Traduction par Madame la Comtesse Tolstoï et MM. Tastevin frères.
Flammarion (p. 17-21).
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CHAPITRE III

Erreur des Scribes.


Et, chose étonnante ! ce fait que toutes les doctrines des grands esprits de l’humanité ont frappé les hommes par leur sublimité à un point tel que les gens grossiers ont attribué à la plupart d’entre elles un caractère surnaturel et ont fait de leurs fondateurs des demi-dieux, — ce qui est la marque capitale de l’importance de ces doctrines, — c’est cette circonstance même qui fournit aux Scribes la meilleure preuve, leur semble-t-il, de l’imperfection de ces doctrines et de la façon dont elles sont arriérées.

Ce fait que les doctrines d’Aristote, de Bacon, de Comte et d’autres ont été et restent encore l’apanage d’un petit nombre de lecteurs et d’admirateurs, que ces doctrines, à cause de leur fausseté, n’ont jamais pu exercer une influence sur les masses et par suite n’ont pas subi les altérations et les amplifications qu’engendre la superstition, cette marque même de leur insignifiance est admise comme la preuve de leur vérité.

Quant aux doctrines des Brahmanes, de Bouddha, de Zoroastre, de Lao-Tseu, de Confucius, d’Isaïe et du Christ, elles sont taxées de superstition et d’erreur uniquement parce qu’elles ont changé de fond en comble l’existence de millions d’individus.

Le fait que des milliards d’hommes ont vécu et vivent selon ces superstitions parce que, même à leur état d’altération, elles donnent aux hommes des réponses aux questions sur le vrai sens de la vie, que ces doctrines, non-seulement se répandent, mais servent de fondement à la pensée des meilleurs hommes de tous les siècles, qu’enfin les théories admises par les Scribes ne sont propagées que par eux-mêmes, sont toujours contestées, parfois ne vivent même pas quelques dix ans, et sont oubliées dès leur apparition, tout cela ne les trouble pas le moins du monde.

Cette fausse direction des connaissances dans laquelle est engagée la société contemporaine ne se manifeste en rien plus clairement que dans la place qu’occupent dans cette société les doctrines de ces grands maîtres de la vie, selon lesquelles a vécu et s’est formée l’humanité, et selon lesquelles elle vit et se forme encore.

Dans les almanachs, au chapitre de la statistique, il est dit que le nombre des religions pratiquées par les habitants du globe terrestre s’élève à mille. Il est à supposer que le Bouddhisme, le Brahmanisme, la religion de Confucius, le Taosisme et le Christianisme sont compris dans ce nombre.

Mille religions ! et les hommes de notre époque croient cela tout bonnement. Mille religions toutes absurdes, à quoi bon les étudier ? Et les hommes de notre temps considèrent qu’il est honteux d’ignorer les dernières sentences dues à la sagesse de Spencer, de Helmholtz et d’autres. Quant aux Brahmines, à Bouddha, à Confucius, à Lao-Tseu, à Épictète, à Isaïe, il arrive quelquefois qu’ils en connaissent les noms, mais souvent même ceux-ci leur sont inconnus. Il ne leur vient pas à l’esprit que le nombre des religions pratiquées de notre temps n’est pas le moins du monde de mille, mais qu’il se réduit à trois : la religion chinoise, la religion indienne et la religion hébraïque-chrétienne (celle-ci avec sa branche mahométane), et qu’on peut acheter pour cinq roubles et lire en deux semaines, les livres de ces religions ; enfin que les livres selon lesquels toute l’humanité a vécu et vit encore maintenant, à l’exclusion des sept centièmes d’individus qui nous sont presque inconnus, contiennent toute la sagesse humaine, tout ce qui a fait l’humanité telle qu’elle est.

Que la foule ne connaisse pas les doctrines, c’est encore peu de chose, mais les gens instruits, eux-mêmes, s’ils n’en ont pas fait leur spécialité, les ignorent, et les philosophes de profession ne jugent pas nécessaire de jeter un coup d’œil sur ces livres.

En effet, pourquoi étudier ces hommes qui ont résolu la contradiction de la vie, reconnue par l’homme raisonnable, et défini le vrai bien et la vie des hommes ? Les Scribes, ne comprenant pas cette contradiction qui forme le principe de la vie raisonnable, affirment carrément que, comme ils ne la voient pas, la contradiction n’existe pas et que la vie de l’homme se réduit à son existence animale.

Ceux qui possèdent la vue comprennent et définissent ce qu’ils aperçoivent devant eux ; l’aveugle va piquant devant lui avec son bâton et affirme qu’il n’y a rien en dehors de ce que lui indique le tâtonnement de son bâton.