De la reliure, Exemples à imiter ou à rejeter
E. Rouveyre (p. 83-101).


IDÉES SUR LE CHOIX


D’UNE RELIURE


En exagérant l’importance des reliures, on a donné en ceci, ainsi qu’en tant d’autres sujets, le pas à l’effet sur la cause. Qu’est devenu le livre au milieu de cette confusion des classes ? Il apparaît un peu aujourd’hui comme ces rois mérovingiens, souverains maîtres dans le principe, et peu à peu supplantés par leurs maires du palais. Ainsi mise sur le pavois, la reliure est le Pépin d’Héristal des belles écritures, il est temps de la ramener au sentiment réel des convenances ; elle n’y perdra point tant qu’on le pourrait croire.

Une chose frappe dès l’abord, quand on s’inquiète de ces choses, c’est le manque absolu d’équilibre entre l’ouvrage moderne et son habit. Le livre participe au méli-mélo somptuaire de la société contemporaine ; si délicieusement costumée que se montre aux courses ou à l’Opéra une personne jolie et pimpante, il y a toujours lieu de l’entendre parler avant de formuler sur elle une opinion définitive. Chez nos collectionneurs d’à présent, courant un steeple-chase à qui prendra le pas sur ses concurrents, la superbe apparence extérieure d’un volume ne s’estime qu’au prorata de l’œuvre intérieure. Avec ses émaux, ses bronzes japonais, ses incrustations mirifiques, la reliure peut n’être que la dépense d’une bourgeoise riche, sans orthographe ; l’âne chargé de reliques n’a-t-il point été affabulé en l’honneur de nos bibliophiles ?

Il va de soi que toutes les productions littéraires d’à présent n’ont point la même valeur ; les unes, admirables en chacun de leurs termes, soignées, impeccables de fond et de forme, prêtent à toutes les folies prodigues de leurs amoureux. D’autres, encore très enviables,

pèchent cependant par quelque endroit et ont
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Composition et dorure par Petit.

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Composition et dorure par P Ruban.

intérêt à se vêtir modestement. Ce sont des

demoiselles avec faute dont parlent les petites annonces. Certaines vont jusqu’à la tare, à la tare odieuse, qui se traduit, en œuvre d’édition, par un papier médiocre, des vignettes niaises, une impression mal venue, un texte insignifiant. Rêver de tailler aux unes et aux autres une robe de pareille élégance est une folie particulière dont peu de gens se savent garder à présent. Pour le plus grand nombre des convaincus, l’habit fait le moine, au rebours de ce que dit la sagesse des nations. Un volume, même ordinaire en soi, est sûr d’obtenir le mot de passe, le dignus intrare magique, s’il a l’apparence comme il faut ; les gens en blouse seuls ne pénètrent pas ; nous voici donc revenus au bon temps des financiers du Système, quand l’usage était de meubler son cabinet de faux dos de volumes. L’élégance d’abord, le chic, et pour le reste, tant pis !

À considérer plus naïvement la question, la reliure n’est qu’une résultante, un dérivé ; les plus spécieux raisonnements n’y sauraient contredire. Le cadre d’un Raphaël, même chef-d’œuvre en son genre, ne saurait faire oublier la toile ou le panneau qu’il entoure. Notre inconséquence c’est de copier ce cadre magnifique, de le dorer, de l’incruster d’argent ou de pierres précieuses, et d’y loger le chef-d’œuvre de maître Gallimard.

La bibliothèque d’un amoureux des livres n’est pas un salon aristocratique, où l’on n’est reçu que sur brevet de gentilhommerie. L’homme qui lit ses livres les accepte de tous endroits un peu. Il a tout aussi bien le simple que le précieux, son cabinet est une république avec adjonction des capacités aux illustrations patriciennes. Mais il a le tact suprême des nuances ; il sait que tel, accoutré en marquis poudré ferait triste figure, que tel autre, affublé d’un bourgeron serait ridicule. Son art consistera donc à rendre à chacun les honneurs qui lui sont dus, sans intervertir les rôles, et surtout sans donner le même rang ni la pareille allure aux uns et aux autres.

Devant que d’envoyer au relieur les amis nouveaux recueillis de droite et de gauche, le collectionneur leur fait subir un long interrogatoire. Il réserve aux fantaisies luxueuses ceux qui d’avance se sont munis de coquetteries, les gentilles personnes finement vignettées, égrenant sur le chine ou le japon un roman d’amour, l’aimable invention d’un prosateur ou d’un poète classé. Il soupçonne qu’à ces images un peu pâles il faudra le manteau clair et lumineux d’une reliure aux teintes bleutées, l’emblème discret d’une fleur ou d’un oiseau, à peine de ces entrelacs maussades qui alourdissent. À la doublure une soie peut-être, semée de fleurettes, ou sur une peau de vélin crème quelque aquarelle très douce de ton, apaisée, gardant ses distances.

Aux livres sérieux, puritains, mais encore réputés hors de pair dans la lignée des chefs-d’œuvre, les Maîtres de la Renaissance, de Plon, la Renaissance en France, de Quantin, l’amateur destinera les sombres maroquins du vieux temps, avec un peu d’érudition peut-être, une réminiscence des Grollier, un soupçon de Tory, mais dans la note moderne et contemporaine, la marque de nous autres : compartiments ou mosaïques, fers azurés ou fleurons. Il voudra de ces travaux de premier ordre, moins excellents par l’aspect que par la définitive perfection du détail, facilement ouverts, comparables à ceux d’autrefois, susceptibles de vivre des siècles. Sur les doublures, une réplique amoindrie du plat extérieur, une dentelle en bordure, et la plus tranquille décoration médiane. Ni polychromies toutefois, ni appliques étrangères, non plus qu’une aquarelle originale sur le faux titre, le sujet ne le comporte pas.

Et puis il y a les œuvres avec tare dont nous parlions, de gracieuses choses cependant et qui faiblissent sur un point ; sur peu, sur très peu souvent, un je ne sais quoi venu de l’impression première, une teinte maladroite du papier, des fleurons tirés en couleur dans une ornementation noire, les figures trop foncées pour le texte. Tout ce qui peut faire d’un livre soigné, poli sur l’ongle, une besogne manquée, et comme on dit, mal d’aplomb. J’allais en nommer une, et non des moindres, de ces années dernières, mais il ne faut blesser personne, car ceux-là seuls qui travaillent peuvent se tromper. C’est affaire au bon sens de se garder en pareil cas, et de ne donner point un manteau de cour au bossu Lagardère. Les perfections de l’habit trahiraient cruellement les mécomptes intérieurs ; et toutes les fanfreluches accentueraient, amplifieraient, mettraient bien en vedette ce qu’une toilette moyenne et timide cachera à demi. Les gens du peuple ont une pittoresque manière de définir les laiderons bien vêtus, habillés en renard, disent-ils, parce que la peau vaut mieux que la bête ! Le plus grave écueil du relieur est d’habiller un livre en renard.

Quant aux productions courantes, aux romans anciens ou modernes, même tirés sur papier de Hollande ou du Japon, n’est-ce point une étrange exagération que de les enchâsser de besognes rares, de méditer à leur intention les emblèmes, les fers dentelés, les doublures jolies ? Une telle dépense d’imagination pour un texte malingre, imprimé en têtes de clous, butor et sauvage ! N’allez-vous pas traiter en prince ce chiffon gras, roulé sur les machines rotatives, reproduit par milliers, quand un veston propre lui siérait si bien ? Je sais que vos fantaisies intercaleront parmi les feuillets des dessins originaux commandés par vous, que vous tenterez une légitimation de cette œuvre bâtarde, que pour bien peu vous la rendrez supérieure à ses compagnes. Mais, en dépit de votre bonne volonté, la tache originelle persistera. La typographie roturière offusquera les luxes rapportés, et quand sur le tout le maroquin brodé s’en viendra brocher par d’autres coquetteries encore, l’effet produit sera celui d’un reposoir d’apparence superbe, dont l’armature est formée de planches brutes et mal jointes.

La qualité maîtresse de l’amateur de reliures est la temporisation. Les plus avisés ont pour patron Fabius Cunctator, le roi des traînards, dont l’histoire nous décrit la physionomie. Un livre baptisé trop tôt, sans le stage nécessaire aux catéchumènes, est un livre condamné aux maculatures, aux décharges ; les vignettes, pressées par le battage des ouvriers, inscrivent des contre-épreuves sur le papier serpente qui les protège. Et puis, l’inspiration du maître ne se commande pas, il peut tenir à se recueillir un peu, devant que de prendre un parti définitif. Étudier le moral du nouveau promu, suivre ses progrès dans le monde, est encore une manière sûre de ne pas s’égarer dans, le choix d’une décoration définitive. L’opinion se forme lentement des œuvres, elle participe des remarques, des critiques ou des engouements. Combien d’ouvrages,

salués à leur naissance des épithètes les
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Composition et dorure par Ch. Meunier.

plus flatteuses, ont un défaut de la cuirasse dont

on ne surprend les faiblesses qu’à la longue ! D’un autre côté, l’installation provisoire d’un livre en observation, dans la bibliothèque d’un curieux très à cheval sur l’aspect général de son trésor, peut nuire à l’ensemble.

Des artistes ont tourné la difficulté en imaginant des cartonnages dont l’adaptation facile conserve aux brochures leur fraîcheur première, tout en leur donnantau dehors l’allure de personnes bien vêtues. Cette chrysalide d’attente n’a qu’un tort, celui de rester parfois définitive : le provisoire est chez nous ce qui dure le plus longtemps. Mais, en tout état de cause, elle sauvegarde l’honneur du candidat, elle l’aguerrit et le façonne. Plus tard, il pourra, sans secousses ni malaises, s’enfermer dans le corset plus résistant qu’on lui voudra donner ; entre temps il n’aura point rompu l’équilibre dans la rangée, à la façon des bizets de nos anciennes gardes nationales.

Pour faire fin, comme disait Brantôme, et nous arrêter une bonne fois en de si palpitantes questions, nous voudrions formuler un résumé précis des remarques précédentes. Qu’on nous pardonne cette intention dogmatique, un peu déplacée en l’espèce, mais la confusion anticritique des procédés nous y pousse singulièrement.



D’une manière générale, la reliure doit s’inspirer du livre et non s’imposer à lui.

Elle se règle sur les qualités intrinsèques de l’ouvrage, tour à tour sévère, légère ou simple, suivant que le texte lui en prescrit l’ordre, ou lui en abandonne la facilité.

Elle ne peut, quoi qu’il arrive, s’affubler d’ornements opposés par nature à sa destination spéciale. Elle est une garde plus ou moins riche, mais jamais un joyau par elle-même.

Sur le fait de travaux purement contemporains, elle ne doit pas copier les besognes antérieures, à peine de perdre toute originalité et de ne compter plus.

Le véritable amateur impose ses idées au relieur et ne consent pas à acheter de lui une confection banale.

Toute reliure est condamnable : 1° si elle sacrifie l’ouvrage à ses fantaisies et à ses caprices ; 2° si elle n’est pas de durée, par l’emploi de matières factices ou impropres à son service de garde ; 3° si sa décoration n’est pas graphiquement homogène, et que l’échelle d’un ornement ne soit pas la même pour tous les autres ; 4° si elle n’est pas construite et poussée à la main, mais frappée au balancier.

Elle est critiquable : 1° si elle n’a pas, une fois fermée, la courbe en pince d’écrevisse qui abrite l’œuvre intérieure ; 2° si, faute de bonne couture, elle s’ouvre mal à toute réquisition ; 3° si, par défaut de séchage, elle « godde » et tend à se recroqueviller.

Elle devient un simple non-sens : si elle se cherche des modes inédits, tels que ces fantaisies dites les frères siamois, où deux ouvrages sont accolés sur un plat intermédiaire commun, à la façon d’un dos-à-dos ; si elle s’ouvre en tabatière ; si elle s’affuble d’ombilics sans raison d’être dans nos bibliothèques modernes.

Ceci dit, l’amateur ne devra se laisser surprendre par aucune idée toute faite ; les modes banalisent, lorsqu’on les suit à la lettre. En ce sens, la reliure à l’emblème peut avoir ses inconvénients, et ne plaît guère qu’aux bibliophiles élégants. Ceux qui lisent n’ont souci de tant de coquetteries ; qu’ils n’aient point honte de leurs livres jansénistes, ce sont ceux qui demeurent.

« Que de choses dans un paroissien ! » s’écriait Prosper Mérimée, et Dieu me pardonne ! moi qui viens de les écrire, j’en suis aussi étonné que lui.


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Compositions et dorures par Ch. Meunier.