De la sagesse/Livre I/Chapitre LVI

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CHAPITRE LXII [1].

De l'honneur.


SOMMAIRE. — Définition de l'honneur. — Il est estimé et recherché par tout le monde ; mais pour quelles actions est-il dû  ? — Le désir de l'honneur et de la gloire est une passion vicieuse, mais utile au public. — Les plus belles marque d'honneur sont celles qui sont sans profit.

Exemples : César. — Les couronnes de laurier et de chêne etc. — Caton.

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L'HONNEUR, disent aucuns et mal [2], est le prix et la recompense de la vertu, ou moins mal, la recognoissance de la vertu, ou bien une prerogative de bonne opinion, et puis du debvoir externe envers la vertu ; c’est un privilege qui tire sa principale essence de la vertu. Autres [3] l’ont appellé son ombre qui la suyt, et quelquefois la precede, comme elle faict le corps [4]. Mais, à bien parler, c’est l’esclat d’une belle et vertueuse action, qui rejalist de nostre ame à la veuë du monde, et, par reflexion en nous-mesmes, nous apporte un tesmoignage de ce que les autres croyent de nous, qui se tourne en un grand contentement d’esprit [5].

L'honneur est tant estimé et recherché de tous, que pour y parvenir l'on entreprend, l'on endure, l'on mesprise toute autre chose, voire la vie ; toutesfois c'est une chose bien exile, mince, mal asseuré, estrangere et comme en l'air, fort eslongnée de la chose honorée ; car non-seulement il n'entre point en elle, ne lui est point interne, ou essentiel, mais encores il ne la touche pas (estant le plus souvent ycelle morte ou absente et qui n'en sent rien) ; il s'arreste et demeure seulement au-dehors, à la porte, à son nom qui reçoit et porte tous les honneurs et deshonneurs, louanges et vituperes, d'où l'on est dict avoir bon nom ou mauvais nom. Tout le bien ou le mal que l'on peust dire de Cesar est porté par ce sien nom. Or le nom n'est rien de la nature et substance de la chose, c'est seulement son image qui la représente, sa marque qui la confronte et separe des autres, un sommaire qui la comprend en petit volume, l'enleve et l'emporte toute entiere, le moyen d'en


utiles, elles auront l'approbation et bonne renommée parmi les coignoissans, la seureté et protection des loix, mais non l'honneur qui est public, et a plus de dignbité, d spendeur et d'esclat [6]. Aucuns y adjoustent la troisieme, c'est que l'action ne soit point d'obligation, mais de supereogation.

Le desir d’honneur et de gloire, et la queste de l’approbation d’autruy, est une passion vicieuse, violente, puissante, de laquelle a esté parlé en la passion d’ambition ; mais très utile au public à contenir les hommes en leur debvoir, à les esveiller et eschauffer aux belles actions [7], tesmoignage de la foiblesse et insuffisance humaine, qui, à faute de bonne monnoye, employe la courte et la faulse. Or en quoy et jusques où elle est excusable, et quand vituperable, et que l’honneur n’est la recompense de la vertu, se dira après [8].

Les marques d’honneur sont fort diverses, mais les meilleures et plus belles sont celles qui sont sans profict et sans gain, et qui sont telles que l’on n’en puisse estrener et faire part aux vicieux, et ceux qui, par quelque bas office, auroient faict service au public. Elles sont meilleures et plus estimées, plus elles sont de soy vaines, et n’ayant autre prix que simplement marquer les gens d’honneur et de vertu, comme elles sont, presque par toutes les polices, les couronnes de laurier, de chesne [9], certaine façon d’accoustremens, prerogative de quelque surnom, presseance aux assemblées, les ordres de chevalerie [10]. C’est aussi par occasion quelquesfois plus d’honneur de n’avoir pas ces marques d’honneur, les ayant meritées, que de les avoir. Il m’est bien plus honorable, disoit Caton, que chascun demande pourquoy l’on ne m’a poinct dressé de statue en la place, que si l’on demandoit pourquoy l’on m’en a dressé [11].

    Qu’elles soyent tant que l’on veust privement bonnes et utiles, elles auront l’approbation et bonne renommée parmy les cognoissans, la seureté et protection des loix, mais non l’honneur qui est public, et a plus de dignité, de splendeur et d’esclat (a).

    (a) Dans l'édition de 1601, on trouve à la fin du premier livre ; tout le texte de cette variante, précédé de cet avis : « cet article suivant avait été obmis au chapitre de l'honneur, qui est la cinquante-sixième après le premier article. » D'après cela, j'aurais inséré dans le texte même et après le premier article, comme l'indiquait Charron, tout ce que je mets ici comme variante. Mais je me suis aperçu que l'auteur avait rédigé autrement cet article pour l'édition qui parut en 1604, et l'avait placé au troisième alinéa, et non au second. C'est peut-être à ce troisième alinéa que j'aurais dû transporter cette variante : mais , en la laissant ici, je rappelle mieux quelle avait été la première intention de l'auteur.

  1. C'est le cinquante-sixième chap. de la première édition.
  2. Et c'est à tort qu'ils le disent. — Chacun semble attaquer ici Bodin, qui définit ainsi l'honneur. Voyez de la Rép. L. IV, chap. 4.
  3. C'est Senèque, dont voici les paroles : Gloria ummbra virtutis est ; ...... quemadmodum aliquando umbra antecedit, aliquanto sequitur, ità aliquandò gloria antè nos est..... aliquandò in averso. Epist. 79.
  4. Ce qui suit, jusqu'à la fin de l'alinéa, est pris de la Philosophie morale des Stoïques par Duvair, p. 879.
  5. Variantes. Il semble bien à aucuns que l’honneur n’est seulement ny proprement à bien administrer et s’acquitter des grandes charges (il n’est pas en la puissance de tous s’y employer), mais à bien faire ce qui est de sa profession ; car toute louange est à bien faire ce que nous avons à faire. Celuy qui, sur l’eschafaut, joue bien le personnage d’un varlet, n’est pas moins loüé que celuy qui représente le roy ; et à celuy qui ne peust travailler en statues d’or, celles de cuivre ou de terre ne luy peuvent faillir, où il peust aussi bien monstrer la perfection de son art. Toutesfois il semble mieux que l’honneur n’est bien deu que pour les actions où y a de la difficulté, ou du danger. Toutes justes et legitimes et d’obligation ne sont de tel merite ny dignes de tel loyer, qui n’est commun ny ordinaire, ny pour toutes personnes et toutes actions. Ainsi toute femme chaste, toute preude personne n’est d’honneur. Il faut, outre la probité, encore la difficulté, la peine, le danger. Encore y adjouste-t-on l’utilité publique.
  6. Il paraît que Charron ne distingue point assez, dans tout ce paragraphe, l'honneur de la gloire. L'honneur est, ou doit etre le prix d'une conduite sage, réglée, honnête, la gloire suit ordinairement les actions extraordinaires, brillantes, et devrait être, mais ce n'est pas toujours, le prix de celles qui sont éminemment utiles à la société.
  7. Socrates avait dit : « C'est l'amour de la gloire qui pousse les hommes aux actions excellentes. » Xénophon, Rerum memorabilium, L. III.
  8. L. III, chap. de le vertu de la Tempérance
  9. Plutarque nous apprend que c'était la coutume des Romains d'honorer cette couronne, celui qui avait sauvé à la guerre un citoyen. C'est ce qu'ils appelaient la Couronne civique. Voy. Plutarque, Vie de Coriolan. — Cela se voit encore par un passage de Tacite, Annal. L. II, des Essais ; tome II, page 352 de notre édition.
  10. Montaigne a employé les mêmes pensées, et souvent les mêmes expressions, dans le chapitre VII, du L. II, des Essais ; tome II, page 352 de notre édition.
  11. Plutarque, Vie de M. Caton. — Ammien Marcellin rapporte aussi cette belle réponse, L. XI, chap. 6.