Traduction par Madame la Comtesse Tolstoï et MM. Tastevin frères.
Flammarion (p. 39-45).
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CHAPITRE VI

Dédoublement de la conscience des hommes de notre siècle.


« En vérité, en vérité, je vous le dis, le temps vient et il est déjà venu que les morts entendront la voix du fils de Dieu, et ceux qui l’auront entendue, vivront. » Et ce temps arrive. L’homme a beau se persuader, les autres ont beau lui affirmer que la vie ne peut être heureuse et raisonnable qu’au delà de la tombe, ou que la vie individuelle seule peut être heureuse et raisonnable, il ne peut le croire. Il sent au fond de son cœur le besoin irrésistible d’une vie heureuse et raisonnable, et considère celle qui n’a d’autre but que l’existence d’outre-tombe, ou le bien impossible à acquérir de son individualité, comme un mal et une absurdité.

Vivre en vue de la vie future ? se dit l’homme. Mais si cette vie, cet unique échantillon de vie que je connais, si ma vie présente doit être absurde, loin de me confirmer dans la possibilité d’une autre vie raisonnable, cela me prouve, au contraire, que la vie dans son essence est une absurdité, que la vie doit être absurde.

Vivre pour soi ? Mais ma vie individuelle est un mal et une absurdité. Vivre pour sa famille ? Pour sa communauté ? Pour sa patrie, pour l’humanité même ? Mais si la vie de mon individualité est malheureuse et absurde, il en est de même de la vie de toute autre individualité humaine ; par conséquent la réunion d’un nombre infini d’individualités absurdes et déraisonnables ne pourra jamais former une seule vie heureuse et raisonnable. Vivre isolément sans savoir pourquoi, en faisant ce que les autres font ? Mais je sais que les autres, de même que moi, ne savent pas eux-mêmes pourquoi ils font ce qu’ils font.

Le temps arrive où la conscience réfléchie commence à prendre le dessus sur les fausses doctrines, et l’homme s’arrête au milieu de la vie en demandant des explications[1].

Il n’y a que l’homme n’ayant aucun rapport avec ceux qui mènent un autre genre de vie que le sien, et celui dont les forces sont occupées dans une lutte incessante avec la nature pour soutenir son existence physique, qui puissent croire que l’accomplissement des œuvres insensées qu’ils qualifient de devoir, est réellement le devoir véritable de leur vie.

Le temps arrive, il est déjà arrivé, où l’imposture qui nous présente comme étant la vie la négation (en paroles) de la vie présente, dans le but de se préparer à une vie future, et l’imposture qui ne reconnaît comme vie que la seule existence animale, le temps arrive, dis-je, où cette double imposture devient évidente à la majorité des hommes, où il n’y a plus que les gens écrasés par la nécessité ou abrutis par une vie voluptueuse, qui puissent encore exister sans sentir l’absurdité et la misère de leur existence.

Les hommes s’éveillent de plus en plus fréquemment à la voix de la conscience réfléchie ; ils ressuscitent dans leurs sépulcres, et la contradiction essentielle de la vie humaine, malgré tous les efforts des hommes pour la cacher à leurs regards, se manifeste à la majeure partie de l’humanité avec une force et une clarté terribles.

« Toute ma vie est la recherche de mon propre bien, se dit l’homme à son réveil, or ma raison me dit que ce bien ne peut exister pour moi et que, quoi que je fasse, quoi que j’obtienne, tout finira de la même manière par les souffrances, la mort et la destruction. Je veux le bien, je veux la vie, je veux ce qui est raisonnable, et je ne trouve au-dedans de moi et dans tout ce qui m’entoure que le mal, la mort, le non-sens. Que devenir ? Comment vivre ? Que faire ? »

Pas de réponse.

L’homme regarde autour de lui, cherchant une réponse à sa question et ne la trouve pas. Il trouve des doctrines, qui répondent à des questions qu’il ne se pose même pas ; mais il n’y a pas dans le monde qui l’entoure de réponse à sa question. Autour de lui, pour toute réponse, il ne trouve partout que la même agitation de gens qui font sans savoir pourquoi ce que d’autres font également en le sachant encore moins.

Tous vivent comme s’ils n’avaient pas conscience de la misère de leur état et de l’insanité de leurs actes. « Ils sont insensés, ou c’est moi qui le suis, se dit l’homme qui s’éveille. Mais tous ne sauraient être insensés ; c’est donc moi qui le suis. Mais non, ce moi raisonnable, qui me dit cela, ne peut être insensé. Bien qu’il soit seul contre le monde entier, je ne puis pas ne pas le croire. »

Et l’homme se sent isolé dans le monde en présence des terribles questions qui déchirent son âme. Et cependant il faut vivre.

L’un de ses moi, son individualité, lui ordonne de vivre. Mais l’autre moi, sa raison, lui dit : « Il est impossible de vivre. »

L’homme sent qu’il s’est dédoublé, et ce dédoublement déchire douloureusement son âme. Et sa raison lui semble la cause de ce dédoublement et de cette souffrance.

La raison, cette faculté supérieure de l’homme indispensable à sa vie, qui lui donne à lui, créature nue et sans secours au milieu des forces destructives de la nature, des moyens d’existence et de jouissance, c’est précisément cette faculté qui empoisonne sa vie.

Dans tout le monde qui l’entoure, parmi les êtres vivants, les facultés qui sont propres à ces êtres leur sont indispensables, sont communes à tous et contribuent à leur bonheur. Les plantes, les insectes, les animaux, en se soumettant aux lois qui leur sont propres, vivent d’une vie heureuse, joyeuse et calme. Et voilà que, dans l’homme, cette faculté supérieure, propre à sa nature, produit en lui un état si douloureux que souvent (de plus en plus fréquemment de notre temps) il tranche le nœud gordien de son existence, qu’il se tue pour se soustraire à la cruelle contradiction de cette existence qui de nos jours a atteint son plus haut degré d’intensité.

  1. Voir le 3e appendice