De la sagesse/Livre II/Chapitre V

LIVRE 2 CHAPITRE 4 De la sagesse LIVRE 2 CHAPITRE 6


LIVRE 2 CHAPITRE 5


estudier à la vraye pieté.

1 er office de sagesse. Page:Charron - De la sagesse, trois livres, tome II, 1827.djvu/121

Les preparatifs faicts, et les deux fondemens jettés, il est temps de bastir et dresser les reigles de sagesse, dont la premiere et plus noble regarde la religion et service de Dieu. La pieté tient le premier lieu au rang de nos debvoirs, et est chose de très grand poids, en laquelle il est dangereux et très facile de se mescompter et faillir. Il est besoin d’avoir advis et sçavoir comment celuy qui estudie à la sagesse s’y doibt gouverner : ce que nous allons faire après avoir un peu discouru de l’estat et succez des religions au monde, remettant le surplus à ce que j’en ay dict en mes trois veritez . C’est premierement chose effrayable, de la grande diversité des religions qui a esté et est au monde, et encore plus de l’estrangeté d’aucunes, si fantasque et exorbitante, que c’est merveille que l’entendement humain aye peu estre si fort abesty et enyvré d’impostures. Car il semble qu’il n’y a rien au monde haut et bas, qui n’aye esté deifié en quelque lieu, et qui n’aye trouvé place pour y estre adoré. Elles conviennent toutes en plusieurs choses, ont presque mesmes principes et fondemens, s’accordent en la these, tiennent mesme progrez et marchent de mesme pied : aussi ont-elles toutes prins naissance presque en mesme climat et air ; toutes trouvent et fournissent miracles, prodiges, oracles, mysteres sacrez, saincts prophetes, festes, certains articles de foy et creance necessaires au salut ; toutes ont leur origine et commencement petit, foible, humble, mais peu à peu, par une suite et acclamation contagieuse des peuples, avec des fictions mises en avant, ont prins pied, et se sont authorisées tellement que toutes sont tenues avec affirmation et devotion, voire les plus absurdes. Toutes tiennent et enseignent que Dieu s’appaise, se fleschist et gaigne par prieres, presens, vœux et promesses, festes, encens ; toutes croyent que le principal et plus plaisant service à Dieu, et puissant moyen de l’appaiser et practiquer sa bonne grace, c’est se donner de la peine, se tailler, imposer et charger de force besongne difficile et douloureuse, tesmoin par tout le monde et en toutes les religions, tant d’ordres, compagnies et confrairies destinées à certains et divers exercices fort penibles et de profession estroicte, jusques à se deschirer et decouper leurs corps, et pensent par là meriter beaucoup plus que le commun des autres qui ne trempent en ces afflictions et tourmens comme eux, et tous les jours s’en dressent de nouvelles, et jamais la nature humaine ne cessera et ne verra la fin d’inventer des moyens de se donner de la peine et du tourment, ce qui vient de l’opinion que Dieu prend plaisir et se plaist au tourment et deffaicte de ses creatures, laquelle opinion est fondamentale des sacrifices qui ont esté universels par tout le monde avant la naissance de la chrestienté, et exercez non seulement sur les bestes innocentes, que l’on massacroit avec effusion de leur sang, pour un precieux present à la divinité, mais (chose estrange de l’yvresse du genre humain) sur les enfans, petits, innocens, et les hommes faicts, tant criminels que gens de bien ; coustume practiquée avec grande religion par toutes nations : getes, qui, entre autres ceremonies et sacrifices, despeschent vers leur dieu Xamolxis de cinq ans en cinq ans un homme d’entre eux pour le requerir des choses necessaires ; et pource qu’il faut que ce soit un qui meure tout à l’instant et qu’ils l’exposent à la mort d’une certaine façon doubteuse, qui est de le lancer sur les poinctes de trois javelines droictes, il advient qu’ils en despeschent plusieurs de rang jusques à ce qu’il advienne un qui s’enferre en lieu mortel et expire soudain, estimant cestuy-là estre propre et favorisé, les autres non : perses, tesmoin le faict de Amestris, mere de Xerxes, qui en un coup enterra tous vifs quatorze jouvenceaux des meilleures maisons, selon la religion du pays : anciens gaulois, carthaginois, qui immoloient à Saturne leurs enfans, presens peres et meres : lacedemoniens, qui mignardoient leur Diane en faisant fouetter des jeunes garçons en sa faveur, souvent jusques à la mort : grecs, tesmoin le sacrifice d’Iphigenia : romains, tesmoin les deux decies : (…) : mahumetans, qui se balaffrent le visage, l’estomach, les membres, pour gratifier leur prophete : les Indes nouvelles orientales et occidentales : et à Themistitan, cimentant leurs idoles de sang d’enfans. Quelle alienation de sens, penser flatter la divinité par inhumanité, payer la bonté divine par nostre affliction, et satisfaire à sa justice par cruauté ! Justice donc affamée de sang humain, sang innocent tiré et respandu avec tant de douleurs et tourmens : (…). D’où peust venir ceste opinion et creance, que Dieu prend plaisir au tourment et en la deffaicte de ses œuvres et de l’humaine nature ? Suyvant ceste opinion, de quel naturel doibt estre Dieu ? Elles ont aussi leurs differences, leurs articles particuliers et separez, par lesquels elles se distinguent entre elles, et chascune se prefere aux autres et se confie d’estre la meilleure et plus vraye que les autres, et s’entre-reprochent aussi les unes aux autres quelque chose, et par là s’entrecondamnent et rejettent. Mais comme elles naissent l’une après l’autre, la plus jeune bastist tousiours sur son aisnée et prochaine precedente, laquelle elle n’improuve ny ne condamne de fond en comble, autrement elle ne seroit pas ouye et ne pourroit prendre pied ; mais seulement l’accuse ou d’imperfection, ou de son terme fini, et qu’ à ceste occasion elle vient pour luy succeder et la parfaire, et ainsi la ruine peu à peu, et s’enrichist de ses despouilles, comme la judaïque a faict à la gentile et aegyptienne, la chrestienne à la judaïque, la mahumetane à la judaïque et chrestienne ensemble : mais les vieilles condamnent bien tout à faict et entierement les jeunes, et les tiennent pour ennemies capitales. Toutes les religions ont cela, qu’elles sont estranges et horribles au sens commun ; car elles proposent et sont basties et composées de pieces, desquelles les unes semblent, au jugement humain, basses, indignes et messeantes, dont l’esprit un peu fort et vigoureux s’en mocque ; ou bien trop hautes, esclatantes, miraculeuses et mysterieuses, où il ne peust rien cognoistre, dont il s’en offense. Or l’esprit humain n’est capable que des choses mediocres, mesprise et desdaigne les petites, s’estonne et se transsit des grandes ; dont ce n’est de merveille s’il se rebute, se desgouste et se despite contre toute religion où n’y a rien mediocre et commun ; car s’il est fort, il la desdaigne et l’a en risée ; s’il est foible et superstitieux, il s’en estonne et s’en scandalise : (…). D’où il advient qu’il y a tant de mescreans et irreligieux, pource qu’ils consultent et escoutent trop leur propre jugement, voulant examiner et juger des affaires de la religion selon leur portée et capacité, et la traicter par leurs outils propres et naturels. Il faut estre simple, obeyssant et debonnaire, pour estre propre à recepvoir religion, croire et se maintenir soubs les loix par reverence et obeyssance, assubjectir son jugement et se laisser meiner et conduire à l’authorité publicque : (…). Mais il estoit requis d’ainsi proceder, autrement la religion ne seroit pas en respect et en admiration comme elle doibt ; or il faut que, comme difficilement, aussi authentiquement et reveremment, elle soit receuë et jurée : si elle estoit du goust humain et naturel sans estrangeté, elle seroit bien plus facilement, mais moins reveremment prinse. Or estant les religions et creances telles que dict est, estranges aux sens communs, surpassantes de bien loin toute la portée et intelligence humaine, elles ne doibvent ny ne peuvent estre prinses ny loger chez nous par moyens naturels et humains (autrement tant de grandes ames rares et excellentes qu’il y a eu y fussent arrivées) ; mais il faut qu’elles soyent apportées et baillées par revelation extraordinaire et celeste, prinses et receuës par inspiration divine et comme venant du ciel. Ainsi aussi disent tous qu’ils la tiennent et la croyent, et tous usent de ce jargon, que non des hommes ny d’aucune creature, ains de Dieu. Mais, à dire vray, sans rien flatter ny desguiser, il n’en est rien ; elles sont, quoy qu’on die, tenues par mains et moyens humains ; tesmoin premierement la maniere que les religions ont esté receuës au monde, et sont encore tous les jours par les particuliers ; la nation, le pays, le lieu, donne la religion ; l’on est de celle que le lieu auquel l’on est né et elevé, tient : nous sommes circoncis, baptisez, juifs, mahumetans, chrestiens, avant que nous sçachions que nous sommes hommes. La religion n’est pas de nostre choix et election ; tesmoin après la vie et les mœurs si mal accordantes avec la religion ; tesmoin que, par occasions humaines et bien legeres, l’on va contre la teneur de sa religion. Si elle tenoit et estoit plantée par une attache divine, chose du monde ne nous en pourroit esbranler, telle attache ne se romproit pas si aisement ; s’il y avoit de la touche et du rayon de la divinité, il paroistroit par-tout, et l’on produiroit des effects qui s’en sentiroient et seroient miraculeux, comme a dict la verité : si vous aviez une seule goutte de foy, vous remueriez les montagnes. Mais quelle proportion ny convenance entre la persuasion de l’immortalité de l’ame et d’une future recompense si glorieuse et heureuse, ou si malheureuse et angoisseuse, et la vie que l’on meine ! La seule apprehension des choses que l’on dict croire si fermement, feroit esgarer et perdre le sens : la seule apprehension et craincte de mourir par justice et en public, ou de quelque autre accident honteux et fascheux, a faict perdre le sens à plusieurs, et les a jettez à des partis bien estranges : et qu’est cela au prix de ce que la religion enseigne de l’advenir ? Mais seroit-il possible de croire en verité et esperer ceste immortalité bienheureuse, et craindre la mort, passage necessaire à icelle ? Craindre et apprehender ceste punition infernale, et vivre comme l’on faict ? Ce sont contes, choses plus incompatibles que le feu et l’eaue. Ils disent qu’ils le croyent : ils se le font accroire qu’ils le croyent, et puis ils le veulent faire accroire aux autres ; mais il n’en est rien, et ne sçavent que c’est que croire : ce sont des mocqueurs et affronteurs, disoit un ancien ; et un autre, que les chrestiens estoient d’une part les plus fiers et glorieux, et d’autre part les plus lasches et vilains du monde ; ils estoient plus qu’hommes aux articles de leur creance, et pires que pourceaux en leur vie. Certes si nous nous tenions à Dieu et à nostre religion, je ne dis pas par une grace et une estraincte divine, comme il faut, mais seulement d’une commune et simple, comme nous croyons une histoire, et nous tenons à nos amys et compagnons, nous les mettrions de beaucoup au-dessus de toute autre chose pour l’infinie bonté qui reluist en eux ; pour le moins seroient-ils en mesme rang que l’honneur, les richesses, les amys. Or y en a-il bien peu qui ne craignent moins de faire contre Dieu et quelque poinct de sa religion, que contre son parent, son maistre, son amy, ses moyens. Pour sçavoir quelle est la vraye pieté, il faut premierement la separer de la faulse, feincte et contrefaicte, affin de n’equivoquer comme la pluspart du monde faict. Il n’y a rien qui fasse plus belle mine et prenne plus de peine à ressembler la vraye pieté et religion, mais qui luy soit plus contraire et ennemie que la superstition : comme le loup qui ne ressemble pas trop mal le chien, mais est d’un esprit et humeur tout contraire ; et le flatteur qui contrefaict le zelé amy, et n’est rien moins : (…). Et est aussi envieuse et jalouse, comme l’amoureuse adultere, qui, par ses petites mignardises, faict semblant de porter plus d’affection, et se soucier plus du mary que la vraye espouse, laquelle elle veust rendre odieuse. Or les notables differences des deux sont que la religion ayme et honore Dieu, met l’homme en paix et en repos, et loge en une ame libre, franche et genereuse ; la superstition crainct, tremble et injurie Dieu, trouble l’homme, et est maladie d’ame foible, vile et paoureuse : (…). Parlons de tous les deux à part. Le superstitieux ne laisse vivre en paix ny Dieu, ny les hommes ; il apprehende Dieu chagrin, despiteux, difficile à contenter, facile à se courroucer, long à s’appaiser, examinant nos actions à la façon humaine d’un juge bien severe, espiant et nous guettant au pas ; ce qu’il tesmoigne assez par ses façons de le servir, qui est tout de mesme. Il tremble de peur ; il ne peust bien se fier ny s’asseurer, craignant n’avoir jamais assez bien faict, et avoir obmis quelque chose, pour laquelle obmission tout peust-estre ne vaudra rien ; il doubte si Dieu est bien content, se met en peine de le flatter pour l’appaiser et le gaigner, l’importune de prieres, voeux, offrandes, se feinct des miracles, aisement croit et reçoit les supposez par autres, prend pour soy, et interprete toutes choses, encore que purement naturelles, comme expressement faictes et envoyées de Dieu, mord et court à tout ce que l’on dict, comme un homme fort soucieux : (…). Qu’est tout cela, sinon, en se donnant force peine, vilement, sordidement et indignement agir avec Dieu, et plus mechaniquement que l’on ne feroit avec un homme d’honneur ? Generallement toute superstition et faute en religion vient de ce que l’on n’estime pas assez Dieu ; nous le rappellons et ravallons à nous, nous jugeons de luy selon nous, nous l’affeublons de nos humeurs : quel blaspheme ! Or ce vice et maladie nous est quasi comme naturel, y avons tous quelque inclination. Plutarque deplore l’infirmité humaine, qui ne sçait jamais tenir mesure, et demeurer ferme sur ses pieds ; car elle panche et degenere ou en superstition et vanité, ou en mespris et nonchalance des choses divines. Nous ressemblons au mal advisé mary, coiffé de quelque vilaine rusée, avec laquelle il se faict plus, à cause de ses mignotises et artifices, qu’avec son honneste espouse, qui l’honore et le sert avec une pudeur simple et naïfve : ainsi nous plaist plus la superstition que la religion. Elle est aussi populaire, vient de foiblesse d’ame, d’ignorance ou mescognoissance de Dieu bien grossiere ; dont elle se trouve plus volontiers aux enfans, femmes (…), vieillards, malades, assaillis et battus de quelque violent accident. Bref aux barbares : (…). C’est d’elle donc, et non de la vraye religion, qu’il est vray ce que l’on dict après Platon, que la foiblesse et lascheté des hommes a introduict et faict valoir la religion ; dont les enfans, femmes et vieillards, seroient plus susceptibles de religion, plus scrupuleux et devotieux : ce seroit faire tort à la vraye religion, que luy donner une si chetifve cause et origine. Outre ces semences et inclinations naturelles à la superstition, plusieurs luy tiennent la main et la favorisent pour le gain et profict grand qu’ils en tirent. Les grands aussi et puissans, encore qu’ils sçachent ce qui en est, ne la veulent troubler ny empescher, sçachant que c’est un outil très propre pour meiner un peuple ; d’où il advient que non seulement ils fomentent et rechauffent celle qui est desia en nature, mais encore, quand il est besoin, ils en forgent et inventent des nouvelles, comme Scipion, Sertorius, Sylla, et autres : (…). Or, quittant ceste orde et vilaine superstition (que je veux estre abominée par celuy que je desire icy duire et instruire à la sagesse), apprenons et guidons-nous à la vraye religion et pieté, de laquelle je veux donner icy quelques traicts et pourtraicts, comme petites lumieres. Il semble desia bien que de tant de religions, celles semblent avoir plus d’apparence de verité, lesquelles, sans grande operation externe et corporelle, retirent l’ame au dedans et l’elevent par pure contemplation à admirer et adorer la grandeur et majesté immense de la premiere cause de toutes choses, et l’estre des estres, sans grande declaration ou determination d’icelle, ou prescription de son service ; ains la recognoissent indefiniment estre la bonté, perfection et infinité du tout incomprehensible et incognoissable, comme enseignent les pythagoriens et plus insignes philosophes. De tous ceux qui n’ont voulu se contenter de la creance spirituelle et interne, et de l’action de l’ame, mais encore ont voulu voir et avoir une divinité visible et aucunement perceptible par les sens du corps, ceux qui ont choisi le soleil pour Dieu, semblent avoir plus de raison que tous autres, à cause de sa grandeur, beauté, vertu esclatante et incogneuë, et certes digne, voire qui force tout le monde en admiration et reverence de soy : l’œil ne void rien de pareil en l’univers, ny d’approchant. Page:Charron - De la sagesse, trois livres, tome II, 1827.djvu/143

La religion est en la cognoissance de Dieu et de soy-mesme (car c’est une action relatifve entre les deux) : son office est d’elever Dieu au plus haut de tout son effort, et baisser l’homme au plus bas ; l’abattre comme perdu, et puis luy fournir des moyens de se relever, luy faire sentir sa misere et son rien, affin qu’en Dieu seul il mette sa confiance et son tout. L’office de religion est nous lier avec l’autheur et principe de tout bien, reunir et consolider l’homme à sa premiere cause comme en sa racine, en laquelle, tant qu’il demeure ferme et fiché, il se conserve à sa perfection : au contraire, quand il s’en separe, il seiche aussitost sur le pied. La fin et l’effect de la religion est de rendre fidelement tout l’honneur et la gloire à Dieu, et tout le profict à l’homme : tous biens reviennent à ces deux choses. Le profict, qui est un amendement et un bien essentiel et interne, est deu à l’homme vuide, necessiteux, et de tous poincts miserable : la gloire, qui est un ornement accessoire et externe, est deue à Dieu seul, qui est la perfection et la plenitude de tous biens, auquel rien ne peust estre adjousté : (…). Suyvant ce dessus, nostre instruction à la pieté est premierement d’apprendre à cognoistre Dieu ; car de la cognoissance des choses procede l’honneur que nous leur portons. Il faut donc premierement que nous croyions qu’il est, qu’il a creé le monde par sa puissance, bonté, sagesse ; que par elle-mesme il le gouverne ; que sa providence veille sur toutes choses, voire les plus petites ; que tout ce qu’il nous envoye est pour nostre bien, et que nostre mal ne vient que de nous. Si nous estimions maux les fortunes qu’il nous envoye, nous blasphemerions contre luy, pource que naturellement nous honorons qui bien nous faict, et hayssons qui nou s faict mal. Il nous faut donc resouldre de luy obeyr, et prendre en gré tout ce qui vient de sa main, nous commettre et soubsmettre à luy. Il faut puis après l’honorer. La plus belle et saincte façon de ce faire est premierement de lever nos esprits de toute charnelle, terrienne et corruptible imagination, et, par les plus chastes, hautes et sainctes conceptions, nous exercer en la contemplation de la divinité ; et, après que nous l’aurons orné de tous les noms et loüanges les plus magnifiques et excellens que nostre esprit se peust imaginer, nous recognoissions que nous ne luy avons encore rien presenté digne de luy, mais que la faute est en nostre impuissance et foiblesse, qui ne peust rien concepvoir de plus haut ; Dieu est le dernier effort de nostre imagination vers la perfection, chascun en amplifiant l’idée suyvant sa capacité ; et, pour mieux dire, Dieu est infiniment par dessus tous nos derniers et plus hauts efforts et imaginations de perfection. Il faut puis le servir de cœur et d’esprit, c’est le service qui respond à son naturel : (…). L’homme sage est un vray sacrificateur du grand Dieu ; son esprit est son temple ; son ame est son image ; ses affections sont les offrandes ; son plus grand et solemnel sacrifice, c’est l’imiter, le servir : au rebours de luy penser donner, tout est à luy, il luy faut demander et l’implorer ; c’est au grand à donner, et au petit à demander : (…). Ne faut toutesfois mespriser et desdaigner le service exterieur et public, auquel il se faut trouver, et assister avec les autres, et observer les ceremonies ordonnées et accoustumées, avec moderation, sans vanité, sans ambition ou hypocrisie, sans luxe ny avarice ; et tousiours avec ceste pensée, que Dieu veust estre servi d’esprit, et que ce qui se faict au dehors est plus pour nous que pour Dieu, pour l’unité et edification humaine que pour la verité divine, (…). Nos vœux et prieres à Dieu doibvent estre tou tes reiglées et subjectes à sa volonté ; nous ne debvons rien desirer ny demander, que fuyvant ce qu’il a ordonné, ayant tousiours pour nostre refrain : fiat voluntas tua . Demander chose contre sa providence est vouloir corrompre le juge et gouverneur du monde ; le penser flatter et gaigner par presens et promesses, c’est l’injurier : Dieu ne desire pas nos biens, mais seulement que nous nous rendions dignes des siens, et ne demande pas que nous luy donnions, mais que nous luy demandions et prenions ; luy vouloir prescrire ce qu’il nous faut ou nous voulons, c’est s’exposer à l’inconvenient de Midas, mais ce qui luy plaist et sçait nous estre salutaire. Bref, il faut penser, parler et agir avec Dieu comme tout le monde nous entendant ; vivre et converser avec le monde comme Dieu le voyant. Ce n’est pas respecter et honorer le nom de Dieu comme il faut, mais plustost le violer, que de le mesler en toutes nos actions et paroles legerement et promiscuement, comme par exclamation, ou par coustume, ou sans y penser, ou bien tumultuairement et en passant ; il faut rarement et sobrement, mais serieusement, avec pudeur, craincte et reverence, parler de Dieu et de ses œuvres, et n’entreprendre jamais d’en juger. Voylà sommairement pour la pieté, laquelle doibt estre en premiere recommandation, contemplant tousiours Dieu d’une ame franche, alegre et filiale, non effarouchée ny troublée, comme les superstitieux. Pour les particularitez, tant de la creance qu’observance, il faut, d’une douce soubmission et obeyssance, s’en remettre et arrester entierement à ce que l’eglise en a, de tout temps et universellement, tenu et tient, sans disputer et s’embrouiller en aucune nouveauté ou opinion triée et particuliere, pour les raisons desduictes ez premier et dernier chapitres de nostre troisiesme verité , qui suffiront à celuy qui ne pourra ou ne voudra lire tout le livre. Seulement ay-je icy à donner un advis necessaire à celuy qui pretend à la sagesse, qui est de ne separer la pieté de la vraye preud’homie, de laquelle nous avons parlé cy-dessus, se contentant de l’une ; moins encore les confondre et mesler ensemble : ce sont deux choses bien distinctes, et qui ont leurs ressorts divers, que la pieté et probité, la religion et la preud’homie, la devotion et la conscience ; j’instruis icy, comme aussi l’une sans l’autre ne peust estre entiere et parfaicte, mais non pas confuses. Voyci deux escueils dont il se faut garder, et peu s’en sauvent, les separer se contentant de l’une, les confondre et mesler tellement que l’une soit le ressort de l’autre. Les premiers qui les separent, et n’en ont qu’une, sont de deux sortes ; car les uns s’adonnent totalement au culte et service de Dieu, ne se souciant gueres de la vraye vertu et preud’homie, de laquelle ils n’ont aucun goust, vice remarqué comme naturel aux juifs (race superstitieuse sur toutes, et, à cause de ce, odieuse à toutes) ; fort descrié par leurs prophetes, et puis par leur messie, qui leur reprochent que de leur temple et ceremonies ils en faisoient une caverne de larrons, couverture et excuse de plusieurs meschancetez, lesquelles ils ne sentoient, tant ils estoient affeublez et coiffez de ceste devotion externe, en laquelle mettant toute leur confiance, pensoient estre quittes de tout debvoir, voire s’en rendoient plus hardis à mal faire. Plusieurs sont touchez de cest esprit feminin et populaire, attentifs du tout à ces petits exercices d’externe devotion, qui pour cela n’en valent pas mieux, dont est venu le proverbe : ange en l’eglise, diable en la maison . Ils prestent la mine et le dehors à Dieu, à la pharisaïque, sepulchres et murailles blanchies : (…) ; voire ils font pieté couverture d’impieté, et alleguent leurs offices de devotion en attenuation ou compensation de leurs vices et dissolutions : les autres au rebours ne font estat que de la vertu et preud’homie, se soucient peu de ce qui est de la religion, faute d’aucuns philosophes, et qui se peust trouver en des atheistes. Ce sont deux extremitez vicieuses : qui l’est plus ou moins, et sçavoir qui vaut mieux, religion ou preud’homie, je ne veux traicter ceste question : seulement je diray, pour les comparer hors de là en trois poincts, que la premiere est bien plus facile et aisée, de plus grande monstre et parade, des esprits simples et populaires : la seconde est d’exploict beaucoup plus difficile et laborieux, qui a moins de monstre, et est des esprits forts et genereux. Je viens aux autres qui confondent et gastent tout : et ainsi n’ont ny vraye religion, ny vraye preud’homie ; et de faict ne different gueres des premiers, qui ne se soucient que de religion : ce sont ceux qui veulent que la probité suyve et serve à la religion, et ne recognoissent autre preud’homie que celle qui se remue par le ressort de la religion. Or outre que telle preud’homie n’est vraye, n’agissant par le bon ressort de nature, mais accidentale et inegale, selon qu’a esté dict au long cy-dessus ; encore est-elle bien dangereuse, Page:Charron - De la sagesse, trois livres, tome II, 1827.djvu/154 Page:Charron - De la sagesse, trois livres, tome II, 1827.djvu/155 Page:Charron - De la sagesse, trois livres, tome II, 1827.djvu/156 produisant quelquesfois de très vilains et scandaleux effects (comme l’experience l’a de tout temps faict sentir), soubs beaux et specieux pretextes de pieté. Quelles execrables meschancetez n’a produict le zele de religion ! Mais se trouve-il autre subject ou occasion au monde qui en aye peu produire de pareilles ? Il n’appartient qu’ à ce grand et noble subject de causer les plus grands et insignes effects : (…).

N’aymer poinct, regarder de mauvais œil, comme un monstre, celuy qui est d’autre opinion que la leur, penser estre contaminé de parler ou hanter avec luy, c’est la plus douce et plus molle action de ces gens : qui est homme de bien par scrupule et bride religieuse, gardez-vous-en, et ne l’estimez gueres. Ce n’est pas que la religion enseigne ou favorise aucunement le mal, comme aucuns ou trop sottement, ou trop malicieusement, voudroient objecter et tirer de ces propos ; car la plus absurde et la plus faulse mesme ne le faict pas : mais cela vient que n’ayant aucun goust, ny image, ou conception de preud’homie, qu’ à la suite et pour le service de la religion, et pensant qu’estre homme de bien n’est autre chose qu’estre soigneux d’advancer et faire valoir sa religion, croyent que toute chose, quelle qu’elle soit, trahison, perfidie, sedition, rebellion, et toute offense à quiconque soit, est non seulement loysible et permise, colorée du zele et soin de religion, mais encore loüable, meritoire, et canonizable, si elle sert au progrez et advancement de la religion, et reculement de ses adversaires. Les juifs estoient impies et cruels à leurs parens, iniques à leur prochain, ne prestans ny payans leurs debtes, à cause qu’ils donnoient au temple ; pensoient estre quittes de tous debvoirs, et renvoyoient tout le monde, en disant : corban . Or voyci, pour achever ce propos, ce que je veux et requiers en mon sage, une vraye preud’homie et une vraye pieté, joinctes et mariées ensemble ; que chascune subsiste et se soustienne de soy-mesme, sans l’ayde de l’autre ; et agisse par son propre ressort. Je veux que, sans paradis et enfer, l’on soit homme de bien ; ces mots me sont horribles et abominables : si je n’estois chrestien, si je ne craignois Dieu, et d’estre damné, je ferois ou ne ferois cela. O chetif et miserable, quel gré te faut-il sçavoir de tout ce que tu fais ? Tu n’es meschant, car tu n’oses, et crains d’estre battu : je veux que tu oses, mais que tu ne veuilles, quand bien serois asseuré de n’en estre jamais tansé. Tu fais l’homme de bien, affin que l’on te paye, et l’on t’en dise grand mercy : je veux que tu le sois, quand l’on n’en debvroit jamais rien sçavoir : je veux que tu sois homme de bien, pource que nature et la raison (c’est Dieu) le veust : l’ordre et la police generalle du monde, dont tu es une piece, le requiert ainsi, pource que tu ne peux consentir d’estre autre, que tu n’ailles contre toy-mesme, ton estre, ton bien, ta fin ; et puis en advienne ce qu’il pourra. Je veux anssi la pieté et la religion, non qui fasse, cause ou engendre la preud’homie ja née en toy, et avec toy, plantée de nature, mais qui l’approuve, l’authorise et la couronne. La religion est posterieure à la preud’homie ; c’est aussi chose apprinse, receuë par l’ouye, (…), par revelation et instruction, et ainsi ne la peust pas causer. Ce seroit plustost la preud’homie qui devroit causer et engendrer la religion ; car elle est premiere, plus ancienne et naturelle : laquelle nous enseigne qu’il faut rendre à un chascun ce qui luy appartient, gardant à chascun son rang. Or Dieu est par dessus tous, l’autheur et le maistre universel : et les theologiens mettent la religion entre les parties de justice, vertu et piece de preud’homie. Ceux-là donc pervertissent tout ordre, qui font suyvre et servir la probité à la religion.

num ’omnibus petentibus eum 7°, comme a esté dict au

preface, art. 14.


16 « Dieu donne le bon esprit à tous ceux qui le lui de- mandent ». St. Luc, Évang. chap. X1, v. 13.