De la sagesse/Livre I/Chapitre LIV

LIVRE 1 CHAPITRE 53 De la sagesse LIVRE 1 CHAPITRE 55



Cinquiesme et derniere distinction et difference des hommes, tirée des faveurs et defaveurs de la nature et de la fortune.


PRÉFACE.
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CETTE derniere distinction et difference est toute apparente et notoire, et qui a plusieurs membres et considerations, mais qui reviennent à deux chefs, que l’on peust appeller avec le vulgaire bonheur et malheur, grandeur et petitesse. Au bonheur et grandeur appartiennent santé, beauté, et les autres biens du corps, liberté, noblesse, honneur, dignité, science, richesses, credit, amis : au malheur et petitesse appartiennent tous les contraires, qui sont privations de tous ces biens-là. De ces choses vient une très-grande diversité ; car l’on est heureux en l’une de ces choses, ou en deux, ou en trois, et non ès autres, et ce plus ou moins, par une infinité de degrés : peu ou point y en a d’heureux ou malheureux en tous. Qui a la pluspart de ces biens, et specialement trois, noblesse, dignité ou authorité, et richesses, est estimé grand ; qui n’a aucun de ces trois, est estimé des petits. Mais plusieurs n’ont qu’un ou deux, et sont moyens entre les grands et petits. Nous faut parler de chascun un peu.

De la santé, beauté, et autres biens naturels du corps, du corps, a esté dict cy-dessus [1] : aussi de leurs contraires, maladie, douleur.


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CHAPITRE LX [2].

De la liberté et du servage.


SOMMAIRE. — Il y a deux sortes de liberté ; celle de l'esprit qui ne peut être ravie, ni par autrui, ni par la fortune ; celle du corps que la hasard donne ou enlève, et dont la perte était regardée, chez les anciens, comme le plus grand des maux.

Exemples : Régulus, Valérien, Platon, Diogène.

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LA liberté est estimée d’aucuns un souverain bien, et le servage un mal extreme ; tellement que plusieurs ont plus aymé mourir, et cruellement, que devenir esclaves, voire que tomber en danger de voir la liberté publique ou la leur interessée. Il y peust avoir en cecy du trop comme en toutes autres choses. Il y a double liberté ; la vraye de l’esprit est en la main d’un chascun, et ne peust estre ravie ny endommagée par au-au- autruy, ny par la fortune mesme : au rebours, le servage de l’esprit est le plus miserable de tous : servir à ses cupidités, se laisser gourmander à ses passions, mener aux opinions, ô la piteuse captivité ! La liberté corporelle est un bien fort à estimer, mais subject à la fortune ; et n’est juste ny raisonnable (s’il n’y est joincte quelqu’autre circonstance) de la preferer à la vie, comme les anciens, qui choisissoient et se donnoient plustost la mort que de la perdre ; et estoit reputé à grande vertu, estimant la servitude un très grand mal : servitus obedientia est fracti animi et abjecti [3]. De très grands et très-sages ont servi, Regulus, Valerianus, Platon, Diogenes, et à de très meschans et iniques ; et n’ont pour cela empiré leur propre condition, demeurans en effect et au vray plus libres que leurs maistres.

  1. Chap. XII, et chap. VII.
  2. C'est le cinquante-quatrième chap. de la première édition.
  3. « La servitude est la sujétion d'une âme sans force, sans courage, et privée de son libre arbitre. » Cicer. Paradoxe V, chap. I.