De la sagesse/Epitre dédicatoire

Texte établi par Amaury Duval, Rapilly (tome 1p. xxvii-xxx).
A MONSEIGNEVR,


MONSEIGNEVR


LE DVC D’ESPERNON,


PAIR ET COLOMNEL DE L’INFANTERIE DE FRANCE [1].
Séparateur


MONSEIGNEVR,


Tous sont d’accord, que les deux plus grandes choses qui tiennent plus du ciel, et sont plus en lustre , comme les deux maistresses du monde, sont A LA VERTV ET LA BONNE FORTVNE, LA SAGESSE ET LE BONHEVR. De leur preferance il y a de la dispute ; chascune a son pris, sa dignité, son excellence. A LA VERTV ET SAGESSE comme plus laborieuse, suante, et hazardeuse, est deuë par precipu l’estime, la récompense : A L’HEVR ET BONNE FORTVNE, comme plus haute et divine, est deuë propre-propre- mentment l'admiration et l'adoration. Ceste cy par son esclat touche et ravit plus les simples et populaires ; celle là est mieux apperceuë et recognue des gens de jugement. Rarement se trouvent elles ensemble en mesme subject, au moins en pareil degré, et rang, estant toutes deux si grandes, qu'elles ne peuvent s'approcher et mesler sans quelque jalousie et contestation de la primauté. L'une n'a point son

lustre, et ne peut bien trouuer son jour en la presence de l'autre : mais venans à s'entre bien entendre et unir, il en sort une harmonie tres melodieuse, c'est là perfection. De cecy vous estes, MONSEIGNEVR, un exemple tres riche et des plus illustres, qui soit apparu en nostre France, il y a fort long temps. La BONNE FORTVNE ET LA SAGESSE se sont tousiours tenus par la main, et conjointement se sont faits valoir sur le theatre de vostre vie. Vostre BONNE FORTVNE a estonné et transy tous par sa lueur et splendeur ; VOSTRE SAGESSE est recognue et admirée par tous les mieux sensez et judicieux. C'est elle qui a bien sceu mesnager et maintenir ce que la BONNE FORTVNE vous a mis en main. Par elle vous avez sceu non seulement bien remplir, conduire et releuer la bonne fortune, mais vous vous l'estes bastie et fabriquée, selon qu'il est dict, que le Sage est artisan de sa fortune ; vous l'auez attirée, saisie, et comme attachée et obligée a vous. Ie scay auec tous, que le zele et la dévotion à la vraye religion, la vaillance et suffisance militaire, la dextérité et bonne conduicte en toutes affaires, vous ont acquis l’amour et l'estime de nos Rois, la bien-veillance des peuples, et la gloire partout. Mais j’ose et veux dire que c'est vostre Sagesse qui a la meilleure part en tout cela, qui couronne et parfaict toutes choses. C’est pourquoi justement et très a propos, ce liure de Sagesse vous est dédié et consacré, car au Sage la Sagesse. Vostre nom mis icy au front est le vray titre et sommaire de ce liure : c'est une belle et douce harmonie, que du modèle oculaire auec le discours verbal, de la practique auec la théorique. S’il est permis deparler de moy, je diray confidemment, MONSEIGNEVR, auec vostre permission, que du premier jour que feu ce bien de vous voir et considérer seulement des yeux, ce que je fis fort attentiuement, ayant auparauant la teste pleine du bruit de vostre nom, je fus touché d'une inclination,et despuis ay tousiours porté en mon cœur, une entière affection et desir à vostre bien, grandeur et prosperité. Mais estant de ceux qui n'ont que les desirs en leur pouuoir, et les mains trop courtes pour venir aux effects, je l'ay voulu dire au monde, et la publier par cest offre que je vous fais ires humblement, certes de très riche estoffe, car qu’y a-il de plus grand en vous au monde, que la Sagesse ? Mais qui meriteroit d'estre plus elabouré et releué pour vous estre présenté. Ce qui pourra estre auec le tems qui afine et recuit toutes choses : et de vray voici un subject infini, auquel l’on peut adjouster tousjours : mais tel qu'il est je me fie, qu'il sera humainement receu de vous, et peut estre employé à la lecture de Messeigneurs vos enfans, qui après l idée vive, et patron animé de Sagesse en vous, y trouueront quelques traits et lineamens : et de ma part je demeurerai tousiours,

MONSEIGNEVR,
Vostre tres humble
et tres-obeissant seruiteur,


CHARRON.

    la Sagesse, et les éditeurs modernes, qui tous l’ont omise, ont agi contre les intentions de l’auteur, et n’ont ainsi donné que des éditions incomplètes. Ce duc d’Espernon (son vrai nom était la Valette), dut son titre, les nombreuses places qu’il occupait, et ses immenses richesses, aux faveurs du prodigue Henri III. Voltaire l’a condamné à une infâme célébrité, en le nommant parmi les mignons de ce roi.

    Quelus et Saint-Maîgrin, Joyeuse et d’Espernon,
    Jeunes voluptueux qui régnaient sous son nom,
    D’un maître efféminé corrupteurs politiques,
    Plongeaient dans les plaisirs ses langueurs léthargiques.

    (LA HENRIADE, ch. Ier., v. 30 et suiv.)

    Après la mort de Henri III, d’Espernon servit tour-à-tour la Ligue et Henri IV, qui eut beaucoup de peine à lui accorder sa confiance. Il avait de la bravoure, mais plus encore d’orgueil et d’avarice. Dans tous les pays qu’il fut appelé à soumettre ou seulement à gouverner, il se rendit coupable, ou d’inutiles cruautés, ou d’exorbitantes concussions. (Voyez son histoire dans toutes les biographies).

    Voilà l’homme à qui Charron dédie, consacre son livre ; car, dit-il, au Sage la SAGESSE..... Quel Sage, grand Dieu, que ce duc d’Espernon !

  1. Peut-être aurais-je dû , pour l’honneur de Charron et de la philosophie, supprimer cet Epître dédicatoire, honteux monument d’une basse flatterie ; mais on la trouve dans les deux premières éditions, les seules authentiques du traité de