Traduction par Madame la Comtesse Tolstoï et MM. Tastevin frères.
Flammarion (p. 8-16).
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CHAPITRE II


L’humanité a reconnu dès la plus haute antiquité la contradiction de la vie. Les sages, qui ont éclairé l’humanité, ont donné aux hommes des définitions de la vie expliquant cette contradiction intrinsèque, mais les Pharisiens et les Scribes les cachent aux hommes.


Ce que l’homme se représente tout d’abord comme le seul but de la vie, c’est le bien de sa propre individualité ; mais, pour l’individualité, le bien ne peut exister. Et, quand même il y aurait dans la vie quelque chose qui ressemble au bien, la vie dans laquelle seule est possible le bien, la vie de l’individualité est elle-même entraînée irrésistiblement à chaque mouvement, à chaque souffle, vers les souffrances, les maux, la mort et la destruction !

Et cela est si visible, si clair, que tout homme qui pense, jeune ou vieux, instruit ou ignorant doit le savoir. Ce raisonnement est si simple, si naturel, qu’il vient à l’esprit de chaque homme intelligent, et l’humanité l’a connu depuis les temps les plus reculés.

La vie de l’homme, en tant qu’individualité, n’aspirant qu’à son propre bien parmi le nombre infini des individualités semblables se détruisant les unes les autres et s’anéantissant elles-mêmes, cette vie est un mal et un non-sens, et la vraie vie ne peut être telle.

Dès les temps les plus anciens, l’homme s’est dit cela et les sages de l’Inde, de la Chine, de l’Égypte, de la Grèce et d’Israël se sont exprimés sur cette contradiction intrinsèque de la vie de la manière la plus claire et la plus intelligible. Dès la plus haute antiquité, l’esprit humain s’est ingénié à connaître pour l’homme un bien de telle nature que, ni la lutte des êtres entre eux, ni les souffrances, ni la mort ne le pussent détruire. C’est dans la mise en évidence de plus en plus nette de ce bien de l’homme, bien indiscutable et incapable d’être détruit par la lutte, les souffrances et la mort, que consiste toute la marche en avant de l’humanité depuis que nous connaissons la vie.

Dès l’époque la plus reculée et chez les peuples les plus divers, les grands maîtres de l’humanité ont révélé aux hommes des définitions de la vie de plus en plus claires, expliquant sa contradiction intrinsèque, et leur ont montré le vrai bien et la vraie vie propres à l’homme. — Et comme dans ce monde l’état de l’homme est le même, il s’en suit que, pour chaque homme, la contradiction qui existe entre son aspiration vers son bien personnel et la conscience qu’il a de l’impossibilité de celui-ci, est également la même, de sorte que toutes les définitions du vrai bien et par suite de la vraie vie, révélées aux hommes par les plus grands esprits de l’humanité, sont identiques par leur essence même.

« La vie, c’est un voyage et un perfectionnement des âmes, qui vont se rapprochant de plus en plus de la félicité », ont dit les Brahmines des temps les plus anciens.

« La vie, c’est l’épanouissement de la lumière descendue du ciel pour le bien de l’humanité », a dit Confucius quelques siècles plus tard, mille ans avant le Christ.

« La vie, c’est l’abnégation de soi-même, pour gagner le bienheureux « Nirvana », a dit Bouddha, le contemporain de Confucius.

«La vie, c’est la voie de l’humanité et de l’abaissement pour parvenir au bien », a dit un autre contemporain de Confucius, Lao-Tseu.

« La vie, c’est ce que Dieu a soufflé dans les narines de l’homme pour qu’en suivant sa loi il arrive au bien », a dit la sagesse hébraïque.

« La vie, c’est la soumission à la raison, soumission qui donne à l’homme le bonheur », ont dit les stoïciens.

« La vie, c’est l’amour de Dieu et du prochain qui donne le bien à l’homme », a dit le Christ, résumant ainsi dans sa définition toutes celles qui précèdent.

Telles sont les définitions de la vie qui, des milliers d’années avant nous, en montrant aux hommes, au lieu du bien illusoire et irréalisable de l’individualité, le bien réel et indestructible, résolvent la contradiction de la vie humaine et donnent à celle-ci un sens raisonnable.

On peut n’être pas d’accord avec les définitions de la vie et admettre qu’elles eussent pu être exprimées plus exactement, plus clairement, mais il est impossible de ne pas voir qu’elles sont d’une nature telle que leur reconnaissance, en détruisant la contradiction de la vie et en remplaçant la tendance de l’individualité vers un but irréalisable par une autre tendance vers un bien que, ni les souffrances, ni la mort ne peuvent détruire, donne à la vie un sens raisonnable.

On ne peut pas ne pas voir encore que ces définitions, vraies théoriquement, sont sanctionnées par l’expérience de la vie et que des millions et des millions d’hommes, qui les ont admises et les admettent, ont montré et montrent dans le fait la possibilité de remplacer l’aspiration de l’individualité au bien par une autre aspiration à un bien tel que ni les souffrances, ni la mort ne le puissent troubler.

Mais en dehors de ceux qui ont compris et qui comprennent les définitions de la vie révélées à l’humanité par les grands hommes qui l’ont éclairée, il y a toujours eu et il y a une immense majorité d’hommes, qui, pendant une certaine période de leur existence, quelquefois même toute leur vie durant, ont vécu et ne vivent que de la seule vie animale, et, non seulement ne comprennent pas les définitions qui servent à résoudre la contradiction de la vie humaine, mais ne voient même pas cette contradiction qu’elles résolvent. Et il y a toujours eu et il y a encore parmi ces hommes-là, d’autres hommes qui, par suite de leur situation exceptionnelle dans le monde, se croient appelés à guider l’humanité, et, ne comprenant pas eux-mêmes le sens de la vie humaine, ont enseigné et enseignent aux autres hommes le sens de cette vie qu’ils ne comprennent pas, affirmant que la vie humaine n’est autre chose que l’existence individuelle.

Ces faux docteurs ont toujours existé et existent encore de notre temps. Les uns professent oralement les doctrines de ces maîtres de l’humanité dans les traditions desquels ils ont été élevés ; mais, étrangers au sens raisonnable de ces doctrines, ils les transforment en révélations surnaturelles sur la vie passée et future des hommes, se contentant d’exiger la pratique des cérémonies. C’est là, dans sa plus large acception, l’enseignement des Pharisiens, c’est-à-dire des hommes qui professent que la vie, absurde par elle-même, peut être amendée par la croyance en une autre vie, gagnée par la pratique des cérémonies extérieures.

D’autres, n’admettant pas la possibilité d’une vie autre que celle que l’on voit, nient toute espèce de miracle, tout ce qui est surnaturel et affirment carrément que la vie de l’homme n’est autre chose que son existence animale, depuis sa naissance jusqu’à sa mort. Telle est la doctrine des Scribes, des gens qui enseignent que, dans la vie de l’homme en tant qu’animal, il n’y a rien de déraisonnable.

Et ces faux docteurs, les uns comme les autres, malgré que leurs doctrines aient pour base la seule et même ignorance grossière de la contradiction essentielle de la vie humaine, se sont toujours querellés et se querellent encore entre eux.

Ces deux sortes d’enseignement dominent dans notre monde et, hostiles l’un à l’autre, le remplissent de leurs disputes, dissimulant aux hommes, derrière les disputes mêmes, les définitions de la vie, qui, il y a des millions d’années déjà, ont été données à l’humanité.

Les Pharisiens, ne comprenant pas cette définition de la vie donnée aux hommes par les maîtres dans la tradition desquels ils ont été élevés, la remplacent par leurs interprétations mensongères de la vie future et s’efforcent en même temps de cacher aux hommes les définitions de la vie données par les autres maîtres de l’humanité, les présentant à leurs disciples, dénaturées de la façon la plus grossière et la plus brutale, croyant soutenir ainsi l’autorité exclusive de la doctrine sur laquelle ils basent leurs interprétations.

L’unité du sens raisonnable des définitions de la vie données par les autres maîtres de l’humanité ne leur parait pas, comme cela devrait être, la meilleure preuve de la vérité de leur enseignement ; cette unité, en effet, sape la confiance en ces fausses et absurdes interprétations par lesquelles ils remplacent le fond de la doctrine.

Les Scribes, eux, ne soupçonnant même pas dans les doctrines des Pharisiens les bases raisonnables, sur lesquelles elles se sont élevées, repoussent catégoriquement tout enseignement d’une vie future, et assurent sans hésiter que toutes ces doctrines ne reposent sur rien, ne sont qu’un reste de coutumes grossières nées de l’ignorance et que la marche en avant de l’humanité consiste à ne se poser sur la vie aucune question sortant des limites de l’existence animale de l’homme.