De la sagesse/Livre II/Chapitre IV

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LIVRE 2 CHAPITRE 4


avoir un but et train de vie certain ; second fondement de sagesse.

après ce premier fondement de vraye et interne preud’homie vient comme un second fondement prealable et necessaire pour bien reigler sa vie, qui est se dresser et former à un certain et asseuré train de vivre, prendre une vacation à laquelle l’on soit propre, c’est-à-dire que son naturel particulier (suyvant tousiours la nature universelle, sa grande et generalle maistresse et regente, comme porte le precedent et fondamental advis) s’accommode et s’applique volontiers. La sagesse est un maniement doux et reiglé de nostre ame, se conduisant avec mesure et proportion, et gist en une equalité de vie et mœurs. C’est donc un affaire de grand poids que ce choix, auquel on se porte bien diversement, et où l’on se trouve bien empesché pour tant de diverses considerations qui nous tirent en diverses parts et qui souvent se heurtent et s’entr’empeschent. Les uns y sont heureux, lesquels, par une grande bonté et felicité de nature, ont bientost et facilement sceu choisir, ou, par un certain bonheur, sans grande deliberation, se trouvent comme tout portez dedans le train meilleur pour eux, tellement que la fortune a choisy pour eux, et les y a meinez, ou bien par la main amie et providente d’autruy y ont esté guidez et conduicts. Les autres au contraire malheureux, lesquels ayant failli dès l’entrée, et n’ayant eu l’esprit ou l’industrie de se cognoistre et radviser de bonne heure, pour tout doucement retirer leur espingle du jeu, se trouvent tellement engagés qu’ils ne s’en peuvent plus desdire, et sont contraincts de meiner une vie pleine d’incommoditez et de repentirs. Mais aussi vient-il souvent du deffaut grand de celuy qui en delibere, qui est ou de ne se cognoistre pas bien, et trop presumer de soy : dont il advient qu’il faut ou quitter honteusement ce que l’on a entreprins, ou supporter beaucoup de peine et de tourment en s’y voulant opiniastrer. Il se faut souvenir que, pour lever un fardeau, il faut avoir plus de force que le fardeau, autrement l’on est contrainct ou de le laisser ou de succomber dessoubs : l’homme sage ne se charge jamais de plus d’affaires qu’il ne peust executer : ou de ne se pouvoir arrester à quelque chose, mais changer de jour à autre, comme font ceux à qui rien ne plaist et ne satisfaict que ce qu’ils n’ont pas, tout leur faict mal au cœur et les mescontente, aussi bien le loysir que les affaires, le commander que l’obeyr. Telles gens vivent miserablement et sans repos, comme gens contraincts : ceux-là aussi ne se peuvent tenir coy, ne cessent d’aller et venir sans aucun dessein, font des empeschez et ne font rien ; les actions d’un sage homme tendent tousiours à quelque fin certaine : (…). Or, pour se bien porter en cecy, bien choisir, et puis bien s’en acquitter, il faut sçavoir deux choses et deux naturels ; le sien, sa complexion, sa portée et capacité, son temperament, en quoy l’on excelle et l’on est foible, à quoy propre et à quoy inepte. Car aller contre son naturel, c’est tenter Dieu, cracher contre le ciel, se tailler de la besongne pour ne la pouvoir faire, (…), et s’exposer à risée et mocquerie. Puis celuy des affaires, c’est-à-dire de l’estat, profession et genre de vie qui se propose ; il y en a auquel les affaires sont grands et poisans, autres où sont dangereux, autres où les affaires ne sont pas si grands, mais ils sont meslez et pleins d’embarrassemens, et qui traisnent après soy plusieurs autres affaires : ces charges travaillent fort l’esprit. Chasque profession requiert plus specialement une certaine faculté de l’ame, l’une l’entendement, l’autre l’imagination, l’autre la memoire. Or, pour cognoistre ces deux naturels, le sien et celuy de la profession et train de vie, ce qui a esté dict des temperamens divers, des parties et facultez internes, y servira beaucoup. Ayant sceu ces deux naturels, les faut confronter ensemble pour voir s’ils se pourront bien joindre et durer ensemble ; car il faut qu’ils s’accordent. Si l’on a à contester avec son naturel, et le forcer pour le service et acquit de la fonction et charge que l’on prend, ou au rebours, si, pour suyvre son naturel, soit de gré et volonté, ou que, par force et insensiblement, il nous entraisne, l’on vient à faillir ou heurter son debvoir : quel desordre ! Où sera l’equabilité, la bienseance ? (…). Ce sont contes de penser durer et faire chose qui vaille et qui aye grace, si le naturel n’y est. (…). Que s’il advient que, par malheur, imprudence, ou autrement, l’on se trouve engagé en une vacation et train de vie penible et incommode, et que l’on ne s’en puisse plus desdire, ce sera office de prudence et sagesse de se resouldre à la supporter, l’adoucir, et l’accommoder à soy tant que l’on peust, faisant comme au jeu d’hasard, selon le conseil de Platon, auquel, si le dé ou la carte a mal dict, l’on prend patience et tasche l’on de rhabiller le mauvais sort, et comme les abeilles qui du thym, herbe aspre et seiche, font le miel doux, et, comme dit le proberbe, faire de necessité vertu.