maladive qu’un souffle eût brisée.

— Es-tu muette autant qu’idiote, reprit violemment son frère en la serrant au point de la broyer dans ses mains de fer.

— Je ne sais pas, répondit l’enfant affolée, ne comprenant rien à cette brutale, sinon qu’elle y était accoutumée.

— Tu ne sais pas si tu es muette ? ricana le jeune homme, mais pour sûr tu es idiote. Que faisais-tu ici ? réponds où je t’arrache la langue.

— J’étais venue jouer et je ne trouvais plus le chemin de la maison.

— Tu es allée mendier ; ce n’est pas assez de porter malheur à ta famille, tu veux la déshonorer, abominable enfant !

Tomy n’était pas méchant, mais il détestait Ketty ; en ce moment, il n’avait plus sa raison et il déversait injustement sur un être faible la rage qui dévorait son cœur.

— Je n’ai pas mendié, sanglota la petite fille. Frère, laisse-moi, je n’ai rien fait de mal.

— Tu es le mal lui-même, tu es la misère, tu es la fatalité, maudit soit le jour de ta naissance, maudite soit ta vie !

Tomy souleva de ses deux mains le pauvre être sans défense, il l’éleva à la hauteur de ses yeux.

Les rayons de la lune rendaient plus blafard encore le petit visage désolé de Ketty, de grosses larmes coulaient sur ses joues, ses membres grêles semblaient prêts à se disloquer sous la pression des doigts qui l’enserraient.

Cet aspect touchant, loin d’éveiller la pitié dans le cœur du jeune homme, porta à son comble l’exaspération de son esprit.

— Misérable avorton, dit-il, je me sens une folle envie de te briser comme du verre, de t’anéantir.

Des frémissements convulsifs l’agitaient. L’enfant pleurait.

Tomy regardait l’étang, un mouvement et c’était fini de Ketty ; il posa l’enfant à terre.

— Va, dit-il durement, éloigne-toi, je sens le vertige.

Ketty voulut courir, elle trébucha et tomba en jetant des cris.

— Tais-toi, fit Tomy.

L’enfant ne pouvait se relever et pleurait toujours.

Le jeune homme, hors de lui, la poussa brusquement du pied, il faisait noir, un bruit sourd et le clapotement de l’eau annoncèrent la chute d’un corps ; l’étang avait reçu l’infortunée victime.

Tomy s’arrêta saisi d’épouvante.

— Je ne voulais pas le faire, murmura-t-il.

Il se pencha sur l’eau et ne vit rien.

— C’est un accident, reprit-il, non, je ne voulais pas le faire.

Puis effrayé, consterné, il se mit à courir vers le cottage. La lune s’était voilée de lourds nuages, l’obscurité était complète, l’étang avait repris son immobilité, le vent gémissait plaintivement dans les roseaux. Tomy se heurtait aux arbres, se blessait, l’écho répétait ses cris qui lui semblaient des voix vengeresses le poursuivant comme Caïn après son crime.

— Je ne l’aurais pas fait, non, je ne le voulais pas, répétait-il.

Des éclats de rire moqueurs répondaient à la voix de ses remords, des figures grimaçantes se dressaient à ses yeux, les démons étendaient leurs bras décharnés pour le saisir, il voulait fuir et il tombait dans les branches enlacées des taillis, il roulait sur le sol, luttant contre des ennemis invisibles.

Il atteignit enfin la route et aperçut le toit de chaun de sa demeure. À cette vue, le calme se fit dans ses sens, il se retourna, il ne vit plus rien.

— Je ne repasserai jamais le soir par cet endroit fit-il. Ketty ! Que vais-je dire ? Personne n’en saura rien, elle aurait pu tomber dans l’étang en jouant ; après tout c’est un débarras pour la famille et je ne l’ai pas fait exprès.

Quand on le vit entrer, pâle, défaillant, ses vêtements déchirés, le visage meurtri, les mains en sang, sa mère s’élança vers lui.

— Tomy, mon fils, qu’est-il arrivé ?

— Calme-toi, ma mère.

— Mais d’où viennent ses blessures ?

— Je me suis attardé, j’ai traversé le bois qui borde l’étang ; sans ma force et mon courage, je n’en serais jamais sorti.

— Tu as été attaqué ? demanda le père.

Tomy pâlit davantage encore.

— Je ne saurais dire le nombre de mes ennemis, mais voyez en quel état je suis sorti de leurs mains.

— J’ai toujours dit, mon fils, reprit Jenny, qu’il y avait danger à traverser ce bois à la nuit, il est mal fréquenté, sans parler des revenants.

Personne ne s’informa de ce qu’était devenue la petite Ketty ; quand elle ne rentrait pas à l’heure du repas, sa maigre portion ne lui était pas réservée. Plus d’une fois, elle avait passé la nuit dans une grange sans qu’on s’en occupât ; on exprimait seulement le regret de la voir revenir.