De la sagesse/Livre II/Chapitre VI

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LIVRE 2 CHAPITRE 6

Regler ses destrs et plaisirs.

SOMMAIRE. — Renoncer aux plaisirs, c’est folie ; les régler, c’est sagesse. Il ne faut pas croire ceux qui disent que tout plaisir est à.éviter, que l’on doit mépriser le monde. Qu’en- tendent-ils par le monde ? Est-ce le ciel, la terre, les créa tures ? Ce serait une grande absurdité de vouloir, étant homme, repousser les objets que Dieu a créés pour l’homme. Nous avons un corps de même qu’une ame ; haïr le corps, le tourmenter, c’est commettre une espèce de suicide. Dieu nous convie par le plaisir à satisfaire nos besoins naturels : il n’a donc point voulu nous interdire les jouissances. — Mais voici ce que dicte la sagesse. 1°. Désire peu. Tu bra- veras ainsi la fortune ; tu éviteras les chagrins ; tu seras riche de tout ce que tu ne désireras point. 2°. Ne cherche à te procurer que des plaisirs naturels. La nature se contente de peu ; elle nous procure sans peine tout ce qui est néces- saire à la vie. 3. Jouis modérément. La douleur ou l’ennui attend quiconque abuse des plaisirs : tout ce qui, dans les jouissances, pent porter préjudice à autrui, doit l’être in- terdit, 4°. N’étends pas trop loin la sphère de tes désirs. Il faut arriver aux plaisirs naturels par la voie la plus courte.

C’est un grand office de sagesse, sçavoir bien moderer et reigler ses desirs et plaisirs ; car d’y renoncer du tout, tant s’en faut que je le requiere en mon sage, que je tiens ceste opinion non seulement fantasque, mais encore vicieuse et desnaturée. Il faut donc premierement refuter ceste opinion qui extermine et condamne totalement les voluptez, et puis apprendre comment il s’y faut gouverner. C’est une opinion plausible, et estudiée par ceux qui veulent faire les entendus, et professeurs de singuliere saincteté, que mespriser et fouler aux pieds generallement toutes sortes de plaisirs et toute culture du corps, retirant l’esprit à soy, sans avoir commerce avec le corps, l’elevant aux choses hautes, et ainsi passer ceste vie comme insensiblement, sans la gouster ou y estre attentif. à ces gens ceste phrase ordinaire de passer le temps convient fort bien ; car il leur semble que c’est très bien user et employer ceste vie que de la couler et passer, et comme se desrober et eschapper à elle, comme si c’estoit chose miserable, onereuse et fascheuse ; veulent glisser et gauchir au monde, tellement que non seulement les devis, les recreations et passe-temps leur sont suspects et odieux, mais encore les necessitez naturelles, que Dieu a assaisonnées de plaisir, leur sont courvées. Ils n’y viennent qu’ à regret ; et, y estant, tiennent tousiours leur ame en haleine hors de là ; bref, le vivre leur est courvée, et le mourir soulas, festoyant ceste sentence desnaturée : (…). Mais l’iniquité de ceste opinion se peust monstrer en plusieurs façons : premierement il n’y a rien si beau et legitime que faire bien et deuement l’homme, bien sçavoir vivre ceste vie. C’est une science divine et bien ardue, que de sçavoir jouyr loyalement de son estre, se conduire selon le modele commun et naturel, selon ses propres conditions, sans en chercher d’autres estranges : toutes ces extravagances, tous ces efforts artificiels et estudiez, ces vies escartées du naturel et commun, partent de folie et de passion ; ce sont maladies ; ils se veulent mettre hors d’eux, eschapper à l’homme et faire les divins, et font les sots ; ils se veulent transformer en anges, et se transforment en bestes : (…) : l’homme est une ame et un corps ; c’est mal faict de desmembrer ce bastiment et mettre en divorce ceste fraternelle et naturelle joincture ; au rebours il les faut renouer par mutuels offices, que l’esprit esveille et vivifie le corps pesant, que le corps arreste la legereté de l’esprit qui souvent est un trouble-feste ; que l’esprit assiste et favorise son corps, comme le mary sa femme, et non le rebuter, le hayr. Il ne doibt poinct refuser à participer à ses plaisirs naturels, qui sont justes, et s’y complaire conjugalement, y apportant comme le plus sage de la moderation. L’homme doibt estudier, savourer et ruminer ceste vie pour en rendre graces condignes à celuy qui la luy a octroyée. Il n’y a rien indigne de nostre soin en ce present que Dieu nous a faict ; nous en sommes comptables jusques à un poil ; ce n’est pas une commission farcesque à l’homme de se conduire et sa vie selon sa condition naturelle ; Dieu la luy a donnée bien serieusement et expressement. Mais quelle folie et plus contre nature que d’estimer les actions vicieuses, pource qu’elles sont naturelles ; indignes, pource qu’elles sont necessaires ? Or c’est un très beau mariage de Dieu que la necessité et le plaisir : nature a très sagement voulu que les actions qu’elle nous a enjoinct pour nostre besoin, fussent aussi voluptueuses, nous y conviant non seulement par la raison, mais encore par l’appetit : et ceux icy veulent corrompre ses reigles ! C’est pareille faute et injustice de prendre à contre-cœur et condamner toutes voluptez, comme de les prendre trop à cœur et en abuser : il ne les faut ny courir, ny fuyr, mais les recepvoir et en user discrettement et moderement, comme sera tantost dict en la reigle. Qui a envie d’escarter son ame, l’escarte hardiment s’il peust, lors que le corps se portera mal et sera en grand douleur, pour la descharger de ceste contagion : mais il ne peust, comme aussi ne doibt-il ; car, à parler selon droict et raison, elle ne doibt jamais abandonner le corps ; c’est singerie que le vouloir faire ; elle doibt regarder et le plaisir et la douleur d’une veuë pareillement ferme ; l’un, si elle veust, severement, et l’autre gayement ; mais en tout cas elle doibt assister au corps pour tousiours le maintenir en reigle. Mespriser le monde, c’est une proposition brave, sur quoy on triomphe de parler et discourir : mais je ne voy pas qu’ils l’entendent bien, et encore moins qu’ils le practiquent bien. Qu’est-ce que mespriser le monde ? Qu’est ce monde ? Le ciel, la terre, en un mot les creatures ? Non, je croy. Quoy donc ? L’usage, le profict, service et commodité que l’on en tire ? Quelle ingratitude contre l’autheur qui les a faicts à ces fins ! Quelle accusation contre nature ! Et puis comment se peust-il faire de s’en passer ? Si enfin tu dis que ce n’est ny l’un ny l’autre, mais c’est l’abus d’icelles, les vanitez, folies, excez et desbauches qui sont au monde : or cela n’est pas du monde ; ce sont choses contre le monde et sa police ; ce sont additions tiennes ; ce n’est pas de nature, mais de ton propre artifice : s’en garder comme la sagesse et la reigle de cy-après l’enseigne, ce n’est pas mespriser le monde, qui demeure tout entier sans cela ; mais c’est bien user du monde, se bien reigler au monde. Or ces gens pensent bien practiquer le mespris du monde par quelques mœurs et façons externes particulieres, escartées du commun du monde, mais ce sont mocqueurs. Il n’y a rien de si mondain et de si exquis au monde ; le monde ne rit poinct et n’est poinct tant folastre et enjoué chez soy comme dehors, aux lieux où l’on faict profession de le fuyr et fouler aux pieds. C’est donc une opinion malade, fantasque et desnaturée, que rejetter et condamner generallement tous desirs et plaisirs. Dieu est le createur et autheur de plaisir, comme se dira ; mais il faut apprendre à s’y bien porter, et ouyr la leçon de sagesse là-dessus. Ceste instruction se peust reduire à quatre poincts (lesquels si ces mortifiez et grands mespriseurs du monde sçavoient bien practiquer, ils feroient beaucoup) ; sçavoir peu, naturellement, moderement, et par rapport court à soy. Ces quatre vont presque tousiours ensemble, et lors font une reigle entiere et parfaicte : et pourroit-on, qui voudroit, raccourcir et comprendre tous ces quatre en ce mot, naturellement ; car nature est la reigle fondamentale et suffisante à tout. Mais pour rendre la chose plus claire et facile, nous distinguerons ces quatre poincts. Le premier poinct de ceste reigle est desirer peu : un bien court, asseuré moyen de braver la fortune, luy coupant toutes les advenues, luy ostant toute prinse sur nous pour vivre content et heureux, et en un mot estre sage, est retrancher fort court ses desirs ; ne desirer que bien peu, ou rien. Qui ne desire rien, encore qu’il n’aye rien, equipolle et est aussi riche que celuy qui jouist de tout : tous deux reviennent à mesme : (…). Dont a esté bien dict que ce n’est pas la multitude et l’abondance qui contente et enrichist, mais la disette et le rien. C’est la disette de desirer ; car qui est pauvre en desirs est riche en contentement, (…) ; bref, qui ne desire rien est aucunement semblable à Dieu, et desia comme les bienheureux, qui sont heureux, non pource qu’ils ont et tiennent tout, mais pource qu’ils ne desirent rien : (…). Au contraire, si nous laschons la bride à l’appetit pour suyvre l’abondance ou la delicatesse, nous serons en perpetuelle peine : les choses superflues nous deviendront necessaires ; nostre esprit deviendra serf de nostre corps, et ne vivrons plus que pour la volupté ; si nous ne moderons nos plaisirs et desirs, et ne les mesurons par le compas de la raison, l’opinion nous emportera en un precipice où n’y aura fond ny rive. Par exemple, nous ferons nos souliers de velours, puis de drap d’or, enfin de broderie, de perles et diamans : nous bastirons nos maisons de marbre, puis de jaspe et de porphire. Or ce moyen de s’enrichir et se rendre content est très-juste et en la main d’un chascun ; il ne faut poinct chercher ailleurs et hors de soy le contentement, demandons-le et l’obtenons de nous-mesmes : arrestons le cours de nos desirs : il est inique et injuste d’aller importuner Dieu, nature, le monde, par voeux et prieres, de nous donner quelque chose, puis que nous avons en main si beau moyen d’y pourvoir. Pourquoy demanderay-je plustost à autruy qu’il me donne, qu’ à moy que je ne desire ? (…) ? Si je ne puis et ne veux obtenir de moy de ne desirer poinct, pourquoy et de quel front iray-je presser et extorquer de celuy sur lequel je n’ay aucun droict ny pouvoir ? Ce sera donc icy la reigle premiere aux desirs et plaisirs que le (peu) ou bien la mediocrité et suffisance, qui contentera le sage, et le tiendra en paix. C’est pourquoy j’ay prins pour ma devise paix et peu . Au fol n’y a poinct d’assez, rien de certain, de content. Il ressemble à la lune qui demandoit à sa mere un vestement qui luy fust propre : mais il luy fust respondu qu’il ne se pouvoit ; car elle estoit tantost grande, tantost petite, et tousiours changeante. L’autre poinct, fort germain à cestuy-ci, est (naturellement.) car nous sçavons qu’il y a deux sortes de desirs et plaisirs : les uns naturels ; ceux-cy sont justes et legitimes, sont mesmes aux bestes, sont limitez et courts, l’on en void le bout ; selon eux, personne n’est indigent ; car par-tout il se trouve de quoy les contenter : nature se contente de peu, et a tellement pourveu, que, par-tout, ce qui suffit nous est en main : (…). C’est ce que nature demande pour la conservation de son estre ; c’est une faveur dont nous debvons remercier la nature, qu’elle a rendu les choses necessaires pour nostre vie, faciles à trouver, et faict que celles qui sont difficiles à obtenir ne nous sont poinct necessaires ; et cherchant sans passion ce que nature desire, la fortune ne nous en peust priver. à ce genre de desirs l’on pourra adjouster et rapporter (combien qu’ils ne soyent vrayement et à la rigueur naturels, mais ils viennent incontinent après) ceux qui regardent l’usage et la condition d’un chascun de nous, qui sont un peu au-delà, et plus au large que les exactement naturels ; et après eux sont justes et aussi legitimes. Les autres sont outre nature, procedans de nostre opinion et fantasie, artificiels, superflus, et vrayement passions, que nous pouvons, pour les distinguer par nom des autres, appeller cupiditez, desquelles a esté cy-dessus amplement parlé aux passions ; et faut que le sage s’en garde entierement et absolument. Le troisiesme, qui est moderement, et sans excès, a grande estendue et diverses pieces, mais qui reviennent à deux chefs ; sçavoir sans dommage d’autruy et le sien : d’autruy, son scandale, son offense, sa perte et prejudice ; le sien, de sa santé, son loysir, ses fonctions et affaires, son honneur, son debvoir. Le quatriesme est un court et essentiel rapport à soy : outre que la carriere de nos desirs et plaisirs doibt estre circonscripte, bornée et courte, encore leur course se doibt manier, non en ligne droicte, qui fasse bout ailleurs et hors de soy ; mais en rond, duquel les deux poinctes se tiennent et terminent en nous. Les actions qui se conduisent sans ceste reflexion et ce contour court et essentiel, comme des avaricieux, ambitieux, et tant d’autres qui courent de poincte et sont tousiours hors eux, sont actions vaines et maladifves.