De la sagesse/Livre I/Chapitre LVIII

LIVRE 1 CHAPITRE 57 De la sagesse LIVRE 2 PRAEFACE



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CHAPITRE LXIV [1].

Des richesses et povreté.


SOMMAIRE. — Les richesses et la pauvreté excessives sont deux sources de trouble. — Plusieurs législateurs ont voulu détruire cette inégalité dangereuse; et établir l'égalité qu'ils ont appelée mère nourrice de paix et d'amitié ; d'autres même ont voulu la communauté de biens ; mais ne l'une ni l'autre ne peut exister de fait. L'inégalité des fortunes est donc nécessaire ; mais il faut qu'elle soit modérée. — L'inégalité excessive des biens, vient de plusieurs causes, telles que les prêts contraires, les donations entre vifs, toutes les dispositions enfin qui enrichissent les uns aux dépens des autres ; c'est à cela qu'il faut remédier.

Exemples : Platon et Aristote.
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CE sont les deux elemens, et sources de tous desordres, troubles et remuemens qui sont au monde [2] ; car l’excessive richesse des uns les hausse et pousse à l’orgueil, aux delices, plaisirs, desdain des povres, à entreprendre et attenter ; l’extreme poureté des autres les meine en envie, jalousie extreme, despit, desespoir, et à tenter fortune. Platon les appelle pestes des republiques [3]. Mais qui des deux est la plus dangereuse, il n’est pas tout resolu entre tous. Selon Aristote, c’est l’abondance ; car l’estat ne doibt poinct redoubter ceux qui ne demandent qu’à vivre, mais mais bien les ambitieux et opulens. Selon Platon, c’est la povreté [4] ; car les povres desesperés sont terribles et furieux animaux, n’ayant plus de pain, ne pouvant exercer leurs arts et mestiers, ou bien excessivement chargez d’imposts, apprennent de la maistresse d’eschole necessité ce qu’ils n’eussent jamais osé d’eux-mesmes, et oseront, car ils sont en nombre. Mais il y a bien meilleur remede à ceux-cy qu’aux riches, et est facile d’empescher ce mal ; car, tandis qu’ils auront du pain, qu’ils pourront exercer leur mestier et en vivre, ils ne se remueront poinct. Parquoy les riches sont à craindre, à cause d’eux-mesmes, et de leur vice et condition ; les povres, à cause de l’imprudence des gouverneurs.

Or plusieurs legislateurs et policeurs d’estats ont voulu chasser ces deux extremités, et ceste grande inequalité de biens et de fortunes, et y apporter une mediocrité et equalité, qu’ils ont appellée mere nourrice de paix et d’amitié ; et encore d’autres [5] y ont voulu mettre la communauté, ce qui ne peust estre que par imagination. Mais outre qu’il est du tout impossible d’y apporter equalité, à cause du nombre des enfans qui croistra en une famille et non en l’autre, et qu’ à peine a-t-elle pu estre mise en practique, bien que l’on s’y soit efforcé, et qu’il aye beaucoup cousté pour y parvenir ; encore ne seroit-il à propos ny expedient, ce seroit par autre voie retomber en mesme mal : car il n’y a haine plus capitale qu’entre egaux ; l’envie et jalousie des egaux [6]est le seminaire des troubles, seditions et guerres civiles [7]. Il faut de l’inequalité, mais moderée ; l’harmonie n’est pas ès sons tous pareils, mais differens, et bien accordans.

Nihil est œqualitate inœqualitus[8].

Ceste grande et difforme inequalité de biens vient de plusieurs causes, specialement de deux : l’une est aux prestations iniques, comme sont les usures et interests par lesquels les uns mangent, rongent et s’engraissent de la substance des autres, qui devorant plebem meam sicut panis [9] ; l’autre est aux dispositions, soit entre vifs, alienations, donations, dotations à cause de mariage, ou testamentaires et à cause de mort. Par tous lesquels moyens, les uns sont excessivement advantagés sur les autres, qui restent povres ; les filles riches et heritieres sont mariées avec les riches, d’où sont desmembrées et aneanties aucunes maisons, et les autres relevées et enrichies. Toutes lesquelles choses doibvent estre reiglées et moderées, pour sortir des bouts et extremités excessives, et approcher aucunement de quelque mediocrité et equalité raisonnable ; car entiere il n’est possible ny bon et expedient, comme dict est [10] . Et cecy se traictera en la vertude justice.

  1. C'est le cinquante-huitième chap. de la première édition.
  2. « De toutes les causes de séditions et changemens, dit Bodin, il n'y en a point de plus grandes que les richesses excessives de peu de sujets, et la pauvreté extrême de la plupart ». De la Rép. L. V. chap. 2, initio.
  3. Plutarque appelle la pauvreté et l'avarice, les deux plus grandes et plus anciennes peste des ville et des États. Plutarque. Vie de Lycurgue. — Il dit ailleurs : « le point le plus important et le plus capable de rendre une ville heureuse, et d'y faire régner la concorde et l'union, est que, parmi les citoyens, il n'y ait ni pauvres ni riches. ». Id. Vie de Solon.
  4. Plat. de Rep. L. VIII.
  5. Platon, dans sa République (L. V), et Thomas Morus dans on Utopie.
  6. Tout ceci est pris dans Bodin. L. V, de la Rép. chap. 2.
  7. Solon pensait tout différemment : car il disait que l'égalité n'engendrait jamais de guerres. Plutarque, dans Solon. — Bodin n'était pas ici un bon guide pour Charron. Il est difficile de concevoir comment l'égalité, si elle pouvait exister, occasionnerait des haines capitales, des guerres civiles, etc. Tous ces maux ont le plus souvent pour cause la trop grande inégalité des fortunes. Au reste, peu après, notre auteur demande une inégalité modérée : c'est en effet là ce qu'il faut.
  8. « Rien de plus inégal que l'égalité ». Pline, Epist. 5, L. IX, in fine. Il répète la même pensée, Liv. II. Ep. 12 ; mais ce n'est pas tout à fait dans le sens où Charron l'emploie. Il parle des conseils publics, où les voix, au lieu d'être pesées, sont comptées. Chacun ajoute-t-il, y a la même autorité, tous n'ont pas les mêmes lumières.
  9. « Qui dévorent mon peuple comme du pain ». Psaml. XIII, V. 4.
  10. On voit que du tems de Charron, on sentait les inconvénients des substitutions, majorats, enfin de tous les actes qui rendent, dans les familles, les partages inégaux, et qui tendent à circonscrire la propriété dans un petit nombre de mains.

    FIN DU LIVRE PREMIER.