De la sagesse/Livre I/Chapitre LIII

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CHAPITRE LIX [1].

De la profession militaire.


SOMMAIRE. — La profession militaire est sans doute honorable. — Et pourtant on ne saurait disconvenir que l'art de s'entre-tuer ne soit une insigne folie. On se bat pour des intérêts qui ne sont pas les siens, pour une cause souvent injuste.

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L'OCCUPATION et profession militaire est noble en sa cause [2] ; car il n’y a utilité plus juste ny plus uni-uni- uni-verselle que la protection du repos et grandeur de son pays [3] : noble en son execution ; car la vaillance est la plus forte, plus genereuse, et plus heroïque de toutes les vertus : honorable ; car des actions humaines la plus grande et pompeuse est la guerriere, et à qui tous honneurs sont decernés : plaisante, la compagnie de tant d’hommes nobles, jeunes, actifs ; la veue ordinaire de tant d’accidens et spectacles, liberté et conversation sans art, une façon de vie masle, sans ceremonie, la varieté de tant d’actions diverses, ceste courageuse harmonie de la musique guerriere, qui nous entretient et nous eschauffe et les oreilles et l’ame, ces mouvemens guerriers qui nous ravissent de leur horreur et espouvantement [4], ceste tempeste de sons et de cris, ceste effroyable ordonnance de tant de milliers d’hommes, avec tant de fureur, d’ardeur et de courage.

Mais, au contraire, l’on peust dire que l’art et l’experience de nous entredesfaire, entretuer, de ruiner et perdre nostre propre espece, semble desnaturé, venir d’alienation de sens ; c’est un grand tesmoignage de nostre foiblesse et imperfection, et ne se trouve poinct aux bestes, où demeure beaucoup plus entiere l’image de nature. Quelle folie, quelle rage, faire tant d’agitations, mettre en peine tant de gens, courir tant de dangers et hasards par mer et par terre, pour chose si incertaine et doubteuse comme est l’issue de la guerre, courir avec telle faim et telle aspreté après la mort, qui se trouve par-tout, et, sans esperance de sepulture, aller tuer ceux que l’on ne hait pas, que l’on ne vit jamais !

Mais d’où vient ceste grande fureur et ardeur, car l’on ne t’a faict aucune offense ? Quelle frenesie et manie d'abandonner son corps, son temps, son repos, sa vie, sa liberté, à la mercy d'autrui. S’exposer à perdre ses membres et à choses pire mille foys que la mort, au fer et au feu, estre trepasné, tenaillé, descoupé, deschiré, rompu, captif et forçat à jamais ? et ce pour servir à la passion d'autruy, pour cause que l'on ne sçait si elle est juste, et est ordinairement injuste ; car les guerres sont le plus souvent injustes ; et pour tel que tu ne coignois, qui ne se soucie ny ne pensa jamais à toy, mais veust monter sur ton corps mort ou estropié, pour estre plus haut et voir de plus loing ? Je ne touche icy le debvoir des subjects à leur prince et à leur patrie, mais les volontaires, libres et mercenaires.

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  1. C'est le cinquante-troisième chap. de la première édition.
  2. Pris dans Montaigne, L. III, chap. 13.
  3. Charron, dit l'auteur de l'Analyse, aurait pu ajouter qu'il n'est point d'état où l'on rencontre plus de probité, plus de droiture et plus d'humanité. Ce qui n'est vrai que dans les où les armées sont composées de citoyens.
  4. Montaigne, loc. cit.