De la sagesse/Livre I/Chapitre LVII

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CHAPITRE LXIII [1].

De la science.


SOMMAIRE. — Les uns estiment trop la science, les autres trop peu ; elle ne doit pas être préférée sans doute à la probité, à la vertu etc., mais elle doit marcher de pair avec la noblesse naturelle, la valeur, etc. Les sciences préférables aux autres, sont celles qui ne tendent pas à rendre la vie ou meilleure ou plus douce.

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LA science est à la verité un bel ornement, un outil très utile à qui en sçait bien user ; mais en quel rang il la faut tenir, tous n’en sont d’accord : sur quoy se commettent deux fautes contraires, l’estimer trop, et trop peu. Les uns l’estiment tant, qu’ils la preferent à toute autre chose, et pensent que c’est un souverain bien, quelque espece et rayon de divinité ; la cherchent avec faim, despense, et peine grande ; les autres la mesprisent, et desestiment ceux qui en font profession ; la mediocrité [2] est plus juste et asseurée. Je la mets beaucoup au dessoubs de la preud’homie [3], santé, sagesse, vertu, et encore au dessoubs de l’habileté aux affaires [4] ; mais après cela je la mettrois aux mains et en concurrence avec la dignité, noblesse naturelle, vaillance militaire, et les laisseray volontiers disputer ensemble de la presseance : si j’estois pressé d’en dire mon advis, je la ferois marcher tout à costé d’elles, ou bien incontinent après.

Comme les sciences sont differentes en subjects et matieres, en l’apprentissage et acquisition, aussi sont-elles en l’utilité, honnesteté, necessité, et encore en la gloire et au gain : les unes sont theoriques et en pure speculation, les autres practiques et en action. Item, les unes sont reales, occupées en la cognoissance des choses qui sont hors de nous, soyent-elles naturelles, ou surnaturelles ; les autres sont parlieres, qui enseignent les langues, le parler, et le raisonner. Or desja, sans aucun doubte, celles qui ont plus d’honnesteté, utilité, necessité, et moins de gloire, vanité, gain mercenaire, sont de beaucoup à preferer aux autres. Parquoy tout absolument les practiques sont les meilleures qui regardent le bien de l’homme [5], apprennent à bien vivre et bien mourir, bien commander, bien obeyr, dont elles doibvent estre serieusement estudiées par celuy qui pretend à la sagesse, et desquelles cet œuvre est un abregé et sommaire, sçavoir morales, oeconomiques, politiques. Après elles, sont les naturelles, qui servent à cognoistre tout ce qui est au monde à nostre usage, et ensemble admirer la grandeur, bonté, sagesse, puissance du maistre architecte. Toutes les autres ou sont vaines, ou bien elles doibvent estre estudiées sommairement, et en passant, puis qu’elles ne servent de rien à la vie, et à nous faire gens de bien. Donc c’est dommage et folie d’y employer tant de temps, despense et de peine, comme l’on faict. Il est vray qu’elles servent à amasser des escus, et de la reputation parmy le peuple ; mais c’est aux polices qui ne sont pas du tout bien saines.

  1. C'est le cinquante-septième chap. de la première édition.
  2. Ce mot signifie ici le milieu, l'opinion mitoyenne.
  3. « Le bon sens, sans le savoir, vaut mieux que le savoir sans le bon sens », dit Quintil. Instit. orator. L. VI, ch. 6.
  4. Charron traite plus en détail ce sujet, dans le chap. 14 du L. III.
  5. Selon Platon, ce qui est le plus avantageux à un être quelconque, est aussi ce qui a le plus de conformité avec sa nature. — Voy. de la Rép. L. IX.