Traduction par Madame la Comtesse Tolstoï et MM. Tastevin frères.
Flammarion (p. 22-27).
◄  III.
V.  ►


CHAPITRE IV


La doctrine des Scribes remplace la conception de la vie complète de l’homme par les manifestations visibles de son existence animale et tire de ces manifestations des déductions sur le but de sa vie.


La vie, c’est ce qui se passe dans l’être vivant depuis sa naissance jusqu’à sa mort. L’homme naît, le cheval, le chien naissent ; chacun d’eux possède un corps particulier ; ce corps vit un certain temps et puis meurt, se décompose, passe à d’autres êtres et cesse d’être. La vie était, la vie n’est plus. Le cœur bat les poumons respirent : le corps ne se décompose pas, l’homme, le chien, le cheval vivent. Le cœur a cessé de battre, la respiration s’est arrêtée : le corps commence à se décomposer, l’homme, l’animal est mort, la vie n’est plus en lui… La vie est donc ce qui se passe dans le corps de l’homme, comme dans celui de l’animal, dans l’intervalle de temps compris entre la naissance et la mort.

Que peut-il y avoir de plus clair ? C’est ainsi que les hommes les plus grossiers, les plus ignorants, s’élevant à peine au-dessus de la condition animale, ont envisagé et envisagent encore la vie. Et voilà qu’à notre époque la doctrine des Scribes, qui se nomme la science, admet comme la seule vraie cette représentation de la vie, qui est la plus primitive et la plus grossière.

Utilisant tout cet arsenal de connaissances superficielles que les hommes ont acquises, cette fausse doctrine veut les ramener systématiquement en arrière, vers cette nuit de l’ignorance, dont ils ont mis, au prix de tant d’efforts et de peines, tant de milliers d’années à se débarrasser. Nous ne pouvons pas définir la vie dans notre conscience, dit cette doctrine. Nous nous égarons en l’examinant en nous-mêmes. Cette conception du bien, de ce bien dont la recherche constitue notre vie, pour notre conscience, est un mirage trompeur ; dans cette conscience, on ne peut concevoir la vie. — Pour comprendre la vie, il suffit de considérer ses manifestations comme on considère tout mouvement de la matière. Ce n’est que par ces observations et par les lois qui en résultent, que nous trouverons à, la fois la loi de la vie en général et celle de la vie de l’homme en particulier[1].

Et voilà que cette fausse doctrine, après avoir remplacé la conception de la vie complète de l’homme, de cette vie dont il a conscience, par ce qu’on en voit, c’est-à-dire par l’existence animale, se met à étudier ces manifestations visibles, tout d’abord dans l’homme en tant qu’animal, puis, dans les animaux en général, dans les plantes, enfin dans la matière, soutenant constamment avec cela que c’est la vie elle-même qu’on étudie, et non quelques-unes seulement de ses manifestations.

Les observations sont si compliquées, si variées, si embrouillées, il faut leur sacrifier tant d’efforts et de temps, que les gens oublient peu à peu l’erreur primordiale qui a consisté à prendre une partie de l’objet pour l’objet lui-même et, en fin de compte, ils se convainquent complètement que l’étude des propriétés visibles de la matière, des plantes et des animaux est l’étude de la vie elle-même, de cette vie que l’homme ne reconnaît que dans sa conscience.

Il se passe quelque chose de semblable à ce qui a lieu quand une personne montre les images d’une lanterne magique et qu’elle veut entretenir l’illusion des spectateurs.

Ne regardez nulle part ailleurs, dit la personne, que là où apparaît l’image réfléchie ; surtout ne regardez pas l’effet lui-même ; et même sachez que l’objet n’existe pas, mais seulement son image. Voilà précisément ce que fait, la fausse science des Scribes de notre époque en cherchant à gagner les bonnes grâces de la foule[2].

Issue directement d’une définition de la vie, qui ne tient pas compte de la tendance au bien, la fausse science observe les différents buts des êtres vivants et, trouvant dans le nombre des buts qui sont étrangers à l’homme, elle les lui impose.

La conservation de l’individualité, celle de l’espèce, la reproduction d’êtres semblables et la lutte pour l’existence, voilà le but des êtres vivants, tel qu’il ressort de cette observation superficielle, et c’est ce même but illusoire que la fausse science impose à l’homme.

La fausse science, ayant pris pour point de départ une représentation arriérée de la vie, où ne se voit pas cette contradiction de la vie humaine, qui en est le caractère principal — cette prétendue science, dans ses dernières déductions, on arrive à ce que demande la grande majorité des hommes, à reconnaître la possibilité du bien de la seule vie personnelle, à reconnaître la vie personnelle et animale comme le soûl bien possible à l’homme.

La fausse science va même au delà des exigences de la grossière multitude, exigences auxquelles elle veut trouver une explication ; elle en arrive à affirmer ce que la conscience réfléchie de l’homme repousse dès qu’elle se manifeste, à déduire que la vie de l’homme, comme celle de n’importe quel animal, consiste dans la lutte pour l’existence de l’individualité, du genre et de l’espèce[3].

  1. La vraie science, connaissant sa place et par suite son objet, est modeste, ce qui fait sa puissance ; elle n’a jamais parlé et ne parle pas de la sorte.

    La physique traite des lois et des rapports des forces sans se préoccuper de ce qu’est la force elle-même, et sans essayer d’expliquer sa nature. La chimie traite des rapports de la matière sans s’inquiéter de ce qu’est celle-ci ni de définir sa nature, La zoologie traite des formes de la vie sans poser la question de la vie elle-même, ni essayer de définir son essence. Et les forces, la matière, la vie, ne sont pas envisagées par les sciences comme des objets d’études, mais comme des points d’appui pris pour axiomes dans un autre domaine des connaissances humaines et sur lesquels se construit l’édifice de chaque science séparément.

    C’est ainsi que la vraie science considère son objet, et cette science n’a jamais eu l’influence pernicieuse et abrutissante qu’a eue la fausse science. Mais ce n’est pas ainsi qu’il envisage son objet, le philosophisme scientifique : matière, forces, vie, nous étudions tout cela, et du moment que nous l’étudions, nous pouvons bien connaître son essence.
  2. Voyez le premier appendice à la fin du livre : « De la fausse définition de la vie. »
  3. Voyez le deuxième appendice.