De minuit à sept heures/Partie 2/Chapitre III


III

La branche de lilas


Il ne sortit pas.

Il voulait compléter son expédition, voir, s’informer, étudier les lieux. Sans être remarqué, discrètement, il examina les portes qui donnaient dans l’antichambre. Il essayait de se figurer la disposition de l’appartement. Quand il avait demandé l’étage de Mme Destol au concierge, celui-ci l’avait renseigné :   « Au second, à droite. À gauche, c’est la porte personnelle de Mlle Destol. »

Gérard savait donc que le logement de Nelly-Rose avait une sortie particulière. Et il se disait qu’en conséquence les pièces qu’elle occupait devaient se trouver au bout du grand appartement.

Profitant de l’encombrement et sûr que personne ne prenait garde, il entrouvrit une porte. Un couloir s’offrait à lui. Il s’y glissa sans vergogne. Ce devait être le bon chemin.

Que voulait-il faire chez Nelly-Rose ? Il ne le savait pas trop lui-même… voir le cadre où vivait la jeune fille, lui laisser un mot peut-être, lui prouver, par quelque signe, qu’il était venu chez elle… s’imposer encore une fois à son attention, continuer son rôle d’inconnu mystérieux dont la poursuite obsède, intrigue, étonne, inquiète, trouble… Oui, la troubler, l’étonner, l’obliger à penser à lui, c’était là son plan sournois et irréfléchi.

Le corridor qui tournait le mena à une porte. Il entra dans un boudoir décoré avec un goût sûr et charmant et fut certain d’avoir atteint son but. Sur une coiffeuse dans un vase, se trouvait la branche de lilas. Elle l’avait donc conservée ! Il eut une joie vaniteuse. Comment n’aurait-il pas supposé qu’elle l’avait conservée, cette branche de lilas, à cause de lui ?

Il entr’ouvrit une porte encore et jeta un coup d’œil sur la chambre de la jeune fille. Il inspecta aussi l’antichambre particulière de Nelly-Rose. Allons, tout était bien. Au cas où les circonstances lui permettraient de venir, il saurait.

Un moment, ensuite, il resta dans le boudoir. Un parfum léger traînait. Le parfum de Nelly-Rose, qu’il avait sur elle respiré pendant leur valse…

Il éprouvait, dans ce boudoir, la sensation indéfinissable que toute la grâce de la jeune fille flottait autour de lui, impalpable mais si émouvante et si séduisante… Et une émotion presque douce, inhabituelle chez lui, chez lui qui était entraîné à l’égoïsme et à la seule loi de son désir personnel, — le ravit un moment…

Il secoua vite cette émotion, s’empara de la branche de lilas, et, par le couloir, regagna rapidement l’antichambre du grand appartement.

Le vestiaire était maintenant désert. Presque tous les invités étaient partis. Là-bas, au buffet, seuls quelques intimes, — Valnais, ses partenaires au bridge, qui devaient dîner chez Mme Destol, — causaient encore.

Dans la galerie, Gérard s’approcha du chef du jazz, prêt à partir, et lui parla à voix basse.

— Mais, volontiers, monsieur, répondit le musicien.

Et, accompagné par un de ses camarades, il reprit quelques mesures de la valse que Gérard avait dansée avec Nelly-Rose.


Nelly-Rose, du buffet où, assise, elle causait avec les « Trois Mousquetaires » et sa mère, entendit cette musique évocatrice d’impressions récentes et troublantes. Elle se leva aussitôt et vint dans la galerie.

Stupéfaite, elle vit l’inconnu de la rue, de la danse… Il avait son chapeau à la main, son pardessus sur le bras, et, sur ce pardessus, était couchée une branche de lilas.

Un instant, Nelly-Rose resta interdite. Était-ce sa branche de lilas ? Cet homme avait-il eu l’audace ?…

Elle courut à son boudoir pour s’en assurer. Le lilas n’était plus dans le vase de sa coiffeuse. Nelly-Rose eut un geste de colère. Que voulait-il ? Comment se permettait-il ?… Que signifiaient cette poursuite, cette insolence, cette obsession ? Elle était excédée, résolue à lui parler.

En courant toujours, elle revint dans la galerie. Il n’y était plus. Elle s’élança vers le vestibule et, là, le rejoignit au moment où il sortait…

Nelly-Rose n’était pas timide. L’impertinence de cet homme la jetait hors d’elle. Avec vivacité, presque avec brutalité, elle l’interpella :

— Qui êtes-vous ?

Il sourit :

— Un ami…

— Je ne vous connais pas, continua-t-elle durement. De quel droit cette poursuite ? Vous vous êtes permis d’entrer dans mon boudoir. Pourquoi ?

— Pour prendre ce lilas, répondit-il du ton le plus naturel et avec une grande douceur.

Nelly-Rose ne pouvait reconnaître sa voix puisque au téléphone il l’avait déguisée. Une seconde pourtant la jeune fille se demanda si elle ne l’avait pas déjà entendue, mais elle était si exaspérée qu’elle ne chercha pas à se souvenir…

— Monsieur, dit-elle avec violence, je vous défends… C’est abominable de vous permettre !…

— Pardonnez-moi, répondit-il, j’ai été si heureux de voir que vous aviez gardé ce lilas.

C’était une insolence de plus. Nelly-Rose haussa les épaules.

— Je l’ai gardé par hasard !… par distraction !… Je n’admets pas que vous l’emportiez !…

— Je vous en prie, dit Gérard, laissez-le moi.

Elle tapa du pied, dépitée de voir sa volonté s’effritait déjà, vaincue par cet homme singulier.

— À aucun prix, cria-t-elle ! Jetez cela !… je vous défends de l’emporter !…

— Soyez bonne, supplia encore Gérard. Que vous importe cette pauvre branche de fleurs ? Moi, je la conserverai en souvenir de la valse que nous avons dansée tous les deux… Je vous en prie…

Il avait répété ces mots avec la même douceur. Une douceur où se mêlait une domination insidieuse, qui émanait aussi de ses yeux, fixés sur les yeux de Nelly-Rose.

Nelly-Rose ne protesta plus. Sa colère était tombée. Elle se sentait envahie par un étrange alanguissement qui n’était pas sans charme, par une force qui pesait sur elle et contre laquelle elle ne se défendait pas.

Gérard recula vers la porte, ne détournant son regard de Nelly-Rose qu’au moment où il sortit.

Place du Trocadéro, Gérard héla un taxi et donna l’adresse de la pension russe d’Auteuil.

Enfoncé dans un coin de la voiture, il alluma une cigarette et eut un petit sourire aigu. Il était heureux. Il était en pleine action, en pleine aventure amoureuse, lui pour qui l’aventure était la joie de vivre, et cette aventure-là ne ressemblait à aucune autre. Aucune femme ne lui avait jamais causé une impression comparable à celle que lui causait cette merveilleuse Nelly-Rose. Depuis qu’il lui avait parlé, qu’il l’avait, en valsant, tenue dans ses bras, qu’il avait respiré son parfum et vu le cadre où elle vivait, elle lui inspirait un ardent intérêt, fait de curiosité, de désir, et où se mêlait aussi la volonté de la protéger, de la protéger contre les autres et surtout contre Baratof.

Gérard, à présent, ne croyait plus que Nelly-Rose était une affranchie de mœurs libres, dont la conquête serait facile. Il avait discerné tout ce qui était en elle de candide et de virginal. Oui, elle était une vraie jeune fille. Raison de plus pour la prévenir des intentions du Russe et pour la défendre contre ses tentatives. Et raison de plus aussi pour que lui-même, Gérard, essayât de la conquérir !

Il sourit encore. Il avait coutume de tenter l’impossible et de se fier à sa chance, autant qu’à son audace. Et puis, ne venait-il pas de voir Nelly-Rose perdre sa volonté devant sa volonté à lui, et, sous son regard, rester comme fascinée ?

La Pension Russe était une grande maison composée de deux corps de bâtiments que séparait une large cour.

La chambre de Gérard se trouvait dans le bâtiment du fond, mais en descendant de taxi, avant de s’y rendre, Gérard chercha l’émigré russe qui tenait la pension et qui l’avait déjà reçu le matin.

Il le trouva dans le hall de l’hôtel, où cet homme dirigeait des ouvriers qui en faisaient la décoration.

Gérard le prit à part :

— Dis donc, Yégor, j’ai quelque chose à te demander.

— Je suis tout à ta disposition, Gérard, tu le sais bien. Sans toi, je serais en Sibérie… ou plutôt dans la terre.

— Alors, voilà. Parmi les pensionnaires des petites chambres, n’y a-t-il pas de chauffeurs de taxis ?

— Si, il y en a trois.

— Est-ce que, parmi ces gens-là, il en est un en qui l’on puisse avoir confiance ?

— Dans tous les trois. Tous les trois savent que tu m’as sauvé et que tu as rendu bien des services à nos frères opprimés. Mais, si c’est pour une mission délicate, confidentielle, prends Ibratief, il est discret, adroit et sûr.

— Rentre-t-il ce soir ?

— Il n’est pas encore sorti. Il fait la nuit.

— Bien, je monte dans ma chambre. Fais-le venir dans ton bureau. Je le verrai en redescendant dans une demi-heure… Mais, à ce que je vois, on prépare une fête ici pour ce soir ?

— Oui, un bal.

— Parfait ! Ça ne pouvait mieux tomber ! À tout à l’heure…

Gérard quitta le Russe, monta chez lui, déposa dans un vase, sur un meuble, la branche de lilas et changea de toilette.

Peu après, parfaitement élégant dans un impeccable vêtement du soir qui dessinait sa taille svelte et robuste, il revêtait son pardessus, prenait son chapeau et redescendait.

Dans le bureau, le patron l’attendait et aussi le chauffeur Ibratief, vieil homme, aux yeux intelligents et mélancoliques.

— Voilà, lui dit Gérard, — jusqu’à neuf heures, je n’ai pas besoin de toi. Dîne tranquille. Mais, à neuf heures, trouve-toi, avec ton taxi, devant le Nouveau-Palace, aux Champs-Élysées. Tu me conduiras à l’Opéra. J’en sortirai, avec une dame, vers dix heures ou dix heures et demie. Je la ferai monter. Aussitôt que j’aurai refermé la portière sur elle et sur moi, tu nous amèneras ici rapidement, mais en prenant bien garde à ne pas avoir d’accident. Et, quoi que tu entendes, des coups à la vitre, des appels de cette dame, ne t’occupe de rien, ne te retourne pas, ne t’arrête pas… C’est compris ?

Ibratief salua.

— C’est bien compris. Tout à vos ordres.

— Je n’aurai pas besoin de te répéter à mesure mes instructions ?

— Non.

— Tu peux compter sur lui, dit le patron.

— Bien !

Gérard quitta la Pension russe, satisfait. À tout hasard, par instinct pour ainsi dire, et sans plan bien précis, il s’était donné les moyens de profiter d’une occasion qui pourrait se présenter. Il avait une auto, il avait un complice. De la sorte, il pourrait amener Nelly-Rose, avec le maximum de sûreté, à la Pension Russe.

Comme toujours, il avait le souci de ne négliger aucune précaution, afin de pouvoir, le mieux possible, tirer parti de l’imprévu.

Quelques minutes plus tard, il arrivait au Nouveau-Palace, montait, et, dans le petit salon de son appartement, trouvait Baratof qui fumait, tout en parcourant les journaux du soir.

Les deux hommes se serrèrent la main avec une apparence suffisante de cordialité.

— Tu as fait bon voyage ? demanda Gérard.

— Très bon… et toi ? Tu t’es bien amusé en route ?…

— Comme ça…

— Toujours des aventures de femmes ? Ah ! don Juan !…

Baratof avait un air narquois. Gérard ne parut pas y prendre garde.

— À propos, dit-il avec calme, on t’a téléphoné, tantôt, à 4 heures. J’étais venu voir si tu étais arrivé. On m’avait fait attendre ici. J’ai répondu.

— Ah ! qui était-ce ?…

— Une jeune fille qui est chargée, paraît-il, d’organiser une réception en ton honneur à la Maison des laboratoires… Mais, dis donc, il faut que je te félicite de ta générosité… Cinq millions ! C’est admirable ! Je ne croyais pas que tu t’intéressais à ce point aux œuvres scientifiques et humanitaires.

La voix de Gérard ne décelait aucune ironie. Baratof pourtant l’interrompit sèchement.

— Alors, cette jeune fille qui veut me voir ?

— Elle viendra demain matin s’entendre avec toi, répondit Gérard en fixant les yeux sur lui.

— À quelle heure ? demanda Baratof très calme.

— Onze heures.

— Très bien, je la recevrai, dit le Russe négligemment.

Puis, regardant Gérard.

— Mais que tu es chic ! Tu sors, ce soir ?

— Oui.

— Tiens, je croyais que tu devais partir, dès cette nuit, pour la Normandie, voir ta mère ?

— J’ai changé d’avis. Je vais au théâtre avec des amis que j’ai retrouvés, cet après-midi.

— Des amis ? Des amies femmes, évidemment… comme toujours…

— Comme toujours.

— Quel conquérant tu fais ! Ah ! C’est beau d’être jeune ! Moi, je suis fatigué. Je ne sortirai pas. Tu dînes avec moi ? Je ferai servir ici.

— Si tu veux.

Baratof sonna. Et, quelques minutes après, les deux hommes s’asseyaient devant une table dressée par le maître d’hôtel de l’étage et élégamment servie.

À huit heures et demie, on en était au café et aux liqueurs, Baratof s’étira avec un soupir de satisfaction béate.

— Ah ! C’est agréable de bien dîner, de fumer un bon cigare et de se reposer. Rien de tel dans la vie.

— Alors, voyons, Baratof, dit Gérard en se levant, tu ne veux vraiment pas t’habiller et sortir avec moi ? Je t’aurais présenté à mes amis…

— Non, ce soir, je ne bouge pas…

— Tu ménages tes forces, dit Gérard, railleur. Tu veux êtes frais pour la visite de la jeune personne des laboratoires, demain matin…

— Peut-être. Je te répète, mon petit, que je n’ai plus ta belle jeunesse…

Une ironie sourde se mêlait à la gaîté de Baratof. Gérard la perçut. Il fixa les yeux sur le Russe, qui lui opposa un regard placide et narquois. Quelles étaient ses intentions ? Qu’allait-il entreprendre à l’égard de Nelly-Rose ? Que se permettrait-il si, le lendemain, la jeune fille venait au Nouveau-Palace ?

Mais Gérard avait jusqu’au lendemain pour prévenir Nelly-Rose. Il allait tenter de la rencontrer au théâtre ou bien à ce bal, si elle se décidait à s’y rendre. Coûte que coûte, il lui parlerait, l’avertirait, et, par tous les moyens, la protégerait. L’idée qu’elle pût se trouver sans défense, exposée aux tentatives honteuses de ce Baratof, dont il connaissait la brutalité et le cynisme, le mettait hors de lui.

— Bonsoir, dit-il en tendant, non sans un effort, à Baratof, une main que celui-ci serra.

— Bonsoir, Gérard, amuse-toi bien. Moi, je serai couché dans une heure. Le temps de finir mes journaux.

Gérard s’en alla. Devant le Nouveau-Palace, il vit le taxi du chauffeur Ibratief qui l’attendait et qui, aussitôt qu’il fut monté, partit dans la direction de l’Opéra.

Baratof, dès qu’il fut seul, courut à la sonnette.

— Vite, le chasseur, pour me porter une lettre urgente place du Trocadéro, ordonna-t-il au garçon d’étage qui parut.