De la sagesse/Livre I/Chapitre LV

LIVRE 1 CHAPITRE 54 De la sagesse LIVRE 1 CHAPITRE 56



*****************************************************************************

CHAPITRE LXI [1].

Noblesse.


SOMMAIRE. — Il y a deux sortes de noblesse : l'une de race ou naturelle, l'autre personnelle et acquise. Celle-là est fortuite et ne devrait attirer aucune considération ; l'autre est la récompense des talens et des vertus. — La noblesse octroyée par le prince, si elle n'a été méritée par des services, est plus honteuse qu'honorable.

Exemples : Aristote. — Plutarque. — Les Turcs.

_________


NOBLESSE est une qualité par-tout non commune, mais honorable, introduicte avec grande raison et utilité publique [2].

Elle est diverse, diversement prinse et entendue selon les nations et les jugemens, l’on en donne plusieurs especes ; selon la plus generale et commune opinion et usage, c’est une qualité de race. Aristote dict que c’est antiquité de race et de richesses [3] . Plutarque l’appelle vertu de race, αρετή αγώνας [4], entendant une certaine qualité et habitude continuée en la race. Quelle est ceste qualité ou vertu, tous n’en sont du tout d’accord ; sauf en ce qu’elle soit utile au public ; car à aucuns et la pluspart, c’est la militaire ; aux autres, c’est encore la politique, la literaire des sçavans, la palatine [5] des officiers du prince : mais la militaire a l’advantage ; car, outre le service qu’elle rend au public comme les autres, elle est penible, laborieuse, dangereuse, dont elle en est plus digne et recommandable : aussi a-elle emporté chez nous, comme par preciput, le tiltre honorable de vaillance. Il faut donc, selon ceste opinion, y avoir deux choses en la vraye et parfaicte noblesse ; profession de ceste vertu et qualité utile au public, qui est comme la forme, et la race comme le subject et la matiere, c’est-à-dire continuation longue de ceste qualité par plusieurs degrez et races, et par temps immemorial, dont ils sont appellez, à nostre jargon, gentils, c’est-à-dire de race, maison, famille, portant de long-temps mesme nom, et faisant mesme profession. Parquoy celuy est vrayement et entierement noble, lequel faict profession singuliere de vertu publicque, servant bien son prince et sa patrie, estant sorty de parens et ancestres qui ont faict le mesme.

Il y en a qui separent ces deux, et pensent que l’un d’eux seul suffise à la noblesse, sçavoir la vertu et qualité seule, sans consideration aucune de race et des ancestres : c’est une noblesse personnelle et acquise ; et, si on la prend à la rigueur, elle est rude, qu’un sorty de la maison d’un boucher et vigneron soit tenu pour noble, quelque service qu’il puisse faire au public [6]. Toutesfois ceste opinion a lieu en plusieurs nations, nommement chez les turcs, mespriseurs de la noblesse de race et de maison, ne faisans compte que de la personnelle et actuelle vaillance militaire. Ou bien l’antiquité de race seule sans profession de la qualité, ceste-cy est au sang et purement naturelle.

S’il faut comparer ces deux simples et imparfaictes noblesses, la pure naturelle, à bien juger, est la moindre, bien que plusieurs en parlent autrement, mais par grande vanité. La naturelle est une qualité d’autruy, et non sienne :

... Genus et proavos et quac non fecimus ipsi,
Vix ea nostra puto......[7]

Nemo vixit in gloriam nostram ; nec quod antè nos fuit, nostrum est : [8] et qu’y a-t-il plus inepte que de se glorifier de ce qui n’est pas sien ? Elle peust tomber en un homme vicieux, vauneant [9], très mal may, et en soy vrayement vilain. Elle est aussi inutile à autruy ; car elle n’entre poinct en communication ny en commerce, comme faict la science, la justice, la bonté, la beauté, les richesses [10]. Ceux qui n’ont en soy rien de recommandable que ceste noblesse de chair et de sang, la font fort valoir, l’ont tousjours en bouche, en enflent les joues et le cœur (ils veulent mesnager ce peu qu’ils ont de bon) ; à cela les cognoist-on, c’est signe qu’il n’y a rien plus, puis que tant et tousiours ils s’y arrestent. Mais c’est pure vanité ; toute leur gloire vient par chetifs instrumens, ab utero, conceptu partu [11], et est ensepvelie soubs le tombeau des ancestres. Comme les criminels poursuyvis ont recours aux autels et sepulchres des morts, et anciennement aux statues des empereurs ; ainsi ceux-cy, destituez de tout merite et subject de vray honneur, ont recours à la memoire et armoiries de leurs majeurs [12]. Que sert à un aveugle que ses parens ayent eu bonne veuë, et à un begue l’eloquence de son ayeul ? Et neantmoins ce sont gens ordinairement glorieux, altiers, mesprisans les autres : contemptor animus et superbia, commune nabilitatis malum [13].

La personnelle et l’acquise a ses conditions toutes contraires et très bonnes ; elle est propre à son possesseur ; elle est tousjours en subject digne, et est très utile à autruy. Encore peust-on dire qu’elle est plus ancienne et plus rare que la naturelle ; car c’est par elle que la naturelle a commencé, et, en un mot, c’est la vraye qui consiste en bons et utiles effects, non en songe et imagination vaine et inutile, et provient de l’esprit et non du sang, qui n’est poinct autre aux nobles qu’aux autres : Qui generosus ? ad virtutem à naturâ benè compositus animus facit nobilem, cui ex quâcumque conditione supra fortunam licet surgere [14].

Mais elles sont très volontiers et souvent ensemble, et c’est chose parfaicte : la naturelle est un acheminement et occasion à la personnelle : les choses retournent facilement à leur principe et naturel. Comme la naturelle a prins son commencement et son estre de la personnelle, aussi elle ramene et conduict les siens à elle :

Fortes creantur fortibus[15].


Hoc unum in nobilitate bonum, ut nobilibus imposita necessitudo videatur, ne à majorum virtute degenerent [16] Se sentir sorti de gens de bien, et qui ont merité du public, est une obligation et puissant esguillon aux beaux exploits de vertu ; il est laid de forligner et desmentir sa race.

La noblesse donnée et octroyée par le benefice et rescript du prince, si elle est seule, elle est honteuse et plus reprochable qu’honorable ; c’est une noblesse en parchemin acheptée par argent ou faveur, et non par le sang, comme elle doibt : si elle est octroyée pour le merite et les services notables, lors elle est censée personnelle et acquise, comme a esté dict.

  1. C'est le cinquante-cinquième chap. de la première édition.
  2. C'est ce que dit Montaigne, L. III, chap. 5.
  3. Aristote ne dit pas précisément que la noblesse est antiquité de race, mais bien qu'elle est une antiquité de vertus et de richesses ; voyez Politique, L. V, chap. I.
  4. Ces deux mots grecs que Charron a traduits avant de les citer, et qu'il attribue à Plutarque, se trouvent dans Aristote, Politic. L. III, chap. 13.
  5. Celle des officiers du palais du prince.
  6. C'est le sentiment d'une foule d'anciens philosophes, et entre autres de Plutarque qui veut qu'on n'ait égard qu'a la seule vertu d'un homme quand il s'agit de l'élever à quelque dignité ; qu'on ne demande jamais de qui il est né. — Voyez Plut. : Comparaison de Lysandre et de Sylla.
  7. « La race, les ancêtres, tout ce que nous ne tenons point de nous-mêmes, je l'appelle à peine une propriété ». Ovid. Metam. L. XIII, Fab. I, v. 140.
  8. « Personne n'a pu vivre pour notre gloire : ce qui fut avant que nous ayons existé, n'est pas à nous ». Sen. ep. 44.
  9. Vaurien.
  10. Prus dans Montaigne, L. III, ch. 5.
  11. « Du ventre de leur mère, de la conception, de l'enfantement ». Osée, chap. IX, V. 11.
  12. Ancêtres.
  13. « L'orgueil, un esprit dédaigneux, ce sont les défauts ordinaires des nobles ». Salust. Bellum Jugurthin. Ch. 44.
  14. « Quel est l'homme vraiment noble ? celui dont la nature a formé l'ame pour la vertu. Quelle que soit sa condition, il lui appartient de s'élever au-dessus de sa fortune ». Sen. epist. 44.
  15. « Les vaillans naissent des vaillans ». Hor. L. IV, ad. IV, v. 29.
  16. « S'il y a quelque chose de bon dans la noblesse, c'est qu'elle semble imposer à ceux qui naissent nobles, l'obligation de ne pas dégénérer de la vertu de leurs ancêtres ».