De la sagesse/Livre III/Chapitre XVII

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LIVRE 3 CHAPITRE 17


debvoir des magistrats.

les gens de bien en la republique aymeroient mieux jouyr en repos du contentement que les bons et excellens esprits se sçavent donner en la consideration des biens de nature et des effects de Dieu, qu’ à prendre charges publicques, n’estoit qu’ils craignoient d’estre mal gouvernez, et par les meschans, parquoy ils consentent estre magistrats : mais de briguer et poursuyvre les charges publicques, mesmement de judicature, c’est chose vilaine, condamnée par toutes bonnes loix, voire des payens, tesmoin la loy julia de ambitu , indigne de personne d’honneur, et ne sçauroit-on mieux s’en declarer incapable. De les achepter est encore plus vilain et puant, et n’y a poinct de plus sordide et vilaine marchandise que celle-là ; car il faut que celuy qui a achepté en gros revende en detail : dont l’empereur Severe parlant contre telle faute, dict que l’on ne peust bien justement condamner celuy qui vend ayant achepté. Tout ainsi que l’on s’habille, l’on se pare, et se met-on en sa bienseance avant sortir de la maison et se monstrer en public : aussi avant que prendre charge publicque, il faut en son privé apprendre à reigler ses passions, et bien establir son ame. On n’ameine pas au tournouer un cheval neuf, ny s’en sert-on en affaire d’importance, s’il n’a esté dompté et apprins auparavant : aussi, devant que se mettre aux affaires et sur la monstre du monde, il faut dompter ceste partie de nostre ame farouche, luy faire ronger son frein, luy apprendre les loix et les mesures avec lesquelles elle se doibt manier en toutes occasions. Mais au rebours c’est chose piteuse et bien absurde, disoit Socrates, que bien que personne n’entreprenne d’exercer un mestier et art mechanique que premierement il ne l’aye apprins, toutesfois aux charges publicques, et à l’art de bien commander et bien obeyr, de gouverner le monde, le mestier plus difficile de tous, ceux y sont receus et l’entreprennent, qui n’y sçavent du tout rien. Les magistrats sont personnes mixtes et mitoyennes entre le souverain et les particuliers, dont il faut qu’ils sçachent commander et obeyr, qu’ils sçachent obeyr au souverain, ployer soubs la puissance des magistrats superieurs à soy, honorer leurs egaux, commander aux subjects, deffendre les petits, faire teste aux grands, et justice à tous : dont a esté bien dict à propos, que le magistrat descouvre la personne, ayant à jouer en public tant de personnages. Pour le regard de son souverain, le magistrat, selon la diversité des mandemens, doibt diversement se gouverner, ou promptement, ou nullement obeyr, ou surseoir l’obeyssance. 1 aux mandemens qui luy attribuent cognoissance, comme sont toutes lettres de justice, et toutes autres où y a ceste clause equivalente (s’il vous appert), ou bien qui, sans attribution de cognoissance, sont de soy justes ou indifferentes, il doibt obeyr, et luy est aisé de s’en acquitter sans scrupule. 2 aux mandemens qui ne luy attribuent aucune cognoissance, mais seulement l’execution, comme sont lettres de mandement, s’ils sont contre le droict et la justice civile, et qu’il y aye clause derogatoire, il doibt simplement obeyr : car le souverain peut deroger au droict ordinaire, et c’est proprement en quoy gist la souveraineté. 3 à ceux qui sont contraires au droict, et ne contiennent la clause derogatoire, ou bien qui sont contre le bien et l’utilité publicque, quelque clausule qu’il y aye, ou bien que le magistrat sçait estre fauls et nuls, mal impetrez et par surprise, il ne doibt, en ces trois cas, promptement obeyr, mais les tenir en souffrance, et faire remonstrance une ou deux fois, et, à la seconde ou troisiesme jussion, obeyr. 4 à ceux qui sont contre la loy de Dieu et de nature, il doibt se demettre et quitter sa charge, voire souffrir tout plustost que d’y obeyr ou consentir : et ne faut dire que là dessus pourroit y avoir du doubte, car la justice naturelle est plus claire que la splendeur du soleil. 5 tout cecy est bon pour les choses à faire ; mais après qu’elles sont faictes par le souverain, tant meschantes qu’elles soyent, il vaut mieux les dissimuler et en ensepvelir la memoire que l’irriter et perdre tout (comme fit Papinian) : (…). Pour le regard des particuliers subjects, les magistrats se doibvent souvenir que la puissance qu’ils ont sur eux, ils ne l’ont qu’en depost, et la tiennent du souverain, qui en demeure tousiours seigneur et proprietaire, pour l’exercer durant le temps qui leur a esté prefix. 2 le magistrat doibt estre de facile accez, prest à ouyr et entendre toutes plainctes et requestes, tenant sa porte ouverte à tous, et ne s’absenter poinct, se souvenant qu’il n’est à soy, mais à tous, et serviteur du public : (…). à ceste cause la loy de Moyse vouloit que les juges et les jugemens se tinssent aux portes des villes, affin qu’il fust aisé à chascun de s’y addresser. 3 il doibt aussi egalement recepvoir et escouter tous grands et petits, riches et pauvres, estre ouvert à tous ; dont un sage le compare à l’autel, auquel on s’addresse estant pressé et affligé, pour y recepvoir du secours et de la consolation. 4 mais ne se communiquer poinct à plusieurs, et ne se familiariser, si ce n’est avec fort peu, et iceux bien sages et sensez, et secrettement ; car cela avilit l’authorité, trouble et relasche la fermeté et vigueur necessaire. Cleon, appellé au gouvernement du public, assembla tous ses amis, et renonça à leur amitié, comme incompatible avec sa charge : car, dict Ciceron, celuy despouille le personnage d’amy qui soustient celuy de juge. 5 son office est principalement en deux choses, soustenir et garder l’honneur, la dignité et le droict de son souverain, et du public qu’il repre sente : (…), avec authorité et une douce severité. 6 puis comme bon et loyal truchement et officier du prince, faire garder exactement sa volonté, c’est-à-dire la loy, de laquelle il est exacteur, et est sa charge de la faire observer à tous ; dont il est appellé la loy vifve, la loy parlante. 7 combien que le magistrat doibve prudemment attremper la douceur avec la rigueur, si vaut-il mieux un magistrat severe et rigoureux, qu’un doux, facile et pitoyable : et Dieu deffend d’avoir pitié en jugement. Le severe retient les subjects en l’obeyssance des loix : le doux et piteux faict mespriser les loix et les magistrats, et le prince qui a faict tous deux. Bref, pour bien s’acquitter de ceste c harge, il faut deux choses, preud’homie et courage. Le premier a besoin du second. Le premier gardera le magistrat net d’avarice, d’acception des personnes, des presens, qui est la peste et le bannissement de la verité : (…) ; de corruption de la justice, que Platon appelle vierge sacrée ; aussi des passions de hayne, d’amour et autres, toutes ennemies de droicture et equité. Mais, pour tenir bon contre les menaces des grands, les prieres importunes des amis, les cris et pleurs des miserables, qui sont toutes choses violentes, toutesfois avec quelque couleur de raison et justice, et qui emportent souvent les plus asseurez, il faut du courage. C’est une principale qualité et vertu du magistrat, que la constance ferme et inflexible, affin de ne craindre les grands et puissans, et ne s’amollir à la misere d’autruy, et encore que cela aye quelque espece de bonté ; mais il est deffendu d’avoir pitié du pauvre en jugement.