Les éditeurs de La Lecture (p. 48-57).


IV

LE COLLECTEUR DES DÎMES DE SA RÉVÉRENCE


C’était jour de marché au village de Greenish. Les routes qui y conduisent étaient encombrées de paddies aux vêtements délabrés, menant des troupeaux ou venant vendre leurs denrées ; beaucoup étaient montés sur les bons petits poneys du pays ; des enfants en guenilles accouraient à pied des pauvres hameaux voisins, afin de jouir des distractions de la foire.

Le marché se tenait sur une grande plaine au bas du village. Depuis le lever du jour, on y voyait une affreuse cohue de gens de toutes sortes, de charrettes, de chevaux, de bestiaux. Les clameurs de la foule, les beuglements des animaux, le claquement des fouets assourdissaient les oreilles les moins délicates.

Un pâle soleil d’automne éclairait la fête.

Comme sur tous les marchés du monde les propriétaires des étalages ambulants se disputaient à grand renfort d’éloquence les faveurs du public. Il y avait des colporteurs, des marchands d’images, des charlatans vendant des bagues préservant de la fièvre et généralement des remèdes pour tous les maux ; des Juifs, aux haillons sordides, étalant sur leurs sales éventaires les vieilles défroques dont ils vantaient la qualité.

C’est à ces boutiques que la plupart des paysans irlandais achètent les loques qui les couvrent à peine, bien peu, même en leurs plus beaux jours, ont[illisible] porté des vêtements neufs.

Il y avait aussi des salles de bal et des cabarets où de nombreux consommateurs savouraient le whiskey, cette chère liqueur nationale dans laquelle l’Irlandais noie sa misère et ses chagrins en les aggravant. De vieilles femmes, au visage bourgeonné et au nez rougi par un fréquent usage du whiskey, faisaient frire des poudings et des rissoles de porcs sur des fourneaux en plein vent. Autour d’elles beaucoup de curieux regardaient avidement en fouillant leurs poches vides.

Quelques constables, le fusil sur l’épaule, veillaient au bon ordre, tandis que le sergent recruteur, précédé d’un jeune garçon qui battait la marche sur un tambour à demi crevé, promenait triomphalement un grand diable en haillons, couvert de rubans, qu’il avait enivré la veille pour l’enrôler ; ce brillant spectacle avait pour but de représenter le bonheur de la vie militaire.

Tomy s’était rendu au marché sachant bien y rencontrer Colette ; depuis quelques jours il passait chaque soir devant la petite prairie où la jeune fille gardait ses vaches, mais sa sœur Mary la remplaçait ; Colette semblait éviter la présence de Tomy.

Le père de Colette était un petit fermier guère plus riche que les Podgey, seulement sa famille était moins nombreuse et, grâce aux pâturages qui lui permettaient de nourrir plusieurs vaches et des moutons, il ne sentait pas trop la misère et payait à peu près exactement son fermage.

Colette avait donc un sort digne d’envie parmi les autres jeunes filles du pays. Ce qui excitait toujours la jalousie de ses compagnes, c’était le bruit de son mariage avec William Pody.

William, fils d’un très petit tenancier, avait un parrain qui venait de laisser à Cork un commerce assez prospère ; si le jeune homme était à la ville un bien mince personnage, pour les pauvres habitants de son village natal, c’était un richard ; sa mise relativement élégante faisait soupirer d’envie les jeunes garçons du pays ; toutes les jeunes filles en voulaient à Colette d’absorber l’attention de William.

Colette elle-même était fière de cette préférence et tout en ayant l’air de ne pas céder de suite aux instances du jeune homme, elle n’avait garde de le laisser échapper. Tomy était plus beau garçon que William, elle le connaissait dès l’enfance et avait toujours eu de l’amitié pour lui. Tomy était pauvre tandis que William avait du bien. Des maris de ce genre ne se trouvaient pas au village et le père de Colette n’eût pas pardonné à sa fille de le refuser.

Tomy avait mis ses vêtements les moins délabrés que Susy avait passé la semaine à repriser et, monté sur le poney de son père, il fit son entrée sur la place du marché.

— Ah ! c’est Tomy Podgey, dit, avec un sourire amer, un jeune garçon vêtu d’un reste de costume militaire qui avait certainement vingt ans d’usage, comme il est élégant et fier sur son poney ! On dirait que son père est plus riche que les autres.

— Laisse ce jeune coq relever la tête, reprit un autre il ne chantera pas longtemps sur ce ton-là.

— Comment ?

— On dit que Willy Podgey a plusieurs termes en retard, sans compter les arriérés de dîme qu’il doit à Sa Révérence.

— Quel est le paddy qui n’en peut dire autant ? interrompit un homme.

— Sans doute, mais on s’attend à voir un de ces jours les Podgey expulsés de leur cottage.

— Est-ce vrai ce que tu dis, James Book ? fit une vieille femme.

— Oui, je n’invente rien ; pour mon compte je ne les plains pas, ce sont des gens sans cœur.

— Ne parle pas ainsi, méchant garçon. Willy est un honnête homme, il a une femme et huit enfants. Hélas ! mon Dieu ! pareil malheur peut nous arriver un jour ou l’autre.

— Vous avez raison, vieille mère, reprit un paddy, qui de nous ne doit rien au landlord ni à Sa Révérence ? Ce dernier surtout ne plaisante pas.

— D’ailleurs, reprit un jeune homme, si on payait, on sait bien que le landlord augmenterait les baux immédiatement.

— Oui, et ils sont déjà si excessifs que, même en se tuant de travail on n’arriverait pas à gagner le prix de son fermage ; mais ce qui est plus intolérable encore c’est de voir un ministre anglican venir prélever la dîme sur de bons catholiques romains ; la terre est au seigneur, après tout, quoiqu’il y aurait bien des choses à dire là-dessus ; mais Sa Révérence n’a rien de commun avec nous.

— Hélas ! reprit la vieille femme, voilà des siècles que le peuple d’Irlande gémit dans la persécution et dans les larmes ; le jour de la délivrance viendra-t-il jamais, mon Dieu !

— Toutes ces lamentations n’enlèvent rien à nos maux, fit un des hommes, un bon verre de whiskey fait mieux oublier les chagrins.

Le paddy, qui paraissait avoir déjà essayé ce moyen de consolation, s’éloigna avec son camarade et entra au cabaret.

Tomy avait traversé le champ de foire, adressant la parole aux uns et aux autres ; il n’apercevait pas Colette.

Il remonta l’unique rue du village ; à son extrémité il vit la jeune fille arrêtée avec quelques amis. Tomy sauta lestement à terre et, prenant son poney par la bride, il se dirigea vers elle.

— Bonjour, Colette, dit-il, il y a longtemps que je ne vous ai vue.

— C’est vrai, Tomy. Pourquoi n’êtes-vous pas venu à la noce de Patrick Yenky ?

— Je ne l’ai pas pu, fit Tomy en rougissant.

Colette eut un sourire de pitié et ses yeux se portèrent sur le pauvre accoutrement du jeune homme. Celui-ci regardait aussi la toilette de la jeune fille, jamais il ne l’avait vue habillée avec tant de luxe.

— Que vous êtes belle, Colette ! fit-il d’un ton amer.

— Mais sans doute, pourquoi ne le serais-je pas ?

— Nulle jeune fille dans la paroisse ne peut rivaliser avec vous.

— C’est ce que je désire.

— Vous êtes bien changée, Colette.

— En quoi suis-je changée ? Est-ce parce que mon père m’a apporté de Cork le joli costume que je porte.

— Votre père ?

— Oui, certainement.

Tomy secoua la tête avec découragement, il pensa que le mariage de Colette avec William était décidé, il n’y avait donc plus à espérer.

— Vous allez au marché, Colette ? demanda-t-il.

— Non, j’en reviens.

— Voulez-vous me permettre de vous accompagner ?

— Je ne peux pas vous en empêcher.

La réponse n’était point encourageante, Tomy voulait cependant s’expliquer, car dans quelques jours il avait une grave détermination à prendre.

Il resta longtemps silencieux, tourmentant la bride de son poney. Colette, oubliant presque sa présence, se mit à chanter.

— Je vois avec plaisir que la linotte de Greenish n’a rien perdu de sa joyeuse humeur.

— Pourquoi serais-je triste ?

— Sans doute, vous êtes heureuse.

— Heureuse ! je ne sais pas, enfin je n’ai pas trop à me plaindre.

— Colette, dit résolûment le jeune homme, est-il vrai que vous épousiez William Pody ?

— Qui vous l’a dit ?

— Tout le monde en parlait aujourd’hui au village.

— On parle de tant de choses au village.

— Cependant le jour de la noce de Patrick…

— Vous n’y étiez pas, Tomy, vous ignorez ce qui s’est passé.

— Je sais que William a l’approbation de votre père.

— Oui, mais il n’a peut-être pas la mienne.

— Est-ce vrai ?

— Malgré ma tête de linotte, Tomy, je réfléchis.

— William est riche ! soupira le jeune homme.

— Oui, répondit Colette.

— Vous tenez beaucoup à être riche ? demanda Tomy.

— Ce n’est pas à dédaigner ; je ne consentirais pas à entrer en ménage pour avoir la misérable existence des paddies qui nous entourent ; les privations, la faim, les guenilles et après tout cela l’expulsion.

Tomy, reprit la jeune fille d’une voix plus grave, est-il vrai que votre famille soit menacée d’un sort si cruel ?

— Oui, c’est vrai.

— Pauvres gens, fit Colette, que deviendrez-vous ?

— Mes parents émigreront en Australie, on leur fait des offres très avantageuses.

— C’est bien le mieux, et vous, Tomy, vous irez aussi ?

— Si vous vouliez, Colette, je resterais.

La jeune fille se mit à rire.

— Moi, vous empêcher de suivre vos parents, de profiter des seules chances d’avenir qui se présentent à vous, je serais folle ! Non, Tomy, je vous veux du bien je vous dis au contraire : allez dans ce pays nouveau, je suis sûre que vous y trouverez l’aisance et le bonheur.

— Le bonheur, non, Colette, je le laisserai sur cette terre d’Irlande où je vous ai connue.

— Vous êtes bien sentimental aujourd’hui, Tomy non, croyez-moi, à vingt ans, on ne laisse jamais complètement le bonheur derrière soi.

— Colette, tenez-vous beaucoup à épouser William Pody ?

— Que vous importe William Pody ? Parlons d’autre chose. Tomy, vous êtes un excellent garçon, pour lequel j’ai beaucoup d’amitié, mais vous êtes encore plus pauvre que moi, à nous deux nous ferions un triste ménage.

— Vous ne quitteriez pas votre pays, Colette ?

— Je n’ai aucune raison de le quitter.

— Vous n’auriez pas de chagrin de me voir partir ?

— Pas assez pour désirer vous suivre, répartit en riant l’espiègle.

— Vous n’avez pas de cœur.

— Je n’ai pas de cœur parce que je ne veux point abandonner ma famille pour vous suivre à l’étranger ! Ah ! Tomy, reprit la jeune fille sérieusement, quels titres avez-vous pour exiger de moi un pareil sacrifice ?

— C’est vrai, je suis un insensé, vous avez raison de me le rappeler.

On approchait du cottage de Colette, il lui tardait de terminer cette conversation.

— Je vous verrai avant votre départ ? dit-elle.

— Je ne partirai pas.

— Vous auriez tort.

— Que vous importe ?

La jeune fille paraissait indécise, Tomy se méprit sur le sujet de sa préoccupation, il lui dit :

— Colette, on assure qu’en Australie il n’y a qu’à creuser la terre pour y trouver de l’or ; en quelques années je pourrais y recueillir une fortune, voulez-vous m’attendre jusque-là ?

Colette sourit avec un peu de tristesse.

— Tomy, dit-elle, ce sont là de brillantes chimères, je fais des vœux pour votre succès, mais je vous le répète, ne songez plus à moi.

— Si j’étais plus riche que William Pody ?

— Vous ne l’êtes pas, Tomy, et on ne peut accepter vos rêves pour des réalités. Je vais vous confier un secret, il est vraiment nécessaire que je vous le dise pour mettre fin à vos espérances. Mon père s’est engagé envers William Pody et j’ai donné ma parole.

— C’est complètement décidé ?

— Le mariage se fera dans deux mois.

Le jeune homme regardait Colette avec égarement, de grosses larmes coulaient sur ses joues pâles.

— Je n’ai plus qu’à partir.

— Oui, partez, Tomy, mes vœux vous suivront ; je prierai Dieu de vous faire trouver là-bas une autre Colette, qui vous rende heureux comme vous le méritez. Adieu, séparons-nous ici.

Le jeune homme prit les mains de la jeune fille et les serra tendrement dans les siennes.

— Je vous aimais bien, murmura-t-il.

Colette s’éloigna en lui jetant un dernier regard dans lequel il vit briller une larme.

Tomy revint tristement au village, tenant toujours son poney en bride ; il était plongé dans d’amères réflexions sur sa pauvreté et son malheur.

Quand le jeune homme atteignit le petit chemin qui, par une pente assez raide, menait au cottage de son père, il s’arrêta consterné, ses chagrins personnels disparurent. Sa mère, ses frères, ses sœurs en larmes se tenaient devant la porte et son père parlait sur le ton de la supplication à un homme vêtu de noir, au visage bourgeonné, à la perruque rousse, à l’air impassible.

Le jeune homme reconnut le personnage.

« C’est le collecteur des dîmes de Sa Révérence, fit-il Un oiseau de mauvais augure ; quand le malheur est prêt à fondre sur une maison, cet être sinistre apparaît Le pasteur anglican a su sans doute que nous serions bientôt expulsés, comme un corbeau il vient disputer sa part de dépouilles. »

Tomy s’empressa de rejoindre sa famille.

— Viens, mon fils, s’écria Willy, supplie avec nous monsieur le collecteur d’obtenir l’indulgence de Sa Révérence.

— Ce serait inutile, mon père, répliqua Tomy d’une voix sourde, à quoi bon nous humilier sans profit.

— Le garçon est fier, dit le collecteur des dîmes quand on a un ton si superbe, on a sans doute de l’argent pour payer. Vous autres catholiques, vous croyez être affranchis des mis dus au ministre du culte établi et à son représentant.

— Pardonnez-lui, mon bon monsieur, reprit Jenny le chagrin le rend sauvage, il est plein de respect pour Sa Révérence et pour vous.

— Cela ne changera rien à la chose, mistress Podgey ; Willy, vous devez deux livres, dix-huit pences à Sa Révérence, pouvez-vous les payer ?

— Non.

— Eh bien ! trouvez bon que j’emporte au moins quelque chose en à-compte ; Tomy, mon garçon, donnez-moi votre poney, nous verrons si Sa Révérence veut s’en contenter pour le moment.

La pauvre famille supplia en vain ; Tomy, sombre, découragé, se laissa enlever la bride sans faire de résistance.

— Qu’importe, murmura-t-il, que ce soit à lui ou au landlord. collecteur des dîmes s’empara de l’animal et salua les malheureux qu’il dépouillait.

— À bientôt, leur dit-il, tâchez d’être en mesure de me mieux recevoir.

— Que l’enfer vous engloutisse, misérable renégat, s’écria Tomy.

Mais l’autre dédaigna de relever cette insulte et poursuivit son chemin.

— Tomy, mon fils, dit Jenny, tu as tort d’injurier ceux dont dépend notre vie.

— Ce sont des êtres sans cœur, ma mère, ils se rient de nos larmes, il nous exploitent comme de vils troupeaux. Malédiction ! le jour où le peuple d’Irlande se lèvera contre ses oppresseurs…

— Paix, mon fils, dit Willy, ce sont là de bien graves questions ; dans ma jeunesse, j’ai pris part à une tentative d’insurrection, le faible a été écrasé par le fort, et notre situation ne s’est pas améliorée.

— Mon père, n’avez-vous pas reçu de nouvelles de l’étranger ?

— Non, rien et voici huit jours ! il n’a pas obtenu ou nous a oubliés.

— Mon Dieu, mon Dieu, qu’allons-nous devenir ?

— Croyez-vous, mon père, que le landlord fasse procéder à notre expulsion ?

— Je suis allé hier trouver M. le bailli, je l’ai prié d’attendre la récolte prochaine, il a refusé de rien entendre et m’a mis à la porte ; la visite que nous venons de recevoir me semble un avant-coureur du malheur qui nous attend.

Jenny et ses enfants poussèrent de bruyants gémissements ; Tomy écrasé par tant d’émotions, s’assit à l’écart et se mit à pleurer silencieusement.