De la reliure, Exemples à imiter ou à rejeter
E. Rouveyre (p. 37-82).



DU BON

ET DU MAUVAIS

EN FAIT DE RELIURE


ertes, il ne faut pas induire de ce qui précède une intention trop radicale de notre part. Si intransigeant qu’on se montre dans l’envie de progresser à tout prix et de ne pas s’éterniser en la contemplation du passé, on se doit rendre à certaines règles. Pour faire marcher un chariot on n’a rien trouvé de mieux encore que deux roues emmanchées sur un essieu de fer ; la pratique en dure depuis des milliers d’années, et malgré nos électricités et nos vapeurs le principe demeure indiscuté. Donc, tant que le livre restera le livre de Gutenberg, on devra pour l’imprimer en plier

le papier suivant un ordre certain, et, pour le vêtir extérieurement, enfermer les feuilles entre deux ais solides ; le seul progrès désirable consistera à varier la décoration de ces volets dessus ou dessous, comme nous changeons d’âge en âge le tissu de nos habits en conservant leur coupe dans ses éléments essentiels. Autant il nous semblerait aujourd’hui ridicule que nos tailleurs reprissent telles quelles les braguettes de Henri IV ou les vertugadins de la reine Margot, autant il est singulier d’accoutrer un volume contemporain de pastiches. Il est entendu que nous ne parlerons plus que des productions actuelles, bien de notre temps, et non des incunables qu’on est libre d’accommoder dans le sens décoratif employé lors de leur publication.

L’absence d’une formule graphique propre au dix-neuvième siècle a jeté les partisans d’une reliure moderne dans toutes les extravagances de l’imagination. Pas de roi ni de lois, c’est le droit pour quiconque d’agir à sa guise. En ces derniers temps, par haine un peu de ces redites forcenées dont la répétition tournait

à l’obsession, on s’est lancé sur la contre-voie.
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Compositions et dorures par Ch. Meunier.

Tout a paru bon qui servait à combattre l’ennui

et la satiété ; pour bien peu on eût réputé chef-d’œuvre le plus médiocre travail, s’il se fût nettement affranchi des errements anciens et des démarquages. Suivant le travers habituel des révolutions, on se fût d’emblée extravagué sur des idées fausses, sans prendre autrement garde au large fossé qui se montrait au bout du sentier. La raison d’être de la reliure, c’est la présentation du texte, la facilité fournie au lecteur d’ouvrir son livre et de le pouvoir palper sans mécomptes ; la coquetterie qu’on lui impose ne doit jamais contrarier cet objet de son utilité pratique. Tourner au bibelot précieux, à la relique, est pour un ouvrage l’état pénible d’une provinciale engoncée dans une robe chère, et qui se tient raide pour éviter les plis ou les froissements.

En dépit de tout, la peau tannée, veau ou maroquin, cuir ou peau de truie, reste pour ces besognes l’idéal absolu. La matière en est résistante, de bonne durée, maniable, merveilleusement susceptible de décoration ; c’est l’essieu irremplaçable dont nous parlions tout à l’heure. Ni les velours, ni les soies, ni les brocards ne valent qui pâlissent au moindre usage, et nécessitent pour vivre des ostensoirs précieux qui les protègent. Et comme l’amateur sérieux, fût-il sardanapalesque en ses revêtements extérieurs du livre, ne détient pas une œuvre rare pour le seul plaisir de la savoir cloîtrée et de génuflexer devant elle, mais la veut manier entre temps et caresser, il fuira comme peste ces ailes de papillon, ces fleurs sensitives mourant dans les doigts et partant en poussière. Il voudra de solides choses, pareilles aux anciennes quant à la résistance, et différant d’elles seulement par les fioritures et le dessin. Les révolutions qui durent ne sont pas celles qui bousculent et nivellent sans merci, mais les plus avisées prenant aux régimes déchus le meilleur qu’elles y rencontrent et l’adaptant à leurs ambitions propres.

De quelques années en deçà un bouleversement extraordinaire est venu secouer l’art spécial qui nous occupe ; c’est, comme je le disais, sous l’influence de volontés étrangères, grâce au solide ennui de quelques collectionneurs pour ce concours de pacotilles dont on rebattait leurs yeux. Ils ont rêvé de jeter bas l’idole et de loger à sa place une statuette puissante, mieux accommodée à nos goûts et à notre religion transigeante. Mais voyez que le besoin de copier et d’imiter est si bien enraciné chez nous, que malgré leur dessein de créer autre chose, ils sont de prime-saut revenus aux errements et ont puisé chez autrui leurs inspirations nouvelles. Il y eut tout à point servi pour eux un engouement formidable et peut-être un peu excessif en faveur des artistes de l’extrême Orient, japonais ou chinois, japonais de préférence ; une folie comparable à la découverte des Grecs par David, ou du moyen âge par Victor Hugo. Logiquement la japonaiserie se fût arrangée très bien d’une reliure pour livre oriental, elle en eût été la préface gaie et obligée, elle eût prévenu dès le seuil. Mais qu’on la rencontre installée en tous endroits, sur la face et le revers d’un plat, sur un roman de Daudet ou les Homélies de saint Jean Chrysostome, c’est — faites-moi pardon ! — retomber dans le galimatias reproché aux autres. Aussi bien le feu de paille a donné ses dernières étincelles pour l’instant ; il en a été des Japonais ce qu’il en fut des opéras au commencement du siècle ; les boîtes à musique les ont rendus odieux. Les milliers de bazars ouverts dans nos rues ont tué le Japon tout net et sans miséricorde ; il ne surnage du fatras que les belles œuvres de ces décorateurs de premier ordre, classées, admirées en dépit des horreurs partout étalées. Le livre ne s’embarrasse plus de les imiter, il se cherche d’autres amours.

Par sa nature même de pouvoir et même de devoir s’insinuer sans efforts entre ses pareils sur les rayons d’une bibliothèque, le livre relié ne comporte aucune saillie. Grands dieux, qu’osé-je dire là, et comme je cueille des verges ! Mais alors, et les cuirs ciselés, et les abeilles impériales ancrées dans le maroquin, et les émaux de Popelin enchâssés, et les bronzes japonais semant les plats ! Réactionnaire, grolliériste, empêcheur de relier en rond je suis ! Qu’importent les saillies si, comme le doit faire tout amoureux de reliure qui se respecte et choie ses trésors, il boucle ses livres dans un écrin pour les garder de mâle occurrence ! Voici où nos sentiments rétrogrades se montrent dans leur monstrueuse horreur.

Le livre bien relié, solidement établi, défiant les insolences de la poussière ou des manipulations, n’a pas besoin d’écrin.

La reliure étant un écrin par elle-même, si vous l’enfermez dans un coffret, c’est au jeu chinois des boîtes entrées les unes dans les autres que vous jouez. Il n’y a pas de raison pour ne pas décorer aussi le second préservatif, et nul motif à ne le pas enclore à son tour dans un troisième.

Et puis le livre du véritable amateur, de celui qui lit et ose toucher ses volumes, ne peut, en aucun cas, je le répète, tourner à la pièce d’orfèvrerie, la pétition de principes est évidente.

L’émail de Limoges, dont on fait grand cas pour l’instant, et qui jette sur un maroquin sombre une très jolie note de lumière, l’émail est le pire contresens qui se voie. Imaginez-le tel qu’il est, effroyablement quinteux de sa personne, fragile comme verre, rayé par un fétu, marqué d’une tache indélébile au moindre contact moite. Le fait seul de le glisser dans les soieries de son écrin lui cause d’inexprimables angoisses. Et quelle durée lui prédire, quand l’haleine chaude y peut imprimer un brouillard ? Admirable en sa jeunesse, il devient à l’âge mûr une sorte de multache ridée, tavelée, bonne à vendre au vieux cuivre. Tout ce qu’on pourra objecter de finesse, de coquetterie et de grâce ne tiendra point devant le fait brutal. On l’employait autrefois, dit-on, mais où en sont aujourd’hui les exemples ? Et puis, ce n’est donc point une idée si moderne alors, puisque les contemporains de Grollier l’ont mise en pratique ?

Notre enquête d’incommodo nous offre bien d’autres exemples d’impossibilité dans la recherche outrancière de l’imprévu. Un jour, Philippe Burty, dont le goût était cependant hors de critique, Philippe Burty s’avisa d’emprisonner dans le maroquin janséniste d’une reliure destinée à Napoléon le Petit, une des abeilles d’or du trône impérial. C’était une fantaisie documentaire, une curiosité et rien de plus. L’effet en était insensé. Ce gros insecte, brodé à une échelle énorme, enterré dans les biseaux du cuir, formait le plus étrange ragoût dont un bibliophile ait pu avoir idée. Un seul mot en peut donner une impression juste, c’est la phrase de Saint-Germain, contemplant l’éventail d’une dame, je ne sais plus dans quelle pièce du Gymnase, et qui, forcé d’en dire son sentiment, s’écriait de sa voix cassée et inénarrable : « Ma foi, Madame la marquise, c’est bien… rigolo ! » De fait, l’abeille l’était, et excessivement ; elle l’est même encore, car le livre est toujours là.

Le malheur est que ces tentatives audacieuses excitent les simples et déroutent les naïfs. On voit quelque part en France, dans une bibliothèque un peu bigarrée, cet objet singulier : c’est l’Histoire de la Révolution, de Thiers, publiée chez Furne, vêtue d’un manteau princier, velours bleu brodé d’or. Au beau milieu du plat, sur le premier volume, encastrées comme l’abeille de Philippe Burty, vautrées dans les peluches, mais privées de leurs verres, les besicles authentiques de l’auteur, pareilles à deux yeux d’aveugle, et escortées de quatre boutons de la tunique préférée. Nous voilà bien loin de Le Gascon, il faut le reconnaître, et crânement lancés dans des sentiers peu fréquentés. Mais, tout de même, l’effet ne répond guère au plaisir qu’on avait pu en attendre ; les mécomptes sont décidément un peu trop nombreux dans ce domaine.

Ces extravagances n’ont aucune raison d’être ; au point de vue graphique, elles sont intempestives et supérieurement condamnables. Elles sont à classer au rang des peintures de pacotille où les flots de la mer remuent par un mécanisme ingénieux. Que, par curiosité ou plaisante intention, un collectionneur sérieux en possède quelqu’une, il ne saurait lui venir à l’esprit de les produire comme des œuvres définitives et dignes d’être imitées. Suivant ce que j’expliquais ci-dessus, il s’en faut tenir aux usages. La peau collée sur les volets d’un livre est comme la toile vierge des peintres tendue sur un châssis, elle attend, non des incrustations ni des coucous sortis d’un clocher pour chanter l’heure, mais tout bonnement une ornementation plate, qu’on peut varier à l’infini et moderniser à outrance.

Notre avenir est dans la trouvaille jolie d’un mode d’entrelacs ou d’emblèmes ; même peut-être dans la découverte attendue d’une matière habillante plus harmonieuse que le maroquin ou le veau. On a peine à l’avouer, mais notre siècle, entraîné dans une perfection infinie de pratiques industrielles, doté de telles inventions que nos pères se fussent refusé à les croire possibles, ânonne et radote encore sur la question des arts décoratifs. La formule définitive ne parvient pas à se dégager des imitations ; nous nous rions des plus grandes difficultés et nous sommes arrêtés par un rien.



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Compositions et dorures par Ch. Meunier.


Ces époques dernières, et grâce à Octave Uzanne, à Edmond de Goncourt, à d’autres encore, dont l’impatience s’agaçait des lieux communs partout offerts, les maîtres relieurs ont tenté quelque chose. La figure mosaïque s’est imposée dans les œuvres soignées, à regret on eût dit, et fort timide à l’origine. L’emblème moderne imaginé par ces délicats n’est plus l’antique salamandre du roi François, sorte de marque possessive, d’ex-libris extérieur, toujours le même, mais un résumé écrit de l’œuvre reliée, un avant-propos notant à la façon des ouvertures d’opéra les phrases principales du livre. C’est le plus incontestable et le plus réel progrès accompli de notre temps ; ni réminiscence ni copie n’interviennent, et par le plus heureux hasard, ce moyen prête aux combinaisons diverses des sujets aussi renouvelés que le sont les titres des ouvrages. Au Sous Bois, de Theuriet, on brode en cuirs polychromes un bouquet de muguet des bois, aux Œillets de Kerlaz une poignée d’œillets, à l’Éventail, d’Octave Uzanne, les mille brimborions de la toilette féminine arrangés en trophées, enguirlandés de roses, joyeux et bien disants. Plus l’épithète donnée est de circonstance en pareil cas, plus elle souligne à l’avance le texte intérieur, plus nous la réputons préférable aux qualificatifs banals de nature, noués de filets brisés, de rinceaux d’ornements et semés de fleurs de lis à toutes bêtes.

Et puis, le principe demeure de la reliure courante, maniable et résistante. Un écrin pour celle-ci, si l’on veut, mais non plus indispensable. Le seul reproche à lui faire serait d’autoriser la peinture des motifs, la substitution d’un coloriage savant à l’application pénible des mosaïques découpées. L’exposition passée nous a montré de ces besognes un peu hâtives, fort séduisantes d’aspect, inspirées des pâtes teintées du seizième siècle, mais tantôt menacées de se fondre et de disparaître. En reliure, le mot de Louis XV : « Après nous le déluge, » est un blasphème ; l’artiste consciencieux rêve ou doit toujours un peu rêver les gloires posthumes.

Mon intention n’est pas de tracer aux praticiens une route à suivre, je ne le saurais faire. Il me paraît pourtant que la reliure à l’emblème, à peine sortie de ses bégaiements d’enfance, est une mine à exploiter, un principe à déterminer franchement et à continuer. Nos ouvrages contemporains, jadis condamnés aux travestissements des vieux, honteux comme de graves personnages surpris des déguisements malséants, pourront suivre une mode appropriée à leurs goûts. Les Contes de François Coppée, si bien frappés à leur époque, n’apparaîtront plus costumés en chienlits de théâtre sous une couverture empruntée aux Ève. Jugez-vous que Millet eût été sage de mettre aux paysans de l’Angélus la feuille pudique de notre père Adam ? Le Napoléon de la colonne Vendôme, en redingote grise et en petit chapeau, valait tous les empereurs romains laurés et togés du monde. L’emblème est à l’heure présente la redingote grise de nos reliures, on lui doit savoir gré de sa franchise et le remercier d’oublier la langue de Ronsard.

Sans doute il se faudra garder d’exagérer la tendance. Ce qui plaît dans une note réservée et naïve paraîtrait tantôt une formidable erreur, en accumulant les motifs, en surchargeant la décoration de choses compliquées et touffues. Les Allemands, qui nous ont déjà suivis sur ce point, ont très vite enchéri sur nos données, et leurs emblèmes disparaissent sous une exagération bourgeoise et parvenue de lettres, d’entrelacs, de figures de la plus solennelle outrecuidance. Tel amateur de là-bas a très cavalièrement campé, parmi les muguets d’une ornementation fleurie, sa carte de visite cornée, mosaïquée en peau de gant d’une blancheur éclatante.

En se limitant, la « reliure à l’emblème » fournira chez nous une carrière très longue, et datera gentiment nos œuvres. Petit à petit elle se débarrassera des filets toujours conservés, un peu bâtards, grêles et mal venus, dont les meilleurs artistes ne peuvent se décider à abandonner la rigide et froide ordonnance. Qu’importe la difficulté vaincue, si l’effet est déplaisant et engoncé ! À voir ces filets on dirait d’une veste d’officier supérieur, où les galons innombrables se poursuivent dans leurs méandres ; l’usage n’en est point gai.

Autre chose encore.


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Reliure et dorure par J. David.


De même que toutes les viandes ne s’accommodent point à la même sauce, de même les livres ne doivent point avoir un uniforme pareil, et sembler de petits pioupious rouges et bleus alignés en front de bandière sur les rayons d’une bibliothèque. Plus ils seront dissemblables entre eux, mieux ils auront une physionomie propre, un état personnel, plus ils se feront reconnaître. Chez les amateurs très riches, où les volumes s’entassent par milliers, la mode s’est implantée de vêtir les œuvres d’une même classe de couleurs appropriées. Ambroise Didot recommandait ce système de livrée en s’inspirant des Grecs ; le rouge à la guerre, le bleu à la marine, le rose aux galanteries, et ainsi de suite en passant par toutes les teintes du spectre solaire. Au fond cette recherche, excusable pour les dépôts publics, n’a guère sa raison dans le cabinet d’un bibliophile. Les oppositions s’obtiendront aussi bien par la variété de costume, le petit détail des broderies, les multiples écritures de l’ornement, que par les teintures du maroquin. Il se peut présenter d’ailleurs cette difficulté qu’une nuance s’arrange mal d’un emblème utile ; les ors disparaissent et s’affadissent sur les tons pâles. L’amateur inspiré n’aime guère qu’une loi inviolable le contraigne en pareil cas ; il va où son envie le pousse, et n’a souci des bariolages officiels renouvelés des Grecs.



En vraie coquette, la reliure progressiste ne se contente plus d’être jolie dans ses dehors, elle soigne ses dessous avec une recherche passionnée ; dès longtemps elle a fait bon marché des papiers vilains et malpropres dont on doublait ses élégances. Elle met à ordonner la toilette de ses revers une semblable prodigalité qu’à se combiner des extérieurs riches ; elle tient au froufrou des soieries, à la fringance des brocards flamands ; elle se procure les échantillons rares de nos tissus anciens et s’en pare volontiers. C’est tout un travail nouveau, une chasse incessante pour l’amateur, de fouiller les bric-à-brac où dorment ces choses, de dénicher les tabis passés de ton, harmonieux, « suggestifs », suivant l’expression à la mode. Et vaille que vaille, au hasard des rencontres heureuses, toutes ces galanteries trouvent leur emploi, dans la plus singulière confusion d’époques ; Le Gascon fourré de Pompadour, Grollier doublé de failles Leczinski, emblèmes modernes affublés de satinettes Polignac. Au rebours de la logique et du bon sens, tel bouquin malotru, orthodoxe et sévère d’aspect, s’ouvre tout à coup sur un parterre de fleurettes gaies, pimpantes, comme une mondaine cachant sous un domino sombre une merveilleuse parure de bal.

D’autres, qui se contentent d’un jansénisme cénobitique dans ce qui se voit, emprisonnent au dedans, ainsi qu’en une boîte, toutes les surprises des mosaïques, les dentelles d’or, les emblèmes finement rechampis de polychromies. Tels enfin, plus audacieux encore, plus inventifs, inscrivent au revers du plat, sur la partie jadis dédaignée, à peine regardée, les esquisses précieuses, les décorations japonaises traitées en aquarelle, une vignette empruntée au texte du volume. En moins de dix ans, la passion des doublures s’est fait la part prépondérante ; on abandonnerait peut-être la reliure en elle-même, en la réduisant à son expression concrète, que ses revers n’en perdraient ni un luxe ni une folie.

Le meilleur en ceci, c’est de nous distinguer absolument de nos devanciers, de nous faire une place séparée dans la succession des faits intéressant l’art du relieur. Si admirablement pastichée que puisse être une pièce copiée sur les primitifs, elle ne saura tromper personne une fois doublée précieusement. Grollier ignorait ces perfections intimes, toute sa coquetterie se dépensait au grand jour, et le moindre papier vergé lui paraissait suffisant à former le verso d’une belle œuvre. Encore que ses immédiats successeurs eussent tenté parfois de vêtir pareillement les deux faces d’un volet, ils se gardaient d’intrusions, et prohibaient l’étoffe pour son peu de résistance. Ils cherchaient le durable ; nous voulons l’afféterie et le féminisme, sans plus de souci de la postérité.

Oublions pour l’instant le retour aux doublures solides que pratiquaient jadis les Ève ou Le Gascon, lesquelles devront suivre chez nous la fantaisie de leur chef de file, reprendre en les commentant les motifs de l’extérieur (avec peut-être un sentiment de finesse plus grande, de délicatesse aussi, étant donnée la sécurité dont elles jouissent). Mais si nous faisons état de l’engouement tard venu pour le chiffon, nous ne le saurions admettre indiscipliné,

capricieux,
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Composition et dorure par J. David.

traitant en enfant gâté les questions

graves. Oh ! questions graves qui ne changeront rien au monde, et n’empêcheront pas le soleil de luire ; qui ne porteront pas le trouble dans les familles, et ne causeront point de batailles. Questions de la plus tranquille, de la plus insignifiante portée, mais qui agitent tout un monde innocent et ergoteur, je vous l’assure, dont je suis.

Au point de vue de notre enquête pratique, la soierie des doublures est un peu comme celle des habillements, elle pèche par la durée. Le moindre pli y taille une déchirure, un soupçon d’humidité gâte ses teintures et y creuse des sillons pâles du plus déplorable effet. Il convient donc de ne l’admettre qu’à bon escient et après enquête. Aussi bien les lambeaux de ces parures ne sont-ils point colliers à toutes bêtes, et ne se peuvent-ils employer sans critique en tout état de cause. Si nous n’admettons plus, dans la reliure de nos volumes contemporains, les rééditions intempestives, les fers de Dusseuil ou de Padeloup, si nous nous ingénions à faire de nous besogne du dix-neuvième siècle authentique, personnelle et bien originale, il s’ensuit naturellement que nous n’irons point adapter aux œuvres intérieures les anachronismes chassés des besognes extérieures. Il serait incohérent de marier à un emblème d’aujourd’hui les fragments de cotte de la feue comtesse du Barry. C’est pourtant ce que les plus hardis novateurs ne discutent guère ; pas plus qu’ils ne prohibent d’un roman de Zola, des bonshommes japonais tombés là comme des habitants de la lune. La caractéristique des révolutions est de bousculer un vieil abus pour en loger un tout neuf à sa place.

Soyons un peu pédants dans l’occurrence, nos livres s’en porteront mieux. Ayons sous la main un fort assortiment de ces tissus admirables, inventés pour la joie des yeux, guettons-les partout, dénichons-les aux plus méchants endroits. Mais il y faudra chercher quelque ordre et ne pas les vouloir confondre de parti pris. Le jour où les Fermiers-généraux s’offriraient à nous, mal lotis, un peu débraillés, costumés par un Bozerian de rencontre, si nous méditions de les vêtir plus honorablement, nous aurions l’étoffe toute prête. Au revers d’un joli Derôme dentelé, très dameret et poudré, nous pourrions coudre une faille bien datée, jaune ou rose, damassée ou fleuretée, non plus Pompadour déjà, mais pas encore Trianon. Et la joie, si la fortune des rencontres nous offrait quelqu’un de ces rubans larges et soyeux où les vieux fabricants imprimaient les vignettes d’Eisen ! Ce que j’ai vu de plus parfait dans le genre était un malingre bouquin relatant les amours du P. Girard et de la Cadière. En dehors, un lourd et banal manteau janséniste vous laissait croire à une simplicité renfrognée. Mais le plat tourné, quel émerveillement ! Décorant le verso et formant garde, deux feuilles de satin rose, et sur ce satin les portraits satiriques des deux complices, enguirlandés de pensées, séparés par des cœurs brûlants, et des carquois, et des flèches, et des amours. Le tout bien de son époque, absolument irréprochable. Au prix de quelles bassesses, de quels trocs honteux, le galant possesseur s’était pu fournir de pareille doublure ! Tout était calculé dans ce morceau impeccable, la tartuferie du maroquin sombre, trompeur, image du héros principal ; et le voile levé, le cœur ouvert, l’ais retourné, un paradou du dix-huitième siècle, le péché accoutré de façon mignarde, toute la préface du livre écrite sur un tissu léger par un contemporain de l’histoire.

Les réserves de durée probable une fois écartées, il est juste de reconnaître à la soie une supérieure puissance de meubler l’antichambre d’un livre fringant d’allure. Mais à quoi bon imposer aux publications récentes, absolument neuves, vierges de maculatures, les tons défraîchis et vieillots de choses d’autrefois ? Tout aussi bien que jadis, les fabricants fournissent à nos décadences les soies, ou les moires délicieuses, provocantes ou timides, ombrées de tous les tons dégradés du prisme, irisées comme des arcs-en-ciel. Au regard des productions anciennes, elles gagnent en éclat, en fraîcheur et en nouveauté. La recherche des couleurs effacées se localise pour l’instant chez les tapissiers pour mobiliers de province, c’est dire que la folie en passe ; le livre moderne est bien près de la proscrire. En lieu de ces vieilleries, nous possédons de suaves dérivés des couleurs fondamentales, des compléments merveilleux aux nuances des maroquins ; bleus lavés, bleus geai, violets iris, verts acacia, vert dauphin, vert russe, et toute la gamme des tons neutres, nickel, pain brûlé, figue, furet, aubergine, que sais-je encore ? Dans la poursuite du document absolument daté, sans une note discordante, sevré d’anachronismes, ce sont ces gaietés actuelles que nous recommanderons aux amoureux du livre contemporain. L’étoffe ancienne s’en ira aux ouvrages de son temps ; mais là encore elle marquera une fantaisie moderne, car les curieux d’autrefois n’usaient que de tabis ou de moires spéciales.

Pour ce qui est de la doublure peinte, lavée d’aquarelle ou de sépia, elle est aussi une innovation récente. À ce compte elle doit être réservée aux productions du jour, et ne s’aller pas égarer sur des antiquailles. Son grand mérite c’est de jeter une tache claire et vibrante à l’introït, et d’être mieux que tout une préface naïve ou solennelle à un volume. À présent que les dessins originaux du vignettiste s’emprisonnent couramment dans les feuillets, et que même pour les curieux d’objets uniques, on ajoute quelque motif particulier de décoration sur le faux titre, la doublure peinte arrive très à point pour compléter la toilette générale d’une œuvre ainsi caressée. Néanmoins, ici comme en toute chose, il y a un écueil, un gros Charybde à tourner, si l’on ne veut virer en plein ridicule. Que si par hasard vous imaginiez de cueillir en Chine une fleur inconnue, d’emprunter au Japon un oiseau bizarre pour annoncer gaiement la Sylvie de Gérard de Nerval, vous écririez en arabe un conte d’Andersen. Cette rupture d’équilibre entre le contenant et le contenu est le pire contresens de nos reliures ; elle n’existe réellement que là, elle s’y étale dans une suprême inconscience. En vérité, est-il donc plus compliqué de faire autrement ? Quand Rœderer ou la veuve Clicquot exposent leurs produits, ils se gardent de figurer sur leurs étiquettes le houblon allemand, ou le raisin de Corinthe ; la bouteille dit simplement : « Je contiens du champagne, » et non : « Je renferme du pale ale. » On a beau assurer que les artistes d’Orient excellent à écrire un mot joyeux, et que les nôtres ne leur vont pas à la cheville sur ce fait, on exagère singulièrement. À tout prendre, les nôtres ont l’avantage de périphraser dans le même langage que celui du texte ; ils ont loisir d’inventer une vignette cadrant avec le reste, et quand tous les Japonais, les Persans, les Chinois auront dit leur dernier mot chez nous, que nous les proscrirons comme des ponts-neufs assourdissants et pénibles, l’œuvre des nôtres restera à titre de curiosité documentaire, de chronique vécue, et nos livres porteront un millésime certain.

On n’aura pas la crainte non plus de ne pouvoir varier assez les motifs, puisqu’ils changeront à chaque volume, comme les emblèmes des plats. Une décoration qui puise ses éléments dans l’objet même qu’elle revêt a des ressources infinies, illimitées même, on peut dire. Les compartiments de jadis évoluaient sur un thème restreint, fatalement retrouvé et repris d’instant à autre ; rien de pareil si nous demandons au sujet une inspiration et une idée. Cette méthode comportera les modulations les plus inattendues, la nature morte, le trophée, le portrait, la fleur, le paysage, le petit sujet, la figurine allégorique, donnant la réplique aux ornements extérieurs et les complétant à bon escient. Un chef-d’œuvre en ce genre était la Grandeur et servitude militaires d’Alfred de Vigny, illustré par Le Blant, où quelque amateur soigneux avait installé sur les doublures tout un musée d’armes en faisceaux, shakos authentiques, sabres, selles, fourniments dessinés par un spécialiste. Exemple à suivre pour son originalité, et disons-le, son utilité peut-être, bon à imiter même dans les recherches plus futiles des mœurs ou des costumes. Nous savons aujourd’hui ce que valent les œuvres similaires de nos devanciers ; en les joignant à un livre, nous leur assurons la durée, et nous faisons, par le temps qui court, le meilleur placement d’un bon père.

Il va de soi pourtant que ni la doublure de soie ni la doublure peinte ne congruent au livre sérieux, académique, imposant ; il serait enfantin d’imposer ces coquetteries mièvres au Boileau de la maison Hachette, et malséant de faire précéder par de telles futilités les avant-propos scientifiques des ouvrages d’érudition. Il reste à ces derniers la doublure maroquinée, pareille à la couverture extérieure, et qu’on peut à volonté monter ou descendre de ton, faire très simple ou très dorée. Une classe éclairée de collectionneurs n’admet d’ailleurs que celle-ci, même pour les œuvres légères. Elle a l’avantage de la solidité, elle est fort seyante, et s’arrange au mieux d’un emblème. Elle n’est ni discordante, ni trop évaporée, ni pédante non plus, et si podagre qu’on puisse paraître à la prôner sans réserves, on a bonne grâce à la réputer supérieure aux autres.

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Compositions et dorures par divers.

Restent les papiers dédaignés, conspués à cette heure, en haine de ces feuilles marbrées dont on habillait jadis bonnes ou médiocres histoires ; l’homme qui se respecte tomberait en malaise devant la garde en papier peigne d’un livre précieux. On relègue cette misère aux cartonniers, aux registres de factures, à la demi-reliure dite d’amateur, par ironie socratique. Sans doute le papier a fourni sa course, et ne reprendra pas de sitôt ; pour les travaux immédiatement contemporains, il est impossible à cause des manipulations chimiques auxquelles on le soumet. Mais s’il s’agit de vêtir à sa mode particulière un rare bouquin du dernier siècle, on aura à mettre le papier en concurrence avec les soieries dont nous parlions. Il faut savoir profiter d’une pratique barbare. Certains marchands arrachent les gardes aux vieux livres, non pas seulement les gardes courantes, hideusement marbrées, dont on faisait si grand cas autrefois, mais de singulières épaves venues d’Orient encore, pâtes bleutées semées de paillettes d’or, demi-cartons de Perse aux jolies nuances pourprées, chiffons de Chine teintés de crème, indéchirables et souples comme des batistes. Accollés aux dentelles du dix-huitième siècle, donnant la réplique aux maroquins rouges et chauds, ils ne font point si méchante figure. La seule tentation à éviter, c’est leur alliance avec nos modernités, contresens pitoyable et malsonnant, dont les plus habiles font souvent bon marché, par griserie de la note inédite.