Traduction par Madame la Comtesse Tolstoï et MM. Tastevin frères.
Flammarion (p. 1-7).
II.  ►


DE LA VIE




CHAPITRE PREMIER

Contradiction essentielle inhérente à la vie humaine.


L’homme ne vit que pour son bonheur, pour son bien. Dès qu’il cesse de rechercher le bien, il ne se sent plus vivre. L’homme ne peut se représenter la vie sans y associer le désir de son propre bien. Pour tout homme vivre est synonyme de rechercher le bien et d’aspirer à sa possession ; rechercher le bien et aspirer à sa possession, c’est vivre. L’homme n’a conscience de la vie qu’en lui-même, dans son individualité, voilà pourquoi il se figure d’abord que le bien qu’il désire n’est autre que son bien individuel. Il lui semble de prime abord que la vie, la vraie vie, c’est sa vie à lui. L’existence des autres êtres lui paraît toute différente de la sienne : à ses yeux, ce n’est qu’un simulacre de vie. L’homme ne fait qu’observer la vie des autres individus, et ce n’est que par ses observations personnelles qu’il arrive à la connaissance de leur existence. Il ne connaît la vie des autres êtres que lorsqu’il veut y penser ; mais, quand il s’agit de lui-même, il sait et ne peut cesser pour un instant de savoir qu’il vit : par conséquent, la vie véritable ne se présente à lui que sous la forme de sa propre vie. La vie des êtres qui l’entourent ne lui semble qu’une des conditions de son existence. S’il ne souhaite pas de mal aux autres, c’est uniquement parce que la vue des souffrances d’autrui trouble son bien-être. S’il souhaite du bien aux autres, c’est tout autrement que pour lui-même : ce n’est pas pour que celui à qui il veut du bien soit heureux, mais seulement pour que le bien des autres augmente le bien de sa propre vie. Ce qui est important pour l’homme, ce qui lui est nécessaire, c’est uniquement le bien de sa vie, c’est-à-dire son bien à lui.

Mais, voilà que pendant que l’homme n’aspire qu’à la possession de son propre bien, il commence à s’apercevoir que ce bien dépend des autres êtres. En observant et en examinant attentivement ces êtres, il constate que tous les hommes et même les animaux ont la même idée de la vie que lui-même. Chacun de ces êtres n’a conscience, comme lui, que de son existence et de son bien, ne considère comme importante et réelle que sa propre vie, tandis qu’il ne voit dans celle des autres qu’un instrument de son bonheur. L’homme s’aperçoit que chacun des êtres vivants, aussi bien que lui-même, est prêt, en vue d’assurer son bien si minime qu’il soit, à priver d’un bien plus grand et même de la vie tous les autres êtres, y compris lui-même qui raisonne de la sorte. Et après avoir compris cette vérité, l’homme se dit que s’il en est ainsi, ce dont il ne saurait douter, ce n’est plus un seul ou une dizaine d’êtres, mais un nombre infini de créatures vivantes disséminées dans le monde, qui sont prêtes à chaque instant, en vue d’un but personnel à atteindre, à le détruire, lui, pour qui seul existe la vie. Une fois pénétré de cette idée, l’homme voit que non seulement il lui sera difficile d’acquérir ce bien individuel sans lequel il ne saurait comprendre sa propre vie, mais encore qu’il en sera sûrement privé. Plus l’homme vit, plus l’expérience vient confirmer la justesse de ce raisonnement. Il sent que la vie de ce monde, cette vie à laquelle il participe et qui se compose d’individualités unies entre elles, qui cherchent à se détruire et à s’entre-dévorer, ne saurait être un bien pour lui, et sera même à coup sûr un grand mal. Bien plus, en admettant que l’homme soit placé dans des conditions si avantageuses qu’il puisse lutter avec succès contre les autres individualités, sans péril pour la sienne propre, la raison et l’expérience lui prouvent bientôt que ces simulacres de bien-être, qu’il parvient à arracher à la vie sous forme de jouissances individuelles, ne sont pas des biens, mais, pour ainsi dire, des échantillons de bien, qui ne lui sont accordés que pour lui faire ressentir plus vivement encore les souffrances toujours inséparables des jouissances. Plus l’homme avance dans la vie, plus il voit clairement que les jouissances deviennent de plus en plus rares, et que l’ennui, la satiété, les peines, les souffrances vont en augmentant.

Et ceci n’est pas encore tout : sentant l’affaiblissement de ses forces et les premières atteintes des maladies, ayant devant les yeux les infirmités, la vieillesse et la mort des autres hommes, il remarque encore que sa propre existence, cette existence dans laquelle seulement il sent réellement et pleinement la vie, se rapproche à chaque instant, à chaque mouvement, de la vieillesse, de la caducité et de la mort. Il observe en outre que sa vie est exposée à des milliers d’éventualités de destruction de la part des autres êtres en lutte avec lui, qu’elle est en butte à des souffrances qui s’accroissent sans cesse, que sa vie enfin, par sa nature même, n’est qu’un acheminement incessant vers la mort, vers cet état dans lequel doit disparaître, en même temps que la vie individuelle, toute possibilité d’un bien personnel quelconque. L’homme voit que son moi, son individualité, ce qui seul à ses yeux représente la vie, est en lutte continuelle avec le monde entier, avec ce monde contre lequel toute lutte est impossible ; il s’aperçoit qu’il recherche des jouissances qui ne sont que des simulacres de biens et qui aboutissent fatalement à des souffrances, et qu’il s’efforce de conserver une vie qu’on ne peut conserver.

Il voit que lui-même, cette individualité, unique mobile de ses aspirations au bien et à la vie, ne peut posséder ni l’un ni l’autre, et que ce qu’il désire, le bien et la vie, est le partage unique de ces êtres qui lui sont étrangers, qu’il ne sait pas et ne saurait sentir et dont il ne peut ni ne veut connaître l’existence. La chose la plus importante pour lui, la seule qui lui soit nécessaire, ce qui à ses yeux vit seul d’une vie véritable, son individualité, périt et ne sera qu’un mélange d’os et de vers, mais non plus lui, tandis que ce dont il n’a pas besoin, ce qui n’a pas d’importance à ses yeux, ce qu’il ne sent pas vivre, tout ce monde d’êtres occupés à lutter et à se supplanter, tout cela c’est la vie réelle, ce qui demeurera et vivra éternellement. De sorte que cette vie unique, la seule dont il ait conscience, cette vie, seul but de toute son activité, se réduit à je ne sais quoi de trompeur et d’irréalisable, tandis que la vie hors de lui, cette vie qu’il n’aime pas, qu’il ne sent pas, qui lui est inconnue, est seule véritable.

Ce qu’il ne sent pas offre seul les avantages dont il voudrait jouir lui-même. Ce n’est pas que cette idée se présente à son esprit aux heures de découragement, car ce n’est pas une idée à laquelle on puisse échapper, mais, au contraire, c’est une vérité tellement évidente et incontestable, que, si elle se présente une seule fois à l’esprit de l’homme, ou si d’autres la lui expliquent, il ne pourra jamais s’en débarrasser ni l’effacer de sa conscience.