De minuit à sept heures/Partie 2/Chapitre I


Deuxième partie

I

Chèque touché, engagement pris


Les événements importants de notre vie se préparent toujours au milieu d’une atmosphère qui semble s’alourdir, où nous éprouvons par instants comme une gêne confuse et une inquiétude qui ne s’explique pas. Une prescience vague, semblable aux prémonitions télépathiques, nous chuchote ses avertissements. Rien ne s’est produit encore, mais nous avons la notion que quelque chose va se produire et dans le mystère du subconscient nous attendons…

C’étaient là de ces pressentiments auxquels une nature comme Nelly-Rose, aussi vigoureuse et aussi saine, n’offrait que peu de prise. Et de fait, la jeune fille ne se croyait aucun sujet valable de soucis. Elle ne pensait plus et ne voulait plus penser aux révélations que Valnais lui avait faites touchant la ruine de Mme Destol, et comme celle-ci ne parlait de rien et continuait avec insouciance sa vie mondaine, Nelly-Rose croyait que Valnais, pour imposer son amour, avait sans doute exagéré.

De même, elle oubliait d’autant plus aisément l’incident de la séance des Laboratoires, et son imprudente proposition, que tout cela n’avait eu aucune suite fâcheuse et que nul journal, à la connaissance de Nelly-Rose, ne l’avait mentionné. Mais, malgré tout, la jeune fille éprouvait sourdement l’impression de ne pas se trouver tout à fait dans un état normal ; il lui arrivait d’être distraite ; par moment elle n’avait plus la même faculté d’application à son travail ; d’inexplicables anxiétés l’assaillaient sans motif apparent, troublant son équilibre nerveux si admirable jusqu’alors.

Et tout à coup le fait se produisit, le fait matériel, inattendu, redoutable, qui annonce les complications prochaines et les drames éventuels. Un lundi matin elle reçut une lettre qui avait été envoyée au laboratoire et que le concierge lui réexpédiait à son domicile.

Nelly-Rose, inquiète sans trop savoir pourquoi, un moment la regarda, hésitant à l’ouvrir : l’enveloppe portait les timbres de Pologne, l’adresse était d’une main inconnue. Elle ouvrit enfin : une lettre, un chèque…

Nelly-Rose déplia le chèque, y lut ce chiffre : cinq millions ; elle parcourut la lettre :

« Mademoiselle, aurez-vous la bonne grâce, le jour même où je vous le demanderai… »

Elle lut, jusqu’au bout, rougissante… C’était signé Ivan Baratof… Ivan Baratof. Un nom inconnu pour elle… Elle n’avait pas su le nom, elle n’avait gardé aucun souvenir du Russe rencontré au Cercle Interallié l’année précédente.

Ahurie, Nelly-Rose resta un moment immobile. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Qui était cet homme et comment avait-il eu connaissance de son offre inconsidérée ? Xénia avait-elle donc réellement fait une communication à une revue de là-bas ?

Nelly-Rose enferma la lettre dans son sac et, essayant de dominer son agitation, se rendit au laboratoire avec l’espoir que la jeune Polonaise s’y trouverait déjà.

Xénia venait d’arriver. Dès qu’elle vit entrer Nelly-Rose, elle courut vers elle et, l’attirant dans un coin isolé :

— Viens que je te montre quelque chose !…

Ce quelque chose, c’était le numéro de la revue France-Pologne contenant les trois portraits et leur commentaire.

— Hein, ça va en faire un effet ! dit Xénia, triomphante.

— Mais tu es folle ! s’exclama Nelly-Rose consternée, et tout de même un peu flattée aussi, bien que toute vanité lui fût à peu près étrangère. Voyons, Xénia, tu m’avais cependant dit…

— Je t’avais dit que j’écrirais à ma revue. Je l’ai fait. Cela a paru tout de suite et j’ai reçu le numéro ce matin. Ton geste était trop beau pour le passer sous silence. Ç’aurait été d’une discrétion ridicule. Quelle belle réclame, hein ?

La Polonaise était si naïvement satisfaite que Nelly-Rose jugea inutile de protester davantage. À quoi bon d’ailleurs ? La chose était faite. Elle ne souffla pas mot de la lettre ni du chèque. Elle voulait réfléchir avant de rien révéler. Pour la même raison, malgré l’envie qu’elle en avait, elle ne posa pas de questions à Xénia sur cet Ivan Baratof, que la Polonaise connaissait peut-être…

L’après-midi, elle alla trouver le président du comité, le vieux professeur Lepierrard, auquel, sans faire mention de l’exigence stipulée par Baratof, elle montra seulement le chèque.

Le professeur bondit, malgré son flegme légendaire.

— Cinq millions ! Mais, ma petite enfant, c’est merveilleux ! Mais c’est le salut pour notre œuvre ! Et quel coup de réclame énorme ! Tout le monde va souscrire.

Nelly-Rose parut sceptique.

— J’ai bien peur, monsieur le président, que ce soit simplement une mystification. Pourquoi ce personnage, qui ne me connaît ni d’Ève ni d’Adam, qui ne doit même pas savoir que je suis la secrétaire du comité, m’aurait-il, si c’était sérieux, envoyé, à moi, ces cinq millions ? Il vous les aurait envoyés à vous directement.

— Ma chère enfant, c’est bien compliqué pour une mystification ! Du reste, nous avons un moyen de savoir l’exacte vérité ; c’est d’adresser le chèque à la Banque de Londres. Nous saurons ainsi s’il y a un compte Baratof, un compte assez important pour que la somme nous soit versée.

— Monsieur le président, je vous en prie, spécifia Nelly-Rose, demandez seulement des renseignements, mais ne demandez pas à toucher le chèque, et surtout qu’on ne parle pas de moi.

— Mon enfant, je vous promets qu’on ne parlera pas de vous.


Quelques jours après, Nelly-Rose, qui n’avait pas cessé de penser à cet incident extraordinaire, fut appelée chez Lepierrard.

— Eh bien, lui dit-il avec satisfaction, c’était très sérieux. Le chèque a été viré et l’argent versé.

Nelly-Rose, effarée, sursauta :

— Comment cela ? Mais, monsieur le président, il avait été entendu que vous demanderiez simplement des renseignements, et que vous ne toucheriez pas le chèque sans me prévenir !

— Ta, ta, ta… Le vieux savant, pour qui la science comptait seule, se mit à rire, radieux… Est-ce qu’on a le droit d’hésiter devant une telle somme, et de tergiverser quand il s’agit d’une œuvre comme la nôtre ? Le chèque était à mon nom, et je l’ai touché, voilà ! Et quel bruit cela va faire J’ai envoyé une communication à tous les journaux…

Il n’y avait pas, ici non plus, à insister en présence du fait acquis. Nelly-Rose se retira.

Ce don de cinq millions eut, d’ailleurs, comme l’avait prévu le professeur Lepierrard, un retentissement énorme. Tous les journaux reproduisirent l’information et accablèrent d’éloges ce Russe magnifique dont le nom, du coup, fut lancé. Et lancée aussi en même temps fut la souscription pour les laboratoires. Des sommes importantes affluèrent.

Nelly-Rose cependant était en proie à des sentiments divers. Heureuse et fière du résultat obtenu, en même temps, elle demeurait vaguement inquiète.

Le chèque touché, cela voulait dire qu’elle acceptait les conditions posées par cet inconnu : Ivan Baratof… Ivan Baratof, ce nom obsédait la jeune fille.

Pour avoir, si possible, quelques renseignements, elle osa, maintenant que tous les journaux avaient mentionné le don du Russe, demander à l’étudiante polonaise Xénia si elle savait quelque chose de lui. Elle apprit ainsi que ce Baratof, que Xénia ne connaissait pas d’ailleurs personnellement et n’avait jamais vu, était un homme assez âgé, puissamment riche, qui vivait la plupart du temps en Pologne où il s’occupait d’affaires.

— Il a lu mon article dans France-Pologne naturellement, ajouta la Polonaise. Il s’est enthousiasmé pour l’œuvre et aussi pour toi… Mais, d’un enthousiasme platonique, puisqu’il ne te demande rien en échange des cinq millions.

Nelly-Rose ne répondit pas. Elle savait, elle, que Baratof demandait quelque chose… quelque chose d’assez effarant, où elle devinait par moments un vague péril. Mais, que risquait-elle ? Cet homme demandait à la voir seule, chez elle, la nuit ? Et après ? Ce n’était pas tragique ! Elle avait promis, elle tiendrait.

Et puis, elle espéra n’avoir pas à tenir sa promesse. Huit jours passèrent. Quinze jours. Aucune nouvelle de ce Baratof. Sans doute avait-il renoncé à son projet.

Nelly-Rose d’ailleurs avait de plus graves motifs de souci. La situation financière de sa mère devenait de plus en plus mauvaise et, cette fois, la jeune fille n’en pouvait douter. Mme Destol, au cours d’une conversation provoquée par les réclamations d’un créancier exigeant, venait de lui révéler leur prochain dénuement. Elle l’avait fait sans larmes, sans émotion, son insouciance naturelle se refusant à dramatiser tout ce qui n’était pas la minute présente…

Nelly-Rose fut consternée. Elle voyait, elle, la réalité des choses. Et Valnais était là pour lui faire voir cruellement cette réalité. Il parlait de désastre menaçant, de ruine imminente. Il parlait aussi de son amour. Et, à présent, il n’était plus le Valnais timide qu’elle faisait taire en riant quand il commençait ses déclarations, et à qui elle avait imposé pour lui donner une réponse définitive un délai de six mois. Il n’acceptait plus ce pacte. Il ne voulait plus attendre aussi longtemps. Il devenait de plus en plus hardi, de plus en plus pressant. Il usait, sans ménagements, du pouvoir que lui donnaient sa fortune et la prochaine détresse des deux femmes.

Et la résolution de Nelly-Rose se trouvait ébranlée. Pour elle un peu, pour sa mère beaucoup, la situation lui paraissait en effet alarmante. Elle n’osait plus opposer à Valnais de refus définitif. La réalité impitoyable la ressaisissait. Elle savait que Mme Destol était favorable à l’idée de son mariage avec Valnais. Elle savait que, bientôt, elle-même ne pourrait plus dire non.

Une date lui semblait devoir mettre fin à ses hésitations. Mme Destol, pour oublier ses ennuis, ou pour se prouver à elle-même qu’ils étaient éphémères et sans importance, avait eu la triomphante idée de donner chez elle, en matinée, une grande fête. Valnais, consulté, avait adhéré avec enthousiasme à ce projet.

— Ce sera la fête secrète de nos fiançailles, dit-il à Nelly-Rose, d’un ton tout pénétré de tendre passion.

Nelly-Rose avait détourné la tête sans répondre. Hélas ! elle sentait bien qu’elle ne pouvait plus tergiverser. Et dès lors, Valnais, prenant ce silence pour un acquiescement, s’était avec ardeur occupé à organiser la fête. Il se chargeait du jazz, il se chargeait d’autres frais. Il s’entendit même avec les camarades de laboratoire de Nelly-Rose pour que ceux-ci fissent un numéro comique. La date de la fête fut fixée au 8 mai.

Ainsi, en ce même jour, Nelly-Rose devait prendre une décision à l’égard de Valnais et, par une coïncidence singulière, deux hommes, l’un qu’elle ne connaissait que de nom, l’autre qu’elle ne connaissait pas du tout, attirés par elle et par le désir de la conquérir ou de la voir, arrivaient à Paris…

Le 8 mai, Nelly-Rose, voulant faire acte de présence au laboratoire, y arrivait dès deux heures de l’après-midi, et laissait, comme d’habitude, sa voiture au ras du trottoir. Elle disposait de peu de temps. La veille, démunie d’argent, elle avait vendu cette auto à Valnais et s’en servait pour la dernière fois. À trois heures, elle devait la livrer dans un garage, où Valnais, plus tard, en prendrait possession.

Elle échangea quelques mots avec ses camarades qui promirent d’être exacts. Elle leur serra la main et s’en alla.

Non loin se trouvait la voiture d’une marchande de fleurs. Nelly-Rose, par une des impulsions soudaines dont elle était coutumière, se dit que Valnais méritait bien un geste gracieux, et elle choisit une branche de lilas qu’elle fit envelopper d’un papier transparent.

Elle monta dans sa voiture, posa près d’elle le lilas, démarra. Et elle n’avait pas fait vingt mètres qu’elle se heurta assez violemment contre un taxi vide qui suivait la rue à vive allure.

Les deux autos, engagées l’une contre l’autre, furent immobilisées. Le chauffeur de taxi, gros homme rubicond, à l’aspect coléreux et vulgaire, déjà sautait de son siège.

— C’est du propre, cria-t-il à Nelly-Rose qui, à son tour, mettait pied à terre. Regardez-moi ces poules qui se mêlent de conduire sans savoir ! V’là mon aile gauche qu’est démolie ! Si c’est pas un malheur de voir ça ! Ça veut tenir un volant ! Va donc dans les dancings, mijaurée, au lieu de démolir l’aile des travailleurs ! Non, mais, des fois !…

Il s’interrompit, une main puissante l’avait saisi par l’épaule.

C’était Gérard. Il avait vu sortir du laboratoire Nelly-Rose, si reconnaissable d’après ses portraits. Il avait vu l’accident et, accourant, fendant la foule qui déjà s’amassait, intervenait :

— Tais-toi, arrange ça ! fit-il au chauffeur en le courbant de force vers les roues des voitures.

— Arrange ça !… c’est commode à dire, grogna le chauffeur qui pourtant, subjugué par la force de l’étreinte qu’il subissait, obéit mollement.

— Tais-toi, travaille ! ordonna Gérard.

— Y a pas mèche, je vous dis, faut des instruments spéciaux… protesta l’homme.

Il n’arrivait à rien. Gérard lui prêta son aide, et, contournant l’auto de Nelly-Rose, la tira en arrière. Grâce à son étonnante vigueur, il réussit à la dégager et à la faire reculer.

Alors, il en ouvrit la portière et, se découvrant, sans un mot, d’un regard, indiqua à Nelly-Rose qu’elle pouvait monter.

Nelly-Rose passa devant lui avec un gracieux signe de tête.

— Merci, monsieur, dit-elle, en mettant dans ces simples mots et dans son regard toute la gratitude possible.

Cependant, le chauffeur, de nouveau furibond, revenait en vociférant :

— Elle s’en ira pas comme ça, c’te poule ! J’ai une avarie à mon aile gauche !… C’est pas à faire ! Ah ! ben non !… Faut un agent pour constater !…

Gérard, de la main, le rejeta en arrière, permettant ainsi à Nelly-Rose de s’éloigner.

— Mon aile gauche, que je vous dis ! hurlait le chauffeur. Ah ! maladie !…

— Assez !

Gérard, se penchant, ramassa par terre une branche de lilas qu’il avait vue tomber de la voiture de Nelly-Rose. Il se redressa, tira son portefeuille, en sortit un billet de cent francs qu’il tendit au chauffeur.

— Monte là-dedans ! lui dit-il, en lui désignant le taxi.

Et comme l’autre, ahuri, hésitait, Gérard le prit au collet, le jeta dans le taxi et, pendant que l’homme tempêtait, monta lui-même sur le siège, prit le volant, et démarra à vive allure dans la direction prise par Nelly-Rose.