Traduction par Madame la Comtesse Tolstoï et MM. Tastevin frères.
Flammarion (p. 28-38).
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CHAPITRE V


Les fausses doctrines des Pharisiens et des Scribes n’expliquent pas plus le sens de la vraie vie qu’elles ne guident dans celle-ci. La coutume sans explication raisonnable est le seul guide de la vie.


Il est inutile de définir la vie, chacun la connaît, et nous vivons, disent les gens trompés et entretenus dans leur illusion par les fausses doctrines ; et, ne sachant pas ce qu’est la vie ni quel est son bien, il leur semble qu’ils vivent, de même qu’il semble à celui qui flotte au gré des vagues, sans direction aucune, qu’il va vers le lieu où il lui faut, où il veut aller.

Un enfant naît dans le besoin ou dans le luxe et reçoit l’éducation des Pharisiens ou des Scribes. Pour cet enfant, pour l’adolescent, la contradiction de la vie, pas plus que la question de la vie elle-même n’existent encore, et c’est pourquoi ni l’explication des Pharisiens, ni celle des Scribes ne lui sont nécessaires et ne peuvent le guider dans la vie. Il s’instruit par le seul exemple des gens qui vivent autour de lui, et cet exemple est le même, qu’il vienne des Pharisiens ou des Scribes : les uns comme les autres ne vivent que pour le bien de la vie personnelle, et ce qu’ils enseignent à l’enfant c’est seulement les moyens d’acquérir ce bien illusoire.

Si ses père et mère sont dans le besoin, l’enfant apprend par eux que le but de la vie est d’acquérir le plus de pain et d’argent avec le moins de travail possible, de telle sorte que l’individualité animale ait toute la jouissance qu’elle peut avoir. S’il est venu au monde au milieu du luxe, il apprend que le but de la vie c’est la richesse, les honneurs, c’est de passer le temps le plus agréablement et le plus joyeusement possible.

Toutes les connaissances que le pauvre acquiert ne lui servent qu’à améliorer le bien de sa personnalité. Toutes les connaissances qu’acquiert le riche dans les sciences et dans les arts, en dépit de tous les grands mots sur l’importance de la science et des arts, ne lui sont nécessaires que pour vaincre l’ennui et passer agréablement son temps. Plus ils vivent l’un et l’autre, plus fortement ils s’imprègnent des idées des gens du monde. Ils se marient, se créent une famille et l’avidité qu’ils mettent à acquérir les biens de la vie animale va en grandissant, justifiée qu’elle est par la famille même. La lutte avec les autres devient plus implacable et l’habitude s’établit de vivre seulement pour le bien de l’individualité.

Si dans l’esprit de l’un ou de l’autre, pauvre ou riche, il s’élève un doute sur le sens raisonnable d’une telle vie, si l’un ou l’autre se pose la question : pourquoi cette lutte sans but pour mon existence qui se continuera dans mes enfants, ou pourquoi cette poursuite décevante de jouissances, qui se termineront par des souffrances aussi bien pour moi que pour mes enfants ? alors il n’y a presque pas de probabilité pour qu’en réponse à ces questions, il apprenne les définitions de la vie, données il y a bien longtemps à l’humanité par ses grands maîtres, qui se sont trouvés, des milliers d’années avant lui, dans les mêmes conditions.

Les doctrines des Pharisiens et des Scribes cachent si soigneusement ces définitions que bien peu parviennent à les voir. Les uns, les Pharisiens, à cette question : « Pourquoi cette vie misérable ? » répondent : La vie est misérable, elle l’a toujours été et doit l’être toujours. Le bien de la vie n’est pas dans son présent, mais dans son passé, avant elle, et dans son futur, après elle. Et les Pharisiens, brahmines, bouddhistes, taosistes, hébreux, disent toujours cette seule et même chose.

La vraie vie est un mal, et l’explication de ce mal est dans le passé, dans l’apparition du monde et de l’homme, tandis que la réparation du mal existant est dans l’avenir, au-delà de la tombe. Tout ce que l’homme peut faire pour acquérir le bien, non dans cette vie, mais dans la vie future, c’est de croire à la doctrine que nous enseignons, de pratiquer les cérémonies que nous proscrivons.

Et celui qui doute, voyant par la vie de tous ceux qui vivent pour le bien personnel, par celle des Pharisiens mêmes qui vivent pour le même but, la fausseté de cette explication, refuse carrément de les croire, sans approfondir le sens de leur réponse, et s’adresse aux Scribes.

Toutes les doctrines sur n’importe quelle vie autre que la vie animale que nous voyons, sont le fruit de l’ignorance, disent les Scribes. Tous tes doutes sur le sens raisonnable de ta vie sont des rêves creux. La vie des mondes, de la terre, de l’homme, de l’animal, de la plante, a ses lois et nous les enseignons ; nous recherchons l’origine des mondes et de l’homme, des animaux, des plantes et de toute la matière ; nous recherchons aussi ce qu’il adviendra des mondes lorsque le soleil se refroidira, etc., etc., enfin ce qu’a été et ce que sera l’homme, chaque animal, chaque plante. Nous pouvons montrer et prouver que tout a été et sera comme nous le disons. Outre cela, nos investigations contribuent à l’amélioration du bien-être de l’homme. Mais de ta vie à toi, de ton aspiration au bien, nous ne pouvons rien te dire que tu ne saches sans nous ; tu vis, et voilà, tout, tâche de vivre aussi bien que possible.

Et celui qui doute, n’ayant reçu aucune réponse à sa question, pas plus des uns que des autres, reste comme il était auparavant sans autre guide dans la vie que les besoins de sa personnalité.

Parmi ceux qui doutent, les uns, suivant le raisonnement de Pascal, après s’être dit que tout ce par quoi les Pharisiens nous effraient, si nous ne suivons pas leurs prescriptions, peut être vrai, remplissent toutes les prescriptions des Pharisiens, quand ils en trouvent le temps (ils n’ont rien à y perdre, et peuvent en retirer un grand avantage) ; les autres, d’accord avec les Scribes, nient carrément l’existence de toute autre vie, aussi bien que toute cérémonie religieuse et se disent : « Je ne suis pas le seul, tous ont vécu et vivent de la sorte ; advienne que pourra. » Les uns comme les autres restent privés de toute explication du sens de leur véritable vie. Et cependant il faut vivre.

La vie de l’homme est une série d’actes depuis le moment où il se lève jusqu’au moment où il se couche ; chaque jour et sans cesse il lui faut choisir, dans les centaines d’actes qu’il a le pouvoir d’accomplir, ceux qu’il exécutera. Ni la doctrine des Pharisiens qui explique les mystères de la vie céleste, ni celle des Scribes, qui recherche l’origine des mondes et de l’homme et conclut sur leur destinée future, ne se préoccupent de le guider dans le choix de ses actions ; et voilà cet homme qui, bon gré, mal gré, se soumet d’ores et déjà, non pas au raisonnement, mais au guide extérieur de la vie qui a toujours existé et qui existe dans toute société humaine.

Ce guide n’a aucune explication raisonnable : c’est pourtant lui qui explique l’immense majorité des actes de tous les hommes. Ce guide, c’est l’habitude de vivre des sociétés humaines, habitude qui règne avec d’autant plus de puissance sur les hommes que ceux-ci comprennent moins le sens de leur vie. Ce guide ne peut être défini nettement parce qu’il se compose des choses et des actes les plus différents par le temps et par le lieu. C’est pour les Chinois la coutume d’allumer les cierges sur les tablettes des parents ; pour le mahométan le pèlerinage à certains lieux ; pour l’Hindou une certaine quantité d’oraisons ; pour le soldat la fidélité au drapeau et l’honneur de l’uniforme ; pour l’homme du monde le duel, pour le montagnard la vendette ; c’est la coutume de manger certains mets à des jours déterminés ; c’est une certaine manière d’élever ses enfants ; enfin ce sont les visites, un certain arrangement de l’habitation, certaines manières de célébrer les funérailles, les naissances et les noces, en un mot une foule d’actions et de procédés qui remplissent toute la vie. On donne à cela le nom de convenances, de coutumes, et plus souvent celui de devoir et même de devoir sacré.

Voilà ce qui règle la conduite de la majorité des hommes, et non les explications sur la vie données par les Pharisiens et les Scribes. Dés l’enfance, l’homme aperçoit autour de lui des gens qui accomplissent ces choses avec beaucoup d’assurance et de solennité, et, faute d’une explication rationnelle sur le sens de sa vie, non seulement il se met à accomplir ces mêmes actes, mais il s’efforce encore de leur attribuer un sens raisonnable. Il a besoin de croire que les gens qui font ces choses savent pourquoi et dans quel but ils font ce qu’ils font. Il cherche à se persuader que ces actions ont un sens raisonnable, et que ce sens, tout en étant peut-être encore un peu obscur pour lui, est clair pour les autres. Mais la plupart des autres hommes, faute d’une explication rationnelle du sens de la vie, se trouvent exactement dans le même cas que lui. S’ils font ces choses, c’est uniquement parce qu’ils s’imaginent que les autres en connaissent le sens et exigent d’eux qu’ils les fassent. Ainsi, à force de s’induire mutuellement en erreur, les hommes non seulement s’habituent de plus en plus à accomplir des actes dénués de sens raisonnable, mais encore ils s’habituent à leur attribuer on ne sait quelle signification mystérieuse, incompréhensible pour eux-mêmes. Et moins ils comprennent le sens de leurs actes, moins ces actes sont clairs pour eux-mêmes, plus ils y attachent d’importance, plus grande est leur solennité en les accomplissant. Le riche et le pauvre font ce qu’ils voient faire autour d’eux, et ils nomment cela leur devoir, leur devoir sacré ; ils disent pour se tranquilliser que des actes accomplis depuis si longtemps par un si grand nombre d’hommes, qui y attachent tant d’importance, sont évidemment la véritable affaire de la vie. Jusqu’à l’âge le plus avancé, jusqu’à la mort, ils s’efforcent de se persuader que s’ils ne savent pas eux-mêmes pourquoi ils vivent, d’autres le savent : mais ceux-ci sont tout aussi ignorants sur ce point que ceux qui s’en rapportent à eux.

De nouveaux hommes entrent dans l’existence, naissent, grandissent et, voyant cette agitation fiévreuse à laquelle on donne le nom de vie, agitation à laquelle prennent part des vieillards aux cheveux blancs, respectables et entourés de vénération, ils sont convaincus que ce remue-ménage insensé est la vie et qu’il n’y en a pas d’autre, et ils s’en vont après s’être bousculés sur le seuil. C’est ce que ferait un homme qui, ignorant ce que c’est qu’une assemblée, s’imaginerait que la foule qui se presse, bruyante et animée près de la porte est l’assemblée elle-même, et retournerait chez lui, après avoir été bousculé sur le seuil, avec les côtes meurtries et la ferme conviction d’avoir fait partie d’une assemblée.

Le percement des montagnes, les voyages autour du monde, l’électricité, le microscope, le téléphone, la guerre, le parlement, la philanthropie, la lutte des partis, les universités, les sociétés savantes, les musées, n’est-ce pas la vie ?

Toute l’activité fiévreuse et compliquée des hommes avec leur commerce, leurs guerres, leurs voies de communication, leur science, leurs arts, n’est le plus souvent que l’agitation insensée de la foule qui se presse sur le seuil de la vie.