De la sagesse/Livre III/Chapitre XVI

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LIVRE 3 CHAPITRE 16


debvoir des souverains et des subjects.

des princes et souverains, leurs descriptions, marques, humeurs, miseres et incommoditez, a esté parlé au livre 1, chap. 46 ; de leur debvoir à gouverner estats a esté parlé très amplement au livre present, chap. 2 et 3, qui est de la prudence politique : toutesfois nous toucherons icy les chefs et traicts generaux de leur debvoir. Le souverain, comme mediateur entre Dieu et les peuples, et debiteur à tous deux, se doibt tousiours souvenir qu’il est l’image vifve, l’officier et lieutenant general du grand dieu son souverain, et aux peuples un flambeau luisant, un miroir esclairant, un theatre elevé auquel tous regardent, une fontaine en laquelle tous vont puiser, un esguillon à la vertu, et qui ne faict aucun bien qui ne porte sur plusieurs, et ne soit mis en registre et en compte. Il doibt donc premierement estre craignant Dieu, devot, religieux, observateur de pieté, non seulement pour soy et sa conscience comme tout autre homme, mais pour son estat et comme souverain. La pieté que nous requerons icy au prince est le soin qu’il doibt avoir et monstrer à la conservation de la religion et des ceremonies anciennes du pays, pourvoyant par loix et peines à ce qu’il ne se fasse aucun changement, ny trouble, ny innovation en la religion. C’est chose qui faict grandement à son honneur et seureté (car tous reverent, obeyssent plus volontiers, et plus tard entreprennent contre celuy qu’ils voyent reverer Dieu, et croyent estre en sa tutele et sauve-garde. (…)) et aussi de son estat ; car, comme ont dict tous les sages, la religion est le lien et le ciment de la societé humaine. Le prince doibt aussi se rendre subject et inviolablement garder et faire garder les loix de Dieu et de nature, qui sont indispensables : qui attente contre elles n’est pas seulement tyran, mais un monstre. Quant aux peuples, il est obligé premierement de garder ses promesses et conventions, soit avec ses subjects, ou autres y ayant interest. C’est l’equité naturelle et universelle. Dieu mesme garde ses promesses. Dadvantage le prince est caution et garant formel de la loy et des conventions mutuelles de ses subjects. Il doibt donc par dessus tout garder sa foy, n’y ayant rien plus detestable en un prince que la perfidie et le parjure, dont il a esté bien dict qu’on doibt mettre entre les cas fortuits si le prince contrevient à sa promesse, et qu’il n’est pas à presumer au contraire. Voire il doibt garder les promesses et conventions de ses predecesseurs, s’il est leur heritier, ou bien si elles sont au bien et profict public. Aussi se peust-il relever de ses promesses et conventions desraisonnables et mal faictes, tout ainsi et pour les mesmes causes que les particuliers se font relever par le benefice du prince. Il doibt aussi se souvenir que, combien qu’il soit par dessus la loy (civile et humaine s’entend) comme le createur par dessus sa creature (car la loy est l’œuvre du prince, laquelle il peust changer et abroger à son plaisir, c’est le propre droict de la souveraineté), si est-ce que cependant qu’elle est en vigueur et credit, il la doibt garder, vivre, agir et juger selon elle ; et ce luy seroit deshonneur et de très mauvais exemple d’aller au contraire, et comme se desmentir. Le grand Auguste, pour avoir une fois faict contre la loy en son propre faict, en pensa mourir de regret. Lycurgue, Agesilaüs, Seleucus, ont donné de très notables exemples en ceste part, et à leurs despens. Tiercement le prince est debiteur de justice à tous ses subjects, et doibt mesurer sa puissance au pied de la justice. C’est la propre vertu du prince vrayement royale et principesque, dont justement fust dict par une vieille au roy Philippe, qui dilayoit luy faire justice, disant n’avoir le loysir, qu’il desistast donc et laissast d’estre roy. Mais Demetrius n’en eust pas si bon marché, qui fust despouillé de son royaume par ses subjects, pour avoir jetté du pont en bas en la riviere plusieurs leurs requestes sans y avoir respondu et faict droict. Finalement le prince doibt aymer, cherir, veiller et avoir soin de son estat, comme le mary de sa femme, le pere de ses enfans, le pasteur de son troupeau, ayant tousiours devant ses yeux le profict et le repos de ses subjects. L’heur et le bien de l’estat est le but et contentement d’un bon prince, (…). Le prince qui s’arreste à soy s’abuse ; car il n’est pas à soy, ny l’estat aussi n’est sien ; mais il est à l’estat. Il en est bien le maistre, non pas pour maistriser, mais pour le maintenir : (…) : pour le soigner et veiller, affin que sa vigilance garde tous ses subjects dormans, son travail les fasse chommer, son industrie les maintienne en delices, son occupation leur donne vacations, et que tous ses subjects sçachent et sentent qu’il est autant pour eux que par dessus eux. Pour estre tel et bien s’acquitter, il se doibt porter comme a esté dict bien au long au 2 et 3 chap. De ce livre, c’est-à-dire faire et avoir provision de bon conseil, de finances et des forces dedans son estat, d’alliances et d’amis au dehors pour agir et commander en paix et en guerre, de telle sorte qu’il se fasse aymer et craindre tout ensemble. Et pour comprendre tout en peu de paroles, il doibt craindre Dieu sur-tout, estre prudent aux entreprinses, hardy aux exploicts, ferme en sa parole, sage en son conseil, soigneux des subjects, secourable aux amis, terrible aux ennemis, pitoyable aux affligez, courtois aux gens de bien, effroyable aux meschans, et juste envers tous. Le debvoir des subjects est en trois choses : rendre l’honneur aux princes comme à ceux qui portent l’image de Dieu, ordonnez et establis par luy, dont font très mal ceux qui en detractent et en parlent mal, engeance de Cham et Chanaam ; 2 rendre obeyssance, soubs laquelle sont comprins plusieurs debvoirs, comme aller à la guerre, payer les tributs et imposts mis sus par leur authorité ; 3 leur desirer tout bien et prosperité, et prier Dieu pour eux. Mais la question est s’il faut rendre ces trois droicts generallement à tous princes, si aux meschans, aux tyrans. La decision de cecy ne se peust faire en un mot ; il faut distinguer. Le prince est tyran et meschant, ou à l’entrée, ou en exercice. Si à l’entrée, c’est-à-dire qu’il envahisse la souveraineté par force et de sa propre authorité, sans droict aucun, soit-il au reste bon ou meschant (et c’est en ce sens que se doibt prendre ce mot de tyran), c’est sans doute qu’il luy faut resister ou par voye de justice, s’il y a temps et lieu, ou par voye de faict ; et y avoit anciennement entre les grecs, dict Ciceron, loyers et honneurs decernez à ceux qui en delivroient le public. Et ne se peust dire que ce soit resister au prince, ne l’estant encore ny de droict ny de faict, puis qu’il n’est receu ny recogneu. Si en l’exercice, c’est-à-dire qu’il soit entré duement, mais qu’il commande induement, cruellement et meschamment, c’est-à-dire, selon le jargon du vulgaire, tyranniquement, il vient encore à distinguer ; car il peust estre tel en trois manieres, et à chascun y a advis particulier. L’une est en violant les loix de Dieu et de nature, c’est-à-dire contre la religion du pays, commandemens de Dieu, et forçant les consciences. En ce cas il ne luy faut pas rendre l’obeyssance, suyvant les axiomes saincts, qu’il faut plustost obeyr à Dieu qu’aux hommes, et plus craindre celuy qui a puissance sur l’homme entier, que ceux qui n’en ont que sur la moindre partie. Mais aussi ne se faut-il pas elever contre luy par voye de faict, qui est l’autre extremité ; ains tenir la voye du milieu, qui est à s’enfuyr ou souffrir, (…) : les deux remedes nommez par la doctrine de verité en telles extremitez. 2 l’autre moins mauvaise, qui ne touche les consciences, mais seulement les corps et les biens, est en abusant des subjects, leur deniant justice, ravissant la liberté des personnes et la proprieté des biens. Auquel cas il faut, avec patience et recognoissance de l’ire de Dieu, rendre les trois debvoirs susdicts, honneur, obeyssance, vœux et prieres, et se souvenir de trois choses, que toute puissance est de Dieu ; et qui resiste à la puissance resiste à l’ordonnance de Dieu : (…) ; et qu’il ne faut pas obeyr au superieur pource qu’il est digne et dignement commande, mais pource qu’il est superieur ; non pource qu’il est bon, mais pource qu’il est vray et legitime. Il y a bien grande difference entre vray et bon, tout ainsi qu’il faut obeyr à la loy, non pource qu’elle est bonne et juste, mais tout simplement pource qu’elle est loy. 2 que Dieu faict reigner l’hypocrite pour les pechés du peuple, et l’impie au jour de sa fureur ; que le meschant prince est l’instrument de sa justice, dont le faut souffrir comme les autres maux que le ciel nous envoye : (…). 3 les exemples de Saül, Nabuchodonosor, de plusieurs empereurs avant Constantin, et quelques autres depuis luy meschans tyrans au possible, ausquels toutesfois ces trois debvoirs ont esté rendus par les gens de bien, et enjoinct de leur rendre par les prophetes et docteurs de ces temps, jouxte l’oracle du grand docteur de verité, qui porte d’obeyr à ceux qui sont assis en la chaire, nonobstant qu’ils imposent fardeaux insupportables, et qu’ils gouvernent mal. La troisiesme concerne tout l’estat, quand il le veust changer, ruiner, le voulant rendre d’electif hereditaire, ou bien d’aristocratique ou de democratique le faire monarchique ou autrement. En ce cas il luy faut resister et l’empescher par voye de justice ou autrement ; car il n’est pas maistre de l’estat, mais seulement gardien et depositaire. Mais cest affaire n’appartient pas à tous, ains aux tuteurs de l’estat, ou qui y ont interest, comme aux electeurs ez estats electifs, aux princes parens ez estats hereditaires, aux estats generaux ez estats qui ont loix fondamentales : et c’est le seul cas auquel il est loysible de resister au tyran. Et tout cecy est dict des subjects, ausquels n’est jamais permis d’attenter contre le prince souverain pour quelque cause que ce soit, et est coulpable de mort celuy qui attente, qui donne conseil, qui le veust et le pense seulement, disent les loix. Bien est-il permis à l’estranger, voire c’est chose très belle et magnifique à un prince de prendre les armes pour venger tout un peuple injustement opprimé, et le delivrer de la tyrannie, comme fit Hercules, et depuis Dion, Timoleon, et Tamerlan prince des tartares, qui deffit Bajazet, turc, assiegeant Constantinople. Ce sont les debvoirs des subjects envers leurs souverains vivans ; mais c’est acte de justice après leur mort d’examiner leur vie. C’est une usance juste, très utile, qui apporte de grandes commoditez aux nations où elle s’observe, et qui est desirable à tous bons princes, qui ont à se plaindre de ce qu’on traicte la memoire des meschans comme la leur. Les souverains sont compagnons, sinon maistres des loix ; ce que la justice n’a peu sur leurs testes, c’est raison qu’elle l’ait sur leur reputation et sur les biens de leurs successeurs. Nous debvons la subjection et obeyssance egalement à tous roys, car elle regarde leur office ; mais l’estimation et affection, nous ne la debvons qu’ à leur vertu. Souffrons-les patiemment tels et indignes qu’ils sont ; celons leurs vices, car leur authorité et l’ordre politique où nous vivons a besoin de nostre commun appuy ; mais après qu’ils s’en sont allez, ce n’est pas raison de refuser à la justice et à nostre liberté l’expression de nos vrays ressentimens ; voire c’est un très bon et utile exemple que nous donnons à la posterité, d’obeyr fidelement à un maistre duquel les imperfections sont bien cogneuës. Ceux qui, pour quelque obligation privée, espousent la memoire d’un prince meschant, font justice particuliere aux despens de la publicque. ô la belle leçon pour le successeur, si cecy estoit bien observé !