De minuit à sept heures/Partie 2/Chapitre II


II

L’inconnu


Nelly-Rose, qui n’avait rien vu du dernier incident entre Gérard et le chauffeur, ne se savait donc pas suivie. Mais le choc avec le taxi, et surtout les apostrophes du chauffeur, l’avaient enfiévrée, bien que maintenant elle voulût s’en amuser. Elle filait vite vers le garage, songeant à cet inconnu qui l’avait si efficacement protégée et qui s’était si discrètement effacé.

Elle se mit à rire :

— Plus d’accident à redouter, maintenant, puisque je n’aurai plus d’auto. Quel avantage !

Elle s’aperçut que la branche de lilas n’était plus dans la voiture et se souvint que quelque chose, en effet, était tombé. Pauvre Valnais ! il n’avait jamais de chance !

Elle arriva au garage, très voisin du Trocadéro. Elle remit la voiture à un employé et ressortit.

Mais elle eut, sur le trottoir, un mouvement de recul un gros homme en casquette et houppelande, s’inclinant devant elle en un geste gauche, lui tendait la branche de lilas perdue. C’était le chauffeur, tout à l’heure injurieux, à présent aimable, dompté par une force supérieure.

Nelly-Rose regarda autour d’elle. À quelques pas, l’inconnu de tout à l’heure était debout. Il la salua. Étonnée, un peu mécontente, Nelly-Rose, qui avait pris machinalement la branche fleurie qu’on lui tendait, répondit par un léger signe de tête et s’éloigna sans se retourner.

— Alors, maintenant ? demanda le chauffeur à Gérard.

— Alors, c’est tout. Au revoir !

Laissant l’homme abasourdi, il se dirigea vers le Nouveau-Palace.

Nelly-Rose, en quelques minutes, fut chez elle. Les derniers préparatifs de la fête s’achevaient dans l’appartement. Les domestiques s’affairaient sous les ordres contradictoires de Mme Destol qui, agitée, mal coiffée, vêtue d’un peignoir, courait à travers les pièces, recevait les fournisseurs, installait le jazz-band et faisait sans cesse déplacer la table autour de laquelle ses quatre amis faisaient, comme au milieu d’une tempête, leur bridge obstiné et résigné.

— Allez dans la salle de bains, vous gênez trop ! leur ordonna-t-elle.

Ils obéirent, et elle se disposait à entrer dans son cabinet de toilette quand arriva Nelly-Rose.

— Bonjour, maman. Je vois que tout est prêt… Tu sais que mes camarades seront là à cinq heures pour leur numéro. Un numéro très amusant…

— Parfait, parfait ! Mais va vite t’habiller, ma petite.

— Oh ! Je serai bientôt prête.

La jeune fille gagna son appartement personnel, plaça dans un vase, sur la coiffeuse de son boudoir, la branche de lilas et revint vers la salle de bains.

À sa stupéfaction, elle y trouva les joueurs de bridge.

— Ça, c’est trop fort ! Voulez-vous bien vous en aller ! commanda-t-elle en riant.

Ils obéirent, sauf Valnais qui, laissant partir les autres, dit d’un ton de supplication :

— Nelly-Rose…

— Comment, vous êtes encore là !… Et vos partenaires ?…

— Un mot seulement, Nelly-Rose… C’est aujourd’hui, n’est-ce pas, que vous consentez enfin ?…

— Valnais, allez-vous-en, ou je vous asperge !…

Elle faisait le geste de diriger vers lui le tuyau de la douche. Elle riait, amusée par sa mine piteuse, amusée aussi par la perspective de la fête.

— Soyez un gentil Valnais, allez prévenir Victorine qu’elle m’apporte ma robe et mes souliers.

— J’y vais… Nelly, que vous êtes charmante !…

Il alla à la porte, et il se retourna :

— Est-ce que vous savez la nouvelle ? Les journaux de midi annoncent que Baratof arrive à Paris aujourd’hui.

Nelly-Rose tressaillit :

— Hein ? Qui arrive ?

— Baratof, je vous dis, le Russe aux cinq millions… Il a retenu un appartement au Nouveau-Palace.

Il sortit sans prendre garde à l’émotion de la jeune fille. Immobile, le visage contracté, elle resta un moment pensive. Puis, elle eut le geste de résolution d’une personne qui veut liquider tout de suite une préoccupation désagréable et, courant à son boudoir, elle consulta l’annuaire, décrocha le téléphone et demanda le Nouveau-Palace.

Par fortune, elle eut très vite la communication.

— Je voudrais parler à M. Baratof, demanda-t-elle.

— M. Baratof n’est pas encore là, madame.

— Mais, il sera là aujourd’hui sûrement ?

— Madame, il nous l’a télégraphié.

— Alors, vous lui direz que Mlle Destol viendra le voir demain matin.

— Mlle Destol… bien… Mais, mademoiselle, dans l’appartement retenu par M. Baratof se trouve justement en ce moment-ci un de ses amis… Voulez-vous lui parler ?

Nelly-Rose hésita une seconde.

— Oui, dit-elle, veuillez me mettre en communication.


Gérard, après la scène devant le garage, avait marché sans hâte jusqu’au Nouveau-Palace. Il était songeur. Nelly-Rose lui avait paru plus délicieusement jolie encore qu’il ne l’avait imaginé d’après ses photographies.

Il arriva à quatre heures moins quart avenue des Champs-Élysées et, apprenant que Baratof n’était pas là, se fit conduire dans l’appartement réservé du Russe, appartement banal et luxueux qu’il connaissait pour l’avoir occupé, trois ans auparavant, avec Baratof.

Il s’installa dans un fauteuil et il allumait une cigarette lorsque le téléphone sonna. Il vint à l’appareil et décrocha.

— Une personne demande au téléphone M. Baratof, monsieur.

— Qui est-ce ?

— Mlle Destol, monsieur.

Gérard eut un petit tressaillement. Nelly-Rose demandant Baratof ? Qu’est-ce que cela signifiait ?

— Branchez-moi, dit-il.

Pour répondre à Nelly-Rose, il déguisa sa voix, dans une impulsion subite qu’il n’eût pu expliquer.

— Oui, mademoiselle, je suis l’associé et l’ami de M. Baratof et je pourrai peut-être me charger de lui dire…

— Eh bien, voilà, monsieur… Je voudrais voir M. Baratof pour… (la voix de Nelly-Rose hésita un peu comme si elle cherchait quel prétexte invoquer) Monsieur, je suis chargée par la Maison des laboratoires de m’entendre avec M. Baratof au sujet d’une petite réunion que nous voulons organiser en son honneur… Alors, je viendrai au Nouveau-Palace demain matin.

— Bien, mademoiselle… C’est Mlle Destol elle-même qui est à l’appareil ?

— Oui, monsieur.

— Si M. Baratof arrivait à temps, il pourrait peut-être, aujourd’hui même…

— Non, non ! une sorte de peur agitait sa voix… Aujourd’hui je suis prise, une réception chez ma mère… Demain, n’est-ce pas ? Demain matin, je passerai vers onze heures.

— Entendu, mademoiselle, je le préviendrai.

L’appareil raccroché, Gérard fit quelques pas dans la pièce réfléchissant. De nouveau, il regarda l’heure… quatre heures et demie… Baratof n’arriverait plus qu’à sept heures. Gérard quitta l’appartement, descendit et sortit du Nouveau-Palace.

Il allait agir, sans retard, avec sa décision et son audace habituelles. Avide de revoir Nelly-Rose, moins pour lui parler que pour se rendre compte de son milieu et pour s’imposer à son attention une troisième fois et de façon plus directe encore, il se rendit chez Mme Destol.

Il entra comme un invité, sans aucun embarras, aussi désinvolte que s’il était un familier de la maison. Il eut même l’aplomb, après avoir franchi la foule qui se pressait dans l’antichambre, de s’incliner devant Mme Destol, de lui sourire aimablement et de lui baiser la main avec l’aisance d’un monsieur qui, cent fois déjà, a eu l’occasion de baiser cette jolie main et qui s’en réjouit. Mme Destol fut un peu étonnée, mais crut aussitôt que c’était un camarade d’études de sa fille et qu’elle ne se rappelait plus le visage de ce sympathique visiteur.

S’étant acquitté de ce devoir primordial, Gérard chercha Nelly-Rose, l’aperçut et, tout en évitant d’attirer le regard de la jeune fille, ne la quitta plus des yeux.

Elle lui sembla plus charmante encore ainsi, chez elle, sans manteau, sans chapeau, dans une robe seyante qui mettait en valeur sa beauté que le plaisir animait. Elle n’était pas seulement maîtresse de maison aimable et attentive, mais spectatrice amusée et joyeuse. Les jeunes gens du laboratoire exécutaient leur numéro. Trois d’entre eux était travestis en nègres américains, smoking, chapeau de paille, figure noire et énorme bouche rouge, et trois en girls, costumes de marins, perruques blondes bouclées, culottes blanches. Leurs cris et leurs trémoussements frénétiques, qui mettaient en joie les spectateurs, faisaient rire la jeune fille… Qu’elle était jolie quand elle riait ! Gérard la regardait ardemment. Jamais une femme ne lui avait paru aussi séduisante et aussi désirable. Et cette gaîté d’enfant…

Cependant le numéro s’achevait. Il y eut interruption et les invités envahirent le buffet : Gérard vit alors un grand jeune homme à monocle s’approcher de Nelly-Rose et lui parler avec une familiarité empressée. Gérard fronça le sourcil, agacé. Que signifiait cette intimité ? Et justement il entendit quelqu’un dire derrière lui :   « N’est-ce pas le fiancé de Mlle Destol qui est avec elle ? » Il se rapprocha alors de Nelly-Rose et de son compagnon qui gagnaient le buffet. Sans être vu, il s’arrêta tout près d’eux, de l’autre côté d’une porte qui le dissimulait tout en lui permettant de voir et d’écouter. Et tout de suite il fut rassuré. Nelly-Rose n’avait ni le ton ni l’attitude d’une fiancée. Gérard entendit ce dialogue :

— Très réussie votre fête, Nelly-Rose.

— Bien grâce à vous, Valnais…

— Ne parlez pas de cela… Je suis trop heureux… Ne voulez-vous pas prendre quelque chose ?

— Oui, une orangeade, s’il vous plaît ?

Valnais alla chercher un verre d’orangeade et le rapporta à Nelly-Rose qui était restée debout dans l’embrasure de la porte.

— Alors, pour ce soir, c’est convenu n’est-ce-pas, lui dit-il, à l’Opéra, à neuf heures, et, après, le bal chez les Boutillier ?

Nelly-Rose, qui buvait son orangeade, protesta :

— Non, non, Valnais ! C’est trop pour moi. Je suis fatiguée et j’ai à travailler demain matin. Ne le dites pas à maman, mais je n’irai pas au bal des Boutillier et même je ne resterai pas à l’Opéra jusqu’à la fin. Je partirai vers dix heures.

— Je vous reconduirai, si vous le permettez ?

— Non, non, je n’ai besoin de personne, je prendrai un taxi.

Les danses recommençaient. Nelly-Rose quitta son compagnon et revint vers la galerie où était le jazz.

Gérard alors, jugeant le moment propice, s’avança vers la jeune fille et s’inclina respectueusement devant elle, la priant, sans parler, de danser avec lui.

Nelly-Rose leva les yeux et, confondue, faillit laisser échapper un cri de surprise. Dans le personnage vêtu avec une élégance recherchée qui la sollicitait ainsi, elle reconnaissait l’homme qui, tout à l’heure, dans la rue, l’avait défendue contre le chauffeur et lui avait fait rapporter le lilas.

Elle resta un moment stupéfaite, n’en croyant pas ses yeux. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Comment se trouvait-il là, chez elle ? Comment se permettait-il de la poursuivre ainsi ? Cette audace étonnait la jeune fille et l’irritait. Quel but caché poursuivait cet homme qui, impassible, avec un léger sourire un peu ironique, attendait ? Nelly-Rose hésita une seconde à accepter l’invitation, mais comment refuser sans provoquer un scandale ? Et puis cette audace, qui l’irritait, la subjuguait aussi… Sans un mot, elle accepta, et ils partirent enlacés.

L’orchestre jouait une valse lente et vive à la fois, prenante, émouvante, et qu’accompagnait une voix d’homme très douce, presque nostalgique. Dans les bras de cet inconnu qui dansait impeccablement et qui l’enveloppait d’une étreinte respectueuse, Nelly-Rose se laissait emporter au rythme de la musique. Une étrange douceur la charmait ; jamais danser ne lui avait causé cette sensation de plaisir profond, presque enivré…

La valse prit fin. Sans avoir échangé une seule parole, Nelly et son cavalier se séparèrent. L’inconnu salua très bas la jeune fille et, toujours silencieux, à peine souriant, énigmatique, il traversa la foule des invités, se dirigeant vers le vestibule…

Jusqu’à ce qu’il eût passé la porte de la galerie, Nelly-Rose le suivit des yeux, troublée… Il disparut.


Mêlé à la foule des invités qui se retiraient, Gérard gagna le vestiaire.

On lui remit son chapeau et son pardessus. Il garda son pardessus sur le bras et se dirigea vers la sortie.

Mais il ne sortit pas.